Chapitre I. Le roman du « Nouveau Monde »

Mais les événements quotidiens de la vie ne pouvant, de par la nature des choses, aller tous dans le même sens comme les pavillons dans les vents alizés et n’étant pas susceptibles d’une interprétation unique…
Hermann MELVILLE 714

Le roman d’aventures s’était inventé en réaction aux diktats et contraintes naturalistes. De même, le roman américain s’est d’abord construit « contre » – dans son cas la littérature européenne – et surtout anglaise.

Déjà les trappeurs et les mohicans de Cooper avaient tracé les premières pistes, vite suivis par les héros de Washington Irving en quête d’identité. Mais c’est finalement Melville qui va apparaître comme le plus important de ces pionniers.

Faisons-en notre premier nocher vers le « Nouveau Monde », faisons un nouveau détour à travers l’archipel Melville. La position de l’auteur de Moby Dick est ici presque à l’opposé de celle d’un Flaubert. Alors que celui-ci doit écrire avec et contre tout le poids d’une immense tradition, qu’il doit dépasser et dont on sait combien elle lui pèse, l’essentiel de l’effort de Melville va se faire dans un tout autre sens : lui doit créer, inventer une tradition dans et pour un monde nouveau – d’où son exploration de multiples possibilités narratives.

On se souvient du contraste flagrant entre les textes de Darwin et de Melville à propos de leurs voyages respectifs et rapprochés aux Galápagos. L’un y poursuivait des visées scientifiques, l’autre en faisait des terres où le romanesque pouvait s’épanouir. On va s’apercevoir maintenant que des rapprochements sont possibles entre l’auteur de L’origine des espèces et celui des Encantadas. Car une même exigence de continuité court sous les visions du monde, si distinctes, une même problématique de la continuité et de la rupture.

Pour Darwin, on l’a rappelé, la civilisation provient du retournement de la sélection naturelle contre ses propres effets éliminatoires : pas de rupture, car les conduites sont électives et ont été sélectionnées. Mais pas non plus de continuité simple, car la sélection naturelle s’est en quelque sorte retournée contre son propre principe 715 : on passe d’un avantage biologique à un avantage social.

Or, de même que Darwin s’est ainsi attaché à déconstruire les discontinuités homme/animal, hominidé/civilisé, proposant à chaque fois des constructions nouvelles, de même Melville, déplorant une discontinuité, une rupture, pour lui tout aussi essentielles, entre le langage et le monde, s’est consacré à la reconquête et à la refondation de cette continuité perdue. Embarquons avec lui à bord de ce Péquod, en partance pour des contrées encore sans cartes… Après avoir parcouru cet ancien monde dont on s’est éloigné au cœur du XIXe siècle, abordons aux rives du "nouveau monde" qui, simultanément, naît Outre-Atlantique.

Ce « Nouveau Monde », c’est celui de la nation américaine, qui installe les valeurs qui sont encore en grande partie les siennes aujourd’hui. Et c’est d’abord à travers une lecture de Melville attentive aux formes inédites de récit qu’il inaugure, dans lesquelles l’événement devient, à tout le moins, problématique, que nous allons rencontrer ces nouveautés.

L’hymne au « Nouveau Monde » et à sa modernité détachée de toute influence, Melville en est d’abord un des chantres. Dans Hawthorne et ses mousses, essai qu’il rédige dans l’enthousiasme et l’exaltation de sa récente rencontre avec l’auteur de La lettre écarlate, il se livre à une ardente, et quelque peu naïve, défense et illustration de la littérature américaine. Etant celle de la grande nation de l’avenir, cette littérature ne doit pas s’abaisser à se comparer à la littérature européenne et, singulièrement, anglaise :

‘« Non que le génie américain ait besoin de protection pour se répandre, car cette substance d’espèce explosive se répandrait quand bien même on la visserait dans un étau : elle le ferait éclater, l’étau fût-il de triple acier… nous nous préparons activement à jouir de cette suprématie politique parmi les nations qui nous attend prophétiquement à la fin du présent siècle… ces écrivains qui respirent en toute chose l’esprit démocratique, sans entraves, du christianisme, lequel esprit mène pratiquement le monde à cette heure, tout en étant mené par nous-mêmes – nous Américains » 716

Le phare américain éclairant le monde, la terre américaine, lieu de toutes les aventures, de tant de rencontres possibles avec l’inattendu, l’événement… On entre là dans certains des thèmes dominants de la littérature du « Nouveau Monde ».

