Chapitre IV. L’enfermement

Cette immobilité, maladie qui hante les écrivains de l’aventure aussi bien que les aventuriers, est le plus souvent subie : quand on vous enclôt, vous ne pouvez plus bouger. L’enfermement, voilà ce qui va le plus contrecarrer l’avancée.

Il peut être lié aux lieux : c’est la jungle, le bateau, on l’a vu. C’est aussi, souvent, la ville 611 – cette Londres de L’agent secret, crépusculaire, enserrée dans un brouillard poisseux et stérilisant. Ou ce New-York de Céline, « abominable système de contraintes, en briques, en couloirs, en verrous, en guichets, une torture architecturale gigantesque, inexpiable ». Ou encore la maison : « Dans les maisons, rien de bon. Dès qu’une porte se referme sur un homme, il commence à sentir tout de suite et tout ce qu’il emporte sent aussi. Il se démode sur place, corps et âme. Il pourrit. S’ils puent, les hommes, c’est bien fait pour nous. Fallait qu’on s’en occupe ! Fallait les sortir, les expulser, les exposer. Tous les trucs qui puent sont dans la chambre et à se pomponner et puent quand même 612  ». Décidément, un peu partout on étouffe, asphyxié par ses propres miasmes.

Tel est bien le problème essentiel. Car le pire de tous, celui auquel on ne saurait échapper, c’est l’enfermement en soi-même, dans cette espèce de sac de chair contenue par une peau flasque où tout dépérit, tout pourrit. Être incarcéré dans les limites de son propre corps, voilà la malédiction humaine. Dans ses Souvenirs Personnels, Conrad cite Anatole France : « Nous ne pouvons parler que de nous-mêmes », parce que « nous sommes enfermés dans notre propre personne comme dans une prison perpétuelle 613  ». Dino, le héros d’Alberto Moravia, ne dit pas autre chose : « Surtout je souffrais d’une espèce de paralysie de toutes mes facultés : muet, apathique et renfermé, il me semblait être muré en moi-même comme dans une prison hermétique et étouffante ». A cuire ainsi dans son propre jus, on risque la mort, on « s’empoisonne, cloisonné entre son jus acide et sa chemise en cellular 614  ».

Cette obturation du moi, voilà ce qui empêche tout événement d’être dit, tout événement de surgir, de surprendre la personne – de la faire vivre.

Du coup l’aventure se définit comme ce qui permet d’échapper à cet incommensurable ennui de l’enfermement en soi-même. Fort logiquement, on part à la quête d’un ailleurs, pourvu qu’il soit le plus éloigné possible. C’est dans ces contrées où « l’impossible recule devant l’énergie indomptable de l’homme 615  » qu’on a le plus de chance d’échapper à « l’éternel zéro 616  » du moi (occidental, bien sûr 617 …)….

Rassurons-nous donc, ces quelques moments de lucidité où le héros peut avoir conscience que, où qu’il aille, il ne crèvera jamais la bulle de son individu, – ces rares instants sont fugaces, simples pauses, signes de ponctuation comme autant d’occasions de rebondir, comme autant de prétextes à nouveaux rebondissements dans le récit. Et si ces péripéties tardent quelque peu, reste toujours la "solution" de l’imaginaire pour "quitter" l’enveloppe corporelle 618 .

En 1876, Stevenson écrit un article sur « le sens de la marche 619  », qui file la métaphore : grâce à l’imagination qui ouvre les portes, à la façon de la marche la vie est une aventure. Et comme celle-ci est la forme de la fiction 620 , elle doit devenir la forme même de la vie. Stevenson conclut ainsi : « Que cela ait été sage ou stupide, le trajet du lendemain vous emmènera, corps et âme, vers quelque hameau de l’infini ». En avant donc, la cohorte des aventuriers,

‘« nous qui avançons sans relâche à la poursuite de nos chimères et ne nous octroyons qu’à contrecœur, en pionniers infatigables et aventureux, le temps du repos.[…] Ô pieds inlassables, qui voyagez sans savoir où vous allez.[…] Vous ne connaissez guère votre félicité ; car voyager avec l’espérance au cœur est plus précieux que d’arriver, et la réussite authentique réside dans la peine qu’on se donne 621  »’