Mais cela ne va pas sans heurts, et l’on ne saurait s’arrêter à cette seule lecture de Melville, à ses déclarations un peu candides. Car il a, en particulier, une conscience aiguë de la crise langagière que d’éminents témoins (Tocqueville, Emerson) ont également perçue : dans cette Amérique encore si proche des pionniers, le contact des mots et des choses se perdrait très rapidement…

Tocqueville fait ce constat dès 1830. Un des chapitres de La démocratie en Amérique montre que le désordre social qui règne dans le nouveau continent s’accompagne d’une forte dégradation de la langue anglaise, et se conjugue avec elle. La confusion sociale est d’abord un désordre linguistique : le parler américain tendrait en effet à brouiller le sens propre et clair des mots, en particulier par son abus de l’usage métaphorique 717 .

Emerson, le chantre du transcendantalisme, cette philosophie panthéiste dont l’influence fut si décisive sur la pensée et la littérature américaines, fait quant à lui un parallèle entre corruption du langage et crise monétaire : « La corruption de l’homme entraîne la corruption du langage […], on pervertit les anciens mots pour leur faire représenter des choses qui ne sont pas ; on fait usage d’une monnaie-papier qui n’est plus garantie par des lingots en caisse ». Et il appelle au retour des mots vers les choses, telles que Dieu nous les transmet : « Mais les sages transpercent cet idiome pourri et fixent à nouveau les mots aux choses visibles 718  ».

L’œuvre de Melville, à travers toutes ses ambiguïtés dans la place qu’elle accorde à l’événement, est parfaitement représentative de cette difficulté propre à la littérature américaine – à la nation américaine ?

Certes, on pourrait se contenter par exemple de lire dans tel passage de Mardi une mise en abîme de l’œuvre,à travers Kostanza, texte mystérieuxdu non moins mystérieux écrivain antique Lombardo :

‘« Mais, Babbalanja, le Kostanza manque de cohésion il est désordonné, sans liens, tout en épisodes. – Comme Mardi lui-même, Majesté. Rien que des épisodes : vallées et montagnes, rivières divaguant, lianes qui se promènent partout, galets et diamants, épines et fleurs, forêts et fourrés et çà et là marais et marécages. » 719

Certes, on pourrait se limiter à reconnaître là la concentration de l’écrivain sur les événements créateurs de la fiction – ou encore l’aveu de la difficulté, plus propre à Melville, à organiser ses romans suivant une intrigue linéaire et rigoureusement organisée…

Mais il nous semble qu’il y a là autre chose, et qui est un des grands thèmes de l’auteur de Moby Dick : la mise au jour d’une incohérence centrale du monde, incohérence qui constitue le véritable événement que Melville s’acharne à dire, et d’où naît sa fiction 720 . C’est qu’il s’agit, toujours, de ne pas tricher 721  : la vérité ne saurait apparaître si l’on ne fait que "fictionnaliser", de façon artificielle. Alors, rétablir ce contact, le plus immédiat possible, entre la langue et le monde, c’est accepter aussi de dire l’incohérence de ce dernier.

Ce vertigineux roman des faux-semblants qu’est The confidence-man 722 a pour seul "fil conducteur" le Fidèle, bateau qui descend le Mississipi. L’ouvrage est "focalisé" sur un centre toujours fuyant, toujours insaisissable : le « héros » (les guillemets sont ici ô combien nécessaires) en est un mystérieux personnage, dont il est impossible de démêler la véritable identité sous les innombrables masques qu’il utilise pour escroquer les gens embarqués avec lui (il est tour à tour nègre cul-de-jatte, vendeur d’actions fictives, quêteur pour une société de bienfaisance, membre d’une société de philosophie, docteur herboriste prescripteur de simples, etc.). C’est peut-être dans ce livre inachevé, sans véritable événement au sens traditionnel, que Melville dévoile le plus clairement sa conception du roman :

‘« On peut prétendre, il est vrai, qu’il n’est rien à quoi un auteur de romans doive plus soigneusement veiller […] que l’unité du caractère dans la description des personnages. […] Mais n’est-ce pas un fait que, dans la vie réelle, un caractère cohérent est un rara avis ? […] Le roman où chaque personnage peut, en raison de sa cohérence, être saisi d’un seul coup d’œil, soit ne montre qu’une part du personnage, en la donnant pour l’ensemble, soit trahit profondément la réalité ; cependant que l’auteur qui dessine un personnage aussi contradictoire dans ses diverses parties, selon le jugement vulgaire, qu’une chauve-souris, et aussi différent de soi-même, en ses divers moments, que le papillon l’est de la chenille à qui il succède, peut, ce faisant, non pas trahir, mais traduire fidèlement les faits » 723

Le personnage psychologique n’a donc pas de sens, parce qu’il n’existe pas dans la réalité. Le réalisme véritable, c’est de présenter « un naturel désentravé, jubilant, en fait métamorphosé 724  ». Puisque la vie ne saurait avoir de signification simple et uniforme, le roman doit, lui aussi, rendre compte des brusques et inexplicables virages et événements qui se produisent en elle, comme des actions inexplicables des personnages. Ce qui permet à Melville, par une jolie pirouette, de justifier les incohérences de ses fictions : « Il faut une sagacité peu commune chez un lecteur pour discerner sans se tromper, dans un roman, entre les incohérences de la conception et celles de la vie en tant que telle 725  ».

C’est donc cette suspension du sens que le langage du roman se doit de dire. Comme le confidence-man, qui toujours se dérobe, le sens des événements est toujours fuyant. Cette impossibilité essentielle conduit la fiction aux frontières du silence, dans lequel on va voir s’installer un Bartleby : « La moitié en sera passé sous silence. Que les deux événements sans nom qui surprirent Hunilla sur cette île demeurent entre elle et Dieu 726  ». C’est encore pourquoi, à toute question triviale sur le sens de sa quête, Achab ne peut que renvoyer à cette « muraille » dressée devant lui, où tout sens est toujours en instance de disparition :

‘« Il te faut atteindre une couche plus profonde.[…] Ecoute encore… une couche plus profonde… Homme ! toutes choses visibles ne sont que des masques de carton-pâte. Mais dans chaque événement… dans l’acte vivant, le fait indubitable… quelque chose d’inconnu mais doué de raison porte, sous le masque dépourvu de raison, la forme d’un visage.[…] La baleine blanche est cette muraille dressée devant moi. Parfois je crois qu’il n’y a rien derrière.[…] Et c’est ce qui échappe à ma compréhension que je hais par dessus tout. » 727

Dans un premier temps, on peut considérer que Melville se tient dans cette sphère, tel Achab qui s’acharne à revenir à cette « couche plus profonde », au supposé sens premier des choses – et en particulier à celui de la baleine blanche. Il s’agit de retrouver le contact immédiat avec les choses et les événements qui composent le monde, par delà la métaphore, déjà forme de travestissement du langage 728 .