Poursuivons nos rêves, suivons ce « démon de l’absolu » qui toujours nous enjoint d’avancer ! Et peu importe la destination, et peu importe le pourquoi 622

« Hameau de l’infini », « démon de l’absolu »… On voit bien qu’à travers cette remise en cause de l’étroitesse du moi ce sont les limites mêmes du réel qui sont en cause. Et c’est le désœuvrement qui empêche la saisie de ce qui constitue le "vrai" réel, celui de grand large : « Mon oisiveté de passager, mon isolement parmi tous ces hommes avec qui je n’avais aucun point de contact, la mer huileuse et languide, l’uniformité sombre de la côte, semblaient me tenir à distance de la vérité des choses, dans les rets d’une illusion lugubre et absurde 623  ».

Or c’est précisément à décrire cette illusion que toute l’œuvre de Moravia est consacrée – et singulièrement L’ennui. Ce titre même la désigne, d’une façon générique : « l’ennui est au fond le manque de rapports avec les choses », qui vous transforme en « une sorte de débris informe, d’être mutilé 624  ». Et Dino de préciser : « L’ennui pour moi est véritablement une sorte d’insuffisance, de disproportion ou d’absence de la réalité.[…] Mon ennui pourrait être défini une maladie des objets consistant en une flétrissure ou une perte de vitalité presque subites ». Les écrivains de l’aventure imputeraient, on s’en doute, cette non-coïncidence fatale avec le réel, cette incapacité à l’appréhender, au désœuvrement du personnage de Moravia, à son désengagement. Pourtant on ne peut pas lui reprocher de ne pas tout tenter. Plus dynamique même que le Meursault de Camus, dont le détachement paraît bien sans faille et sans remède 625 , Dino n’a de cesse de provoquer un événement qui le désenglue enfin de lui-même. Son père, atteint de « dromomanie », de la « manie du mouvement », avait, croit-il, ainsi résolu le problème 626 . Mais pour Dino, qui se risque aussi aux voyages, la solution "aventurière" ne fonctionne pas.

Il s’essaie alors à la rencontre des femmes, à la violence de la possession. Mais rien à faire, les gens, les choses restent inaccessibles, « je suis ici et eux sont là ». La situation qu’il a provoquée se retourne même contre lui, étalant son aspect illusoire, dérisoire :« En somme, je la possédais d’autant moins que je la prenais plus souvent parce que, en la prenant, je gaspillais l’énergie dont j’aurais eu besoin pour la posséder véritablement, d’une manière que pourtant je ne parvenais pas à m’imaginer, pour le moment du moins 627  ». Rien ne marche pour le héros de Moravia.

Pour ceux de Céline non plus. Et pourtant Dieu sait qu’ils en rêvent, comme leur créateur, de cette glorieuse aventure à la Stevenson, à la London, qui amplifie la vie, lui donne enfin ses vraies dimensions. Eux aussi sont atteints de cette « bougeotte maniaque » dont parle Jean-Pierre Richard. Aller ailleurs, toujours, « anywhere out of the world », au bout de la nuit, pour fuir « une durée trop immobilement vécue 628  ». Mais dans cette fuite, "je" m’accompagne toujours, et finalement « les aventures m’ennuient 629  », elles aussi…

Que faire alors ? Partir dans l’autre sens, comme "l’homme qui dort" de Perec, qui, loin de fuir l’ennui, le pénètre jusque dans ses derniers retranchements, le travaillant, le cultivant, l’entretenant, dans l’espoir d’atteindre à une sorte de nirvana, à ce complet dessaisissement du monde que le héros toujours vaincu de Moravia s’acharne au contraire à repousser ? Mais celui de Perec lui aussi échoue : « Non. Tu n’es plus le maître anonyme du monde, celui sur qui l’histoire n’avait pas de prise[…]. Tu n’es plus l’inaccessible, le limpide, le transparent. Tu as peur, tu attends 630  ». Cette tentative d’absence, complète, d’un total détachement à l’égard du moindre événement n’était-elle pas elle aussi prométhéenne ? Car ce moment final du livre de Perec, où se marque le retour des émotions et des sensations, pourtant vécu comme un échec par "l’homme qui dort", constitue en fait l’événement principal, l’acmé, du roman.