On voit bien qu’un tel souci d’authenticité a pour composante l’exigence de revenir à une relation beaucoup plus directe à la réalité. Et ce désir d’immédiateté ouvre une voie cardinale à la littérature, exploitée, parfois jusqu’à l’outrance, par un certain roman américain – voie que l’auteur de Moby Dick inaugure, nous semble-t-il : par son appel à une littérature américaine détachée de tout modèle (et en lien avec un expansionnisme déclaré), par sa volonté d’authenticité, de retour à une adhésion immédiate du langage à ce qu’il désigne…

Mais il faut aussitôt souligner que, chez Melville, cette quête est inséparable d’un doute profond quant à la possibilité même d’atteindre à une telle immédiateté. Ce qui n’est pas la moindre des "ambiguïtés" de l’auteur de Moby Dick. Au cœur de ce souhait de dire l’incohérence du monde se glisse un doute, radical : le langage a-t-il la capacité de retrouver ce contact direct aux choses que Melville, de toutes ses forces, recherche ? Un tel doute est particulièrement manifeste dans l’ironie désabusée, presque cynique, du Grand escroc, et plus encore dans les questions désespérément sans réponse de Bartleby.

On est proche ici, sur le versant romanesque, de la réflexion d’un Darwin. Pour l’auteur de L’origine des espèces en effet,le langage a été créé par la civilisation, et en même temps qu’elle. Il est donc issu de l’évolution. Mais ensuite le langage et la civilisation se sont opposés au processus évolutif (puisque accéder à la civilisation, c’est précisément refuser l’élimination du plus faible normalement "prévue" par ce processus). Ils se sont retournés contre ce qui les a engendrés, initiant par là même ce mouvement de séparation de l’homme et du monde que déplore Melville.

Dès lors, la voie qu’un certain type de fictions va suivre sera celle de la poursuite, éperdue, d’une authenticité originaire, d’un événement pris à son commencement, c’est-à-dire dans le langage lui-même – comme avant, si l’on veut, la séparation. Non plus perçus comme des réalités du monde, les événements deviennent des faits de langage, et ce sont ces événements de langage que le romancier veut maintenant traquer. Et le soupçon entoure non seulement le roman "classique", dans sa prétention à dire le monde tel qu’il est (du réalisme au naturalisme), mais aussi celui qui pourtant inaugure de nouvelles formes, en particulier en Amérique, mais dont la prétention est la même, et qui n’est, comme le dit Melville, que simple fabrication de cordages neufs à l’aide de vieux bouts de ficelle :

‘«A la mer, les matelots sont sans cesse occupés à congréer, limander et fourrer les cordages, à garnir, entretenir et réparer de mille façons les haubans et étais innombrables.[…] La matière première est fournie par des bouts de vieux cordages qu’on étoupe et dont on tire les fils pour les tordre à nouveau, faisant ainsi du neuf, à la manière dont sont faits la plupart des ouvrages littéraires. » 729

C’est dans Bartleby, on le verra,que cette problématique centrée sur le langage et ses carences est le plus fortement marqué. Mais on peut déjà la repérer fréquemment ailleurs, éparse, dans l’œuvre de Melville.

A un premier niveau chez le marin Billy Budd, prisonnier de son bégaiement, et qui mourra de son infirmité. Dans la scène centrale du roman éponyme, son incapacité à dire le pousse à commettre l’irréparable : il frappe le sous-officier Claggart qui l’a faussement dénoncé. Où l’événement (le coup de poing), qui va engendrer la chaîne des conséquences dramatiques conduisant pour finir à la pendaison du héros, naît d’une impuissance, encore ici simplement physiologique, du langage :

‘« "Parle, gabier ! dit à l’homme paralysé le capitaine Vere,[…] parle ! Défends-toi !" Cet appel ne suscita chez Billy qu’une étrange gesticulation muette et un gargouillement étranglé ; la stupeur causée par l’accusation assenée si soudain à sa jeune inexpérience, et peut-être aussi l’horreur que lui inspiraient les yeux de son accusateur mettant à jour son défaut d’élocution latent et l’intensifiant sur le moment au point de lui lier convulsivement la langue… » 730

Deuxième moment dans l’histoire d’Hunilla la robinsonne, héroïne des Iles enchantées tout aussi improbable que la Yillah de Mardi. Abandonnée sur l’île Norfolk avec deux compagnons d’infortune qui finissent par mourir sous ses yeux, dans un premier temps elle s’acharne à la recherche du temps perdu, « mais le calcul s’avéra impossible. Quel était le jour, quel était le mois, elle ne le pouvait dire. Dans le labyrinthe du temps, Hunilla s’était entièrement perdue ». Puis c’est la narration elle-même qui se met à faire défaut. Ecoutons le narrateur/écrivain :

« Contre ma volonté, le silence ici descend sur moi. Qui sait si la nature n’impose pas le secret à ceux qui ont eu connaissance de certaines choses.[…] Si certains livres sont interdits parce qu’on les tient pour pernicieux, que dire des faits plus pernicieux encore que les fantasmes d’un esprit délirant ? […] Les événements, non pas les livres, voilà ce qu’il faudrait interdire. »’

Ce n’est donc pas le récit qui est pernicieux, mais l’événement. Et c’est pourquoi Hunilla, digne sœur de Bartleby, fait des réponses aussi incertaines aux questions du capitaine, qui lui demande pourquoi elle a cessé de marquer les jours :

‘« Il y eut encore d’autres jours, bien d’autres jours. Pourquoi avez-vous cessé de les marquer, Hunilla ? – Epargnez-moi cette question, Señor. – Et, dans l’intervalle, aucun autre navire ne passa-t-il devant l’île ? – Si, Señor, mais… – Vous ne répondez-pas ; mais quoi, Hunilla ? – Epargnez-moi cette question, Señor. – Vous avez vu des navires passer au large ; vous leur avez fait signe ; ils ont poursuivi leur route… est-ce bien cela, Hunilla ? – Qu’il en soit, Señor, comme vous l’avez dit. » [Et le narrateur termine] : « Mais non, je ne ferai pas de ce récit une arme effilée dont les esprits cyniques ne manqueraient pas de se servir pour confirmer leur thèse » 731

Où l’on voit que Melville incline vers un récit où les événements ont de moins en moins de part. Le récit est-il impossible parce qu’ils sont indicibles, parce que le croisement de l’événement et de son dire est impossible ? Ou le récit devient-il, dans une formulation à la façon de Maurice Blanchot, celui de l’événement inouï de cette impossibilité ?

Melville occupe bel et bien une position charnière dans l’histoire de la fiction américaine. Si d’un côté il inaugure cette problématique de l’événement, dans toute sa pureté aventurière et dans toute l’immédiateté de son dire impossible, de l’autre il ne s’affranchit pas vraiment des canons narratifs de la littérature européenne de son époque : la centration du récit sur un thème événementiel récurrent (souvent, bien sûr, péripéties de navigation : Moby Dick, Omoo, Taïpi, Mardi, Redburn, La vareuse blanche, Benito Cereno…), l’organisation générale de la narration en un crescendo dramatique qui culmine dans l’événement central et attendu du roman (la rencontre de la baleine blanche dans Moby Dick, la chute à la mer dans La vareuse blanche), la progression mélodramatique de Pierre ou les ambiguïtés (abandon, meurtre, suicide…), la quête initiatique de Taji à la poursuite de la mystérieuse Yillah dans l’archipel-monde de Mardi 732 , initiée par un double événement : désertion de Taji, meurtre d’un prêtre… Bien qu’il faille s’éloigner des façons de raconter de l’Ancien Monde, on en conserve quand même la plupart des codes. On est aventurier, certes, mais tant que cela du côté  du mode narratif ?

***

Ainsi ira la littérature romanesque américaine, oscillant sans cesse entre deux pôles : d’un côté, on réécrit le récit pionnier, celui des origines nationales, où l’événement était à tous les coins de forêt, de désert. De l’autre, on est saisi d’un doute radical concernant la capacité du langage à interpréter correctement ces événements, à les transcrire dans toute leur pureté originelle.

Sur le premier pôle, il est intéressant de suivre le périple d’un autre passeur vers l’Amérique – cette fois vrai héros d’un roman pourtant non-américain, de Stevenson.