Faudrait-il donc définitivement comprendre que le réel n’existe que lorsqu’il se passe quelque chose, lorsqu’il y a quelque chose à étreindre ? On voit que même des héros qui "s’ennuient" pourraient nous le laisser croire… jusqu’à Oblomov, le grand ancêtre, qui, fuyant sans cesse le réel, les « événements qui troublent sa vie », se réfugie dans l’imaginaire, ce qui lui permet de réduire ces événements à « des dimensions microscopiques 631  ». Mais décidément rien n’est simple, et les valeurs se mélangent, ou s’inversent : L’événement ici, c’est le réel, et l’imaginaire le repos…

Cela clarifierait-il les choses de rapprocher le roman d’aventures de l’histoire de type événementiel, en concluant que tous deux se veulent les plus proches possibles du réel, donc les plus "réalistes" ? Ce primat radical accordé par l’un et par l’autre aux événements traduirait la meilleure proximité au réel défini comme l’espace où ceux-ci se déploieraient. Alors ? Le roman d’aventures, aussi réaliste que l’histoire événementielle – selon ce que cette dernière revendique ?

Mais non, ce n’est encore pas la bonne équation pour nos aventuriers – et leurs scribes. Voici comment Conrad définit le roman : « qu’est-ce qu’un roman, sinon une croyance en l’existence de nos semblables, assez forte pour prendre la forme d’une vie imaginaire plus claire que la réalité et dont la vraisemblance accumulée dans des épisodes choisis humilie l’orgueil de l’histoire fondée sur des documents 632  ». Diable ! Le réel, ce n’est donc pas l’événementiel ? Non, c’en est même le contraire…

Et en effet on nous répète (jusqu’à la nausée…) qu’il faut, à tout prix, fuir la réalité – autre nom cette fois de la monotonie répétitive, de la routine. Le roman d’aventures est une littérature d’évasion du réel, et ce n’est pas seulement vrai du point de vue du lecteur. Même si son pessimisme viscéral lui fait dire en définitive que symboles et rêves, eux aussi, seront traqués par la dictature de la loi et de l’ordre, sclérosante, paralysante, Céline lui-même veut y croire : « La réalité aujourd’hui ne serait permise à personne. A nous donc les symboles et les rêves ! 633  »

Les écrivains de l’aventure ne cessent de se prévaloir d’un tel irréalisme 634 – toujours au nom de la même injonction : échapper à tout prix à l’ennui, du lecteur comme du héros. Puisque le temps vécu est par trop lent, inactif, créons de toutes pièces un temps qui va vite, un temps accéléré, un temps en mouvement. L’aventurier, figure centrale de ce temps, ne fuit pas les événements et le danger (au contraire, bien sûr), il fuit l’immobilité, la prison du quotidien. Le tragique infiniment lent des fictions naturalistes doit faire place au tragique foudroyant du roman d’aventures. Le héros devient cet "Argonaute" qui doit « hâter le cours des événements[…] en un hymne de joie aventureuse ». Loin de l’effrayer, l’imminence du danger « le stimule comme un tonique 635  ».