A l’entame des Trafiquants d’épaves, le jeune écossais Loudon Dodd débarque à Paris, la tête pleine des rêves de gloire artistique et de réussite sociale typiques d’un monde encore balzacien : « chaque individu a son côté romanesque ; pour moi c’était la pratique des beaux-arts, la vie des étudiants du Quartier Latin, et le monde de Paris tel qu’il a été décrit par ce sorcier cynique, l’auteur de la Comédie Humaine 733  ». Lousteau et Rastignac l’accompagnent, Maxime de Trailles le guide, les Scènes de la vie de Bohême de Murger sont son bréviaire…

Mais ses espoirs sont très vite déçus, et il est rapidement réduit à la misère : « …et je subis la réalité, que j’avais tant de plaisir à connaître à la lecture des aventures de Lousteau, de Lucien, de Rodolphe ou de Schaunard 734  ». Simultanément, les péripéties de l’action s’amenuisent. Ainsi échoue l’ambition de Loudon… Et aussi celle de Stevenson, qui fut, peut-être, d’écrire une fiction réaliste, de nouvelles Illusions perdues, centrée sur la description d’un milieu et de l’événement constitué par la réussite sociale d’un héros.

Finalement le goût naturel de l’auteur de L’île au trésor pour le récit d’aventures n’a-t-il pas très vite repris le dessus ? Car il est de fait que Loudon ne reste pas très longtemps dans une situation difficile, et se métamorphose rapidement en aventurier. Au plus profond de sa déchéance, il fait la rencontre de Jim Pinkerton, jeune américain qui, de retour au pays, l’invite à le rejoindre pour « exploiter les ressources de cet Etat quasiment vierge ». L’Ouest américain, c’est l’endroit idéal pour l’aventure, le lieu du possible – c’est-à-dire où n’importe quel événement est possible. Loudon franchit le pas – et l’Atlantique, et c’en est dès lors fini des lenteurs et atermoiements de la première partie du roman. Le récit adopte le rythme de croisière maintenant bien connu, retrouve la facture du roman d’aventures tel que Stevenson en a lui-même fixé les lois : péripéties qui s’enchaînent sans temps morts, rencontres inattendues, figures obligées (traîtres et fourbes, pirates, hommes sans foi ni loi, etc…). Dans cette atmosphère, c’est très vite que Loudon Dodd, l’européen, se sent devenir américain : « C’était moi, maintenant, l’Argonaute, qui devait hâter le cours des événements, concevoir et réaliser, s’il le fallait au péril de ma vie.[…]Et tandis que nous virions sous l’ombre nuageuse du Tamalpais, pour franchir les passes mugissantes de la baie, le sang yankee chantait en mes veines, en un hymne de joie aventureuse ». Et c’est ainsi que la prophétie de Pinkerton, faite peu après sa première rencontre parisienne avec Dodd, se réalise : « Il faut bâtir un type d’homme, c’est notre tâche à tous ; nous tous avons le devoir de réaliser le Type Américain ! Loudon, c’est l’espoir du monde 735  ».

Les Etats-Unis sont donc le lieu par excellence de l’aventure. C’est une part de la littérature américaine, marquée par cette idéologie de l’aventure, de l’événement comme toujours possible, toujours souhaitable, que je voudrais examiner ici. S’il n’est pas réductible à cette seule figure, bien sûr, le héros de roman américain est bien souvent un aventurier, et presque professionnel. Il en a tous les traits – plus quelques spécificités, issues en particulier de la figure canonique du pionnier 736 .

Stevenson, qui a longuement voyagé et séjourné aux Etats-Unis, qui en a épousé une ressortissante, a parfaitement perçu ce caractère véritablement fondateur du Nouveau Monde : dans l’aventure à l’américaine, bien plus que temporel, l’événement est spatial. Il est moins une fracture dans l’ordre du temps qu’obstacle sur la piste du pionnier.

C’est là que l’idée de frontière va prendre toute son importance dans la mythologie américaine : la frontière, c’est-à-dire ce qui en même temps divise et relie. En découle toute une problématique identitaire, du même (ce qui est de "notre côté") et de l’autre (au delà de la frontière, c’est l’adversaire, voire l’ennemi). Ces confins de "notre monde" sont le lieu improbable de la confrontation au "non-moi", à l’ailleurs, de la rencontre de l’étrange, de l’étranger. Est alors, au plus haut point, événement cette rencontre 737 .

La frontière, c’est donc autant la limite qu’il faut atteindre que l’obstacle qu’il faut franchir. L’élaboration, puis le dépassement d’une telle frontière, plus ou moins réelle, plus ou moins mythique 738 , sont au fondement de l’imaginaire américain, et, partant, de certains aspects marquants de la littérature américaine au moins depuis Fenimore Cooper 739 . Et même quand on touche au "bout", il reste la solution de l’évasion imaginaire. Alors, "atteinte", la frontière ne disparaît pas, bien au contraire, car se renforce son côté mythique 740 . Selon Georg Simmel, « la frontière n’est pas un fait spatial avec des effets sociologiques, mais un fait sociologique qui prend une forme spatiale 741  ». Dans la littérature américaine, la Frontière imbrique de manière presque indiscernable les deux caractéristiques : devenue mythique, son incontestable part sociologique continue à prendre des formes spatiales. Et combien de héros allons-nous voir se déplacer sans cesse, errer, émigrer…

« L’Amérique est le mythe vivant du monde », écrit le romancier contemporain Don Delillo 742 . Et en effet, elle est bien l’événement de la rencontre de deux mondes – celui de ces grands espaces parcourus et fréquentés par d’improbables sauvages qu’on a appelés indiens par erreur, celui de ces européens qui n’ont eu de cesse de les conquérir. L’Amérique fut, et demeure, une invention, des premiers émigrants jusqu’à aujourd’hui. Thomas Wolfe écrivait en 1940 que « la véritable découverte de l’Amérique est devant nous ». Et il ajoutait : « notre Amérique est ici et maintenant et nous fait signe et cette glorieuse incertitude n’est pas seulement notre vivant espoir mais le rêve que nous devons réaliser ». Ce pays, "Nouveau Monde" il est, nouveau monde il reste, « non pour avoir été découvert comme nouveau mais parce qu’il est ou sera de nouveau celui du premier âge, l’âge d’or 743  ». Chacun ne cesse d’inventer l’Amérique – d’où ce lien essentiel que le continent américain tout entier garde avec le roman, genre de l’invention s’il en est.

Innombrables sont donc les romans américains qui réécrivent l’histoire des origines de la Nation. Mason & Dixon, de Thomas Pynchon, est l’un des plus récents. Dans les Etats-Unis encore balbutiants des années soixante du XVIIIe siècle, Mason, l’astronome, et Dixon, le géomètre, sont chargés par la Royal Society de Londres de tracer la ligne frontière des deux futurs états du Maryland et de la Pennsylvanie (un siècle plus tard cette limite marquera la séparation entre le Sud esclavagiste et le Nord abolitionniste). Et l’astronomes’interroge ainsi :

‘« L’Angleterre, lorsqu’elle dort, rêve-t-elle ? L’Amérique est-elle son rêve ? […] faisant Office de Dépotoir des Espoirs subjonctifs, de tout ce qui peut-être est encore vrai, Paradis Terrestre, Fontaine de Jouvence, Empire du Prêtre Jean, Royaume du Christ, toujours situé derrière le Couchant, en sûreté jusqu’à ce qu’à l’Ouest le Territoire suivant ait été visité et étudié, mesuré et arraisonné… » 744