La monstrueuse durée de la vie, l’immense fleuve du quotidien ne sont pas seulement sclérosants, ils sont de toute façon impossibles à rendre. Inutile donc de le tenter. Les préceptes formulés par Stevenson sont on ne peut plus clairs. Contre ceux de James, il affirme le nécessaire "ancrage" dans l’irréalité de la littérature fictionnelle, qui permet de mieux se concentrer sur l’événement :

‘« Aucun art ne peut rivaliser avec la vie.[…] La littérature ne rend que très sèchement cette richesse d’événements, de contraintes morales, de vice, de vertu, d’action, d’extase et de douleur dont elle fourmille.[…] La vie est monstrueuse, infinie, illogique, abrupte et poignante ; une œuvre d’art, en comparaison, est nette, limitée, autonome, rationnelle, fluide et émasculée.[…] Le roman – qui est une œuvre d’art – existe non par ses ressemblances avec la vie, inévitables et matérielles comme une chaussure est faite de cuir, mais par son incommensurable différence avec elle, différence délibérée et significative, constitutive de la méthode et du sens de l’œuvre. » 636

C’est donc l’image frappante qui prime, qu’il faut privilégier. Et elle ne serait faite de réel que comme la chaussure l’est de cuir ? Ajoutons alors que les événements, à leur tour, sont le "cuir", le matériau dont sont faites les fictions. Ils atteignent ainsi à une sorte d’hyperréalité : le détail événementiel y est tellement mis en avant qu’il confine au fantastique, qu’il finit par s’éjecter du réel dans lequel il est néanmoins puisé. L’aventure est toujours dans l’excès 637 . Une telle "invraisemblance" hyperréaliste ne prend-elle pas un peu les couleurs de la « réalité forcée » du roman américain tel que le voit Camus 638 ? Une filiation se met peut-être en place, qu’on tâchera d’approfondir…

Dans ce monde fantastique, l’aventurier idéal est « passif », n’hésite pas à dire Mac Orlan. C’est qu’il vit l’aventure sur le mode, seul juste donc, de l’imaginaire : « Il est nécessaire d’établir comme une loi que l’aventure n’existe pas. Elle est dans l’esprit de celui qui la poursuit et, dès qu’il peut la toucher du doigt, elle s’évanouit, pour renaître bien plus loin, sous une autre forme, aux limites de l’imagination 639  ». Conrad est sur le même registre lorsqu’il affirme que « le réalisme en art n’approchera jamais de la réalité », ou lorsqu’il évoque Don Quichotte, ce « saint patron de toutes les vies gâchées ou sauvées par la grâce irrésistible de l’imagination 640  ».

Mais on se gardera de généraliser. Comme toujours, la position de l’auteur de Lord Jim est plus complexe. Si le romancier "crée du héros" 641 , il se doit aussi de poser des balises destinées à contenir les débordements de son imaginaire. Chez Conrad le réel, le "cuir" de Stevenson, cette simple matière dont devrait être faite la fiction, conserve toute sa place. Il y joue le rôle de garde-fous : « chez le romancier, la première vertu est la compréhension exacte des limites tracées par la réalité de son temps au jeu de son invention ». C’est le sens de la fameuse formule : « l’imagination, non l’invention, est la maîtresse suprême de l’art comme de la vie 642  ». Décidément, pour Conrad, la littérature n’est pas que fuite du réel, elle ne doit pas seulement « être absorbante et voluptueuse », se contentant de nous « arracher à nous-mêmes », comme le veut Stevenson 643 .

Conrad se réclamait d’une certaine sobriété. Comment alors expliquer que, même au plus fort de l’événement dramatique (le naufrage de Typhon), il multiplie métaphores et comparaisons, comme si le récit brut de l’aventure ne suffisait pas à rendre compte de la tension dramatique 644 , « comme si l’aventure n’était pas dans l’action, ou comme si elle nécessitait le truchement des images pour s’exprimer dans toute son ampleur 645  » ?

En fait, la position de Conrad est ici assez proche de celle d’Henry James 646 , qui récuse la distinction entre novel et romance : « Le roman (novel) et l’histoire romanesque (romance), le roman d’action et le roman de caractères : ces séparations me semblent avoir été faites par des critiques et des lecteurs pour leur propre commodité[…] ; mais elles présentent peu de réalité et d’intérêt pour le créateur ». De quoi, demande James, "doit" donc traiter le roman ? D’aventures ? Mais « pourquoi d’aventures plutôt que de lunettes vertes ? » Pourquoi une « fiction sans aventure » serait-elle donc chose impossible ? « Pourquoi sans aventure plutôt que sans mariage ou célibat ou accouchement ou choléra ou hydropathie ou jansénisme ? Cela me semble ramener le roman au malheureux petit rôle d’objet artificiel et ingénieux – l’amputer de son vaste et libre caractère, d’être en infinies et subtiles correspondances avec la vie 647  », ces mêmes correspondances que nie Stevenson, on le verra…

Pour Conrad comme pour James, jamais le romance (la littérature d’imagination) ne doit définitivement prendre l’ascendant sur le novel (la littérature réaliste).En affirmant même sa « piété envers toutes choses humaines », Conrad entend « rendre justice à la réalité d’un monde qui existe au-delà du moi 648  ». C’est moins l’aventure qui l’intéresse que ce qui s’y manifeste, ce qu’elle révèle : « ce ne sont pas les événements eux-mêmes sur lesquels j’insiste, mais l’effet qu’ils font sur les personnages 649  ». Voilà pourquoi, par exemple, la quête de Kurtz par Marlow est à la fois un récit de voyage, une autobiographie, une réflexion sur le colonialisme 650 – et une réflexion sur la fiction romanesque où roman d’aventures et récit réaliste s’entremêlent. Voilà pourquoi il lui arrive de multiplier les métaphores pour mieux rendre compte d’un événement qui, pour être dit, nécessite d’excéder les limites de l’univers dans lequel il se produit (métaphores terrestres pour la tempête de Typhoon, métaphores maritimes pour la ville de Londres et le meurtre de Verloc, comme on l’a vu dans L’agent secret 651 ), et de déplacer sa description dans un autre espace, ce qui permet de grossir le trait. Pour "donner à voir", il faut, en bref, que « l’appel d’un tempérament […] confère aux événements passagers leur véritable signification et crée l’atmosphère morale et émotionnelle du lieu et du moment 652  ».

Tout ceci explique la façon dont Conrad construit très généralement ses récits – y compris ses Souvenirs personnels. Il procède par d’incessants allers et retours temporels et spatiaux, par association d’idées, d’images, une analogie, même très éloignée, engendrant à chaque instant le déplacement. Sa pensée fonctionne sur ce mode de l’analogie, la métaphore est sa figure de style privilégiée. Pour Stevenson, le voyage permet de se rendre dans des lieux propices à la rencontre des événements. Pour Conrad, le voyage se fait aussi, et peut-être surtout, dans cet espace empli de correspondances qu’il convient de débusquer.

A joutons que cela prend la plupart du temps une dimension tragique. Chez l’auteur de Fortune, et peut-être pourrait-on là encore reconnaître une certaine filiation avec les naturalistes, l’événement advient presque toujours selon une fatalité irrépressible 653 . Si vous cherchez l’aventure, vous n’avez guère de chance de la rencontrer. « Nulle aventure n’advient jamais à qui la cherche », lit-on dans Le miroir de la mer. A contrario, à qui ne la cherche pas, elle échoit sans qu’on n’en puisse mais. Dans Sous les yeux de l’Occident,c’est parce que le terroriste révolutionnaire Haldin se réfugie chez Razoumov que le destin de ce dernier s’en trouve bouleversé, qu’il est ensuite poursuivi par la malédiction. Décidément, « l’événement est la forme ponctuelle et inévitable que prend la forme du destin 654  ».

Jusque dans sa manière de présenter sa vocation d’écrivain, Conrad invoque cette fatalité : une invitation à dîner chez celui qui deviendra Almayer dans la fiction, telle est la circonstance tout à fait banale, l’« événement tout à fait inexplicable » qui déclenche l’écriture du premier roman, alors même, ajoute-t-il, qu’il était dans « l’ignorance, et l’absence fatale d’une prescience capable de contrebalancer ces données impérieuses du problème 655  ».

Ce n’est donc pas vraiment "à l’aventure" que les héros de Conrad s’embarquent "pour" l’aventure. Celui qui « part à la conquête de la terre », conquête qui « n’est pas une jolie chose quand on la regarde de trop près », n’est racheté que parce qu’il part au nom d’« une idée qui la soutienne ; pas un prétexte sentimental mais une idée ; et une foi désintéressée en cette idée – quelque chose à ériger, devant quoi s’incliner, à quoi offrir un sacrifice 656  ». L’aventure, on la sollicite d’une certaine façon, mais jamais seulement pour elle-même, jamais seulement dans l’espoir d’une rencontre avec les événements. Et voici comment le destin, toujours, conduit ailleurs – ce qui fait son exotisme.

Notes
611.

« On ne peut même pas dire que c’est désordre ce quartier-là, c’est plutôt comme une prison, presque bien tenue, une prison qui n’a pas besoin de portes » (Céline, Voyage…, Op. Cit., pp. 468-469).

612.

(Pléiade V, 205). Ibid., p. 451.

613.

Op. Cit., p. 944 et note 1, p. 1442. La citation d’Anatole France est tirée de La Vie littéraire..

614.

Alberto MORAVIA, L’ennui[1960], trad. de l’italien par C. Poncet, GF Flammarion, 2003, pp. 59 et 28. Voir aussi p. 64 : « l’aspect principal de l’ennui était l’impossibilité pratique de rester en face de moi-même, seules personne au monde d’autre part, de laquelle je ne pouvais me défaire d’aucune façon ». On pourrait citer aussi Thomas Wolfe : « captifs de cette indissoluble prison de l’être, nous ne nous en évadons jamais, quels que soient les bras qui nous étreignent, la bouche qui nous embrasse, le cœur qui nous émeut. Jamais, jamais, jamais, jamais, jamais » (L’ange exilé[1929], trad. de l’anglais (américain) par J. Michelet, Livre de Poche, 1989, p. 61).

615.

Conrad, Souvenirs personnels, Op. Cit., p. 854.

616.

Pour Kierkegaard, ce manque d’infini « enferme le moi dans le fini », de telle sorte qu’« au lieu d’un moi, il ne devient qu’un chiffre, qu’un être humain de plus, qu’une répétition de plus d’un éternel zéro » (Traité du désespoir[1849], trad. du danois par K. Ferlov et J.J. Gateau, Idées Gallimard, 1980, p. 90).

617.

Toute l’ambiguïté du roman d’aventures gît peut-être dans cette tension entre les valeurs de la civilisation occidentale et l’attrait pour le monde sauvage, primitif, inexploré… (voir Alain-Michel BOYER, préface à Poétiques du roman d’aventures, sous la dir. d’A.-M. Boyer et D. Couégnas, Université de Nantes, éd. Cécile Defaut, 2004, coll. « Horizons Comparatistes »).

618.

Comme au début du chapitre 7 de L’île au trésor, où Jim nous raconte : « et pour moi, je restai au château[…]. J’étais comme un prisonnier ; mais hanté de rêves de mer, d’étranges îles et d’aventures » (Op. Cit., p. 61). Et son imagination construit tous les scénarios possibles sur l’île – sauf, bien sûr, le bon (« rien dans mes songes ne fut aussi étrange, ni aussi tragique, que nos véritables aventures »).

619.

Cf. L’esprit d’aventure, trad. de l’anglais par I. Py Balibar, Phébus, coll. « D’ailleurs », 1994, pp. 137-145.

620.

La formule est de Rivière : « Contrairement à ce que l’on imagine trop souvent, l’aventure est la forme du roman, non sa matière » (Op. Cit., p. 22). Voir Mac Orlan : « Le sujet d’un roman d’aventures a moins d’importance que la forme » (Manuel, Op. Cit., p. 67).

621.

Stevenson, « El Dorado »[1878], in L’esprit d’aventure, Op. Cit., pp. 35-38 (p. 38). Mais, nous prévient Jankélévitch, « comme la marche elle-même n’est qu’une sorte de chute perpétuellement ajournée, ainsi le divertissement, qui est l’ennui suspendu[…], se débat sur son radeau de liège dans l’immensité océanique du néant de l’ennui » (L’aventure…, Op. Cit., p. 113).

622.

Rivière : « pas de flèche pour indiquer où va l’œuvre » (Le roman d’aventures, Op. Cit., p. 68). Le démon de l’absolu, d’André MALRAUX, écrit dans les années 1940 et consacré à la figure archétypale de T.E. Lawrence, est une œuvre posthume (voir Œuvres complètes, II, 1996, Pléiade Gallimard).

623.

Conrad, Au cœur des ténèbres, Op. Cit., p. 100.

624.

Moravia, L’ennui, Op. Cit., p. 64. Voir également, p. 57 : « l’ennui qui est l’absence de rapports avec les choses », ou p. 174, etc.

625.

L’écriture de Camus elle-même se veut détachée, étrangère, ce que n’est pas celle de Moravia.

626.

« Mon père avait aussi, il est vrai, souffert de l’ennui, mais chez lui cette souffrance s’était résolue en un vagabondage heureux à travers le monde » (Ibid., p. 60).

627.

Ibid., pp. 174, 201. Voir p. 252 : « C’est ainsi que je m’acharnais à rechercher dans la possession physique, que je savais pourtant illusoire, cette possession réelle dont j’avais un besoin si désespéré ».

628.

Nausée de Céline, Op. Cit., pp. 11-12.

629.

Le Clézio, Le livre des fuites, Op. Cit., p. 167.

630.

Georges PEREC, Un homme qui dort [1967], Denoël, 1982, p. 163.

631.

Ivan GONTCHAROV, Oblomov[1859], trad. du russe par L Jurgenson, Librio Livre de Poche/L’Age d’Homme, pp. 135-137.

632.

Souvenirs personnels, Op. Cit., p. 879.

633.

« Hommage à Zola », Op. Cit., p. 108.

634.

Borges également, qui s’oppose à l’affirmation d’Ortega y Gasset selon laquelle il est « très difficile, aujourd’hui, d’inventer une aventure capable d’intéresser notre sensibilité supérieure » : « Le roman d’aventures ne se propose pas comme une transcription de la réalité. Il est un ouvrage artificiel… » (Préface à L’invention de Morel, Op. Cit., p. 8). Mais l’auteur de L’Aleph, si admiratif pourtant du talent de Stevenson, a-t-il écrit une seule œuvre qui relève du genre "récit d’aventures"… ?

635.

Robert Louis STEVENSON, Les trafiquants d’épaves[1892], trad. de l’anglais par A.-M. Hertz, Bibliothèque Mondiale, 1957, t. 1, pp. 208-209 et 219.

636.

« Une humble remontrance », Op. Cit., pp. 234-236. Chesterton remarque : « il y a quelque chose de presque irréel dans le réalisme rapide de Stevenson » (Robert Louis Stevenson, Op. Cit., p. 102), et Schwob : « le réalisme de Stevenson est parfaitement irréel, et c’est par là qu’il est tout puissant » (Essais sur Stevenson, Op. Cit., p. 83). Schwob ajoute : « Stevenson n’a jamais regardé les choses qu’avec les yeux de son imagination », «ses images sont plus fortes que des images réelles », et cet « irréel est la quintessence de la réalité » (pp. 83-84).

637.

Rivière : « L’aventure, c’est ce qui advient, c’est-à-dire ce qui s’ajoute, ce qui arrive par-dessus le marché, ce qu’on n’attendait pas, ce dont on aurait pu se passer. […] Chaque chapitre s’ouvre en excès sur le précédent, […] les événements qu’il raconte, les sentiments qu’il décrit, débordent ceux du chapitre précédent » (Op. Cit., p. 66).

638.

Camus parle de « la ténuité absurde que le roman américain donne à ses personnages », où « la réalité est en quelque sorte forcée » (L’homme révolté, Op. Cit., p. 324).

639.

Manuel, Op. Cit., p. 11.

640.

Lettre à Bennett, citée par Mayoux, Préface, Au cœur des ténèbres, Op. Cit., p. 75, et Souvenirs personnels, Op. Cit., p. 903. De toute façon, lit-on dans Lord Jim, « le langage des faits [est] si souvent plus énigmatique que les plus subtils arrangements des mots » (Op. Cit., p. 408).

641.

« Le Roman avait élu en Jim un de ses héros », et Marlow, le narrateur, parle ainsi de ce héros : « Je voyais cette vie commencée dans un humble milieu, cette existence riche de généreux enthousiasmes, d’amitiés, d’amour, de guerre, de tous les éléments exaltés du roman » (Lord Jim, Op. Cit., pp. 337 et 260).

642.

Ibid., pp. 944 et 887.

643.

Stevenson, « A bâtons rompus sur le roman », Op. Cit., p. 205.

644.

Berthoud écrit même que, dans Le nègre du "Narcisse" et Au cœur des ténèbres, son style est parfois « surchargé et trop travaillé », « grandiloquent », voire « ampoulé ». Mais, ajoutant un peu facilement qu’il s’agit là des quelques maladresses d’un écrivain dont l’anglais n’est pas la langue natale, il conclut : « quels que soient leurs occasionnels défauts d’expression, Le nègre du "Narcisse" et Au cœur des ténèbres se singularisent par leur extraordinaire urgence. Un fol enthousiasme pour la découverte passe par l’écriture ; une excitation intense accorde les épisodes successifs » (Op. Cit., pp. 39-42).

645.

Martinière, « L’aventure par métaphores dans Typhoon et The secret agent de J. Conrad », Op. Cit., p. 301. 

646.

Même si par ailleurs leurs univers sont radicalement différents, Conrad le pense lui-même : « Les sensations fortes les plus violentes d’un roman de cape et d’épée, du roman de bout de vergue et de pique d’abordage […] sont égalées […] par les tâches prescrites et les difficultés présentées au sens de la vérité, de la nécessité – avant tout, de la conduite – des hommes et des femmes créés par M. Henry James » (« Henry James », in Propos sur la littérature, Op. Cit., p. 34).

647.

« L’art de la fiction », in Henry James – Robert Louis Stevenson. Une amitié littéraire, Op. Cit., pp. 88-89, 95.

648.

Berthoud, Op. Cit., p. 18. Voir Souvenirs personnels: « L’expression exacte, par l’imagination, de souvenirs authentiques servira peut-être dignement cet esprit de piété envers toutes choses humaines, lequel consacre les créations d’un conteur et les émotions de l’homme qui reçoit ce qu’il a vécu » (Op. Cit., p. 888). Ou encore : « C’est dans la pratique impartiale de la vie que la promesse de perfection pour son art, si elle existe quelque part, peut être trouvée » (« Livres », Propos sur les Lettres, Op. Cit., pp. 18 et 21).

649.

Typhon, Préface, citée par Tadié, Le roman d’aventures, Op. Cit., p. 173.

650.

Cette dernière lecture est celle d’Hanna ARENDT dans le chapitre III, intitulé « Race et bureaucratie », de L’impérialisme (Les origines du totalitarisme, t. II)[1951].

651.

Martinière : chez Conrad, « l’aventure et ses trésors se cachent dans le processus de métaphorisation. […] L’aventure est avant tout narrative, c’est l’aventure d’une conscience qui voit et donne à voir » (Op. Cit., p. 318).

652.

Le nègre du "Narcisse", Préface, Op. Cit., p. 12.

653.

Ses héros « ne sont pas faits pour l’aventure […]. Ils ont des aventures à leur corps défendant », écrit Jaloux (« Joseph Conrad… », Op. Cit., p. 715). C’est à juste titre que Mayoux fait de Conrad l’un des précurseurs de Faulkner, en particulier par sa façon de faire peser sur les hommes le poids d’une fatalité infinie (Lord Jim est écrasé par « la puissance d’une effroyable destinée », Vivants Piliers, Op. Cit., p. 411).

654.

Le miroir de la mer, cité par Tadié, Le roman d’aventures, Op. Cit., p. 172. La flèche d’or, ibid., p. 175.

655.

Souvenirs personnels, Op. Cit., pp. 937-939.

656.

Au cœur des ténèbres, Op. Cit., p. 89.