Les Etats-Unis sont ce lieu de tous les possibles, cet endroit du monde où la rencontre de l’événement est à tous les coins de rues, à tous les carrefours, dans tous les déserts inviolés, dans toutes les forêts inexplorées. Et il est singulier que, dès l’entrée de L’Amérique, le roman de Kafka (qui, remarquons-le, n’a jamais mis les pieds outre Atlantique…), on respire cet air de liberté qui semble indissociable du Nouveau Monde. Aucune Loi n’a cours ici, aucune Transcendance ne domine, « l’univers de L’Amérique est un monde ouvert,[…] un pur espace, un pur avenir 745  ». En Amérique, espace et avenir tendent ainsi à se confondre, toute personne qui aborde ce pays est un pionnier qui part à la découverte de nouvelles terres, vierges. Chaque lendemain se doit d’être découverte d’un inattendu. Aux yeux éblouis de Rossmann, le héros de L’Amérique, la statue de la Liberté brandit, non un flambeau comme dans la réalité, mais une épée, qu’on pourrait croire s’être levée « à l’instant même », et « l’air libre soufflait autour de ce grand corps 746  ». L’entrée dans le port de New-York, c’est le seuil d’un monde où réel et imaginaire « cessent d’être perçus contradictoirement », comme la "surréalité" de Breton. C’est la passe du lieu par excellence où « l’événement devient une valeur », selon l'expression de Malraux 747 , ce qui définit exactement la vision du monde de l’aventurier.

Autre caractère essentiel de l’aventure qu’on retrouve, ô combien, dans les rêves et projets des hommes d’outre Atlantique, et donc leurs romanciers, cette tension vers le futur dont parlait Jankélévitch : « [Les nord-américains] ne se définissent pas, comme les autres peuples, par leur origine, mais par ce qu’ils seront.[…] Leur pierre d’édification fut le futur, territoire encore plus inconnu et inexploré que la terre américaine où ils s’installèrent 748  ». Ce que le Gatsby de Fitzgerald exprime à sa manière, magnifique : « Gatsby croyait en la lumière verte, l’extatique avenir qui d’année en année recule devant nous. Il nous a échappé ? Qu’importe ! Demain nous courrons plus vite, nos bras s’étendront plus loin… Et un beau matin… C’est ainsi que nous avançons, barques luttant contre un courant qui nous rejette sans cesse vers le passé 749  ».

Dans cet aspect de la littérature américaine auquel nous nous limitons ici, l’imaginaire spatial, indéfectiblement lié à la notion de frontière, conjugue une nostalgie persistante de ce passé révolu depuis la fin du XIXe siècle, où la Frontier pouvait encore être un but, une destination spatialement possible tant que le Pacifique n’avait pas encore été atteint, où donc l’événement pouvait toujours survenir – et une projection perpétuelle vers le futur, cette éternelle frontière, lieu toujours ouvert, lieu où tout peut arriver. Kafka a tout saisi de cette idiosyncrasie américaine : son héros, quittant New-York, « choisit une direction quelconque et se mit en route », comme tel personnage de Kerouac : « Mais pourquoi penser à ça quand toute la beauté du monde s’offre à vous et que toutes sortes d’événements imprévus sont en attente, qui vous surprendront et qui, du seul fait qu’ils se produiront, vous rendront heureux de vivre 750  ».

Tel est le biais par lequel nous voudrions faire pénétrer dans la littérature américaine, en analysant cette tension vers le futur, vers l’inattendu, le mouvement, qui se perpétue jusque chez les écrivains américains les plus récents, les DeLillo, les Boyle, les Pynchon, les Auster...

Déjà Virginia Woolf, cherchant ce qui caractérisait le romancier américain de son temps, lui reconnaissait le mérite « d’arriver avec fraîcheur dans le monde, d’imprimer un angle nouveau à la lumière ». On voit bien que c’est un homme de ce Nouveau Monde « dominé par les instincts plus que par les idées », « où les sens s’épanouissent », où l’aventure est partout possible, où « les courses de chevaux font battre très fort le cœur des petits garçons 751  ». Du mouvement, de la spontanéité, voilà bien les préceptes américains.

A pays neuf, langage nouveau, qui commence, langage de pionnier, inaugural – mais qu’en même temps tout le monde peut employer. Ce monde est plein de mouvement, « partout les garçons et les filles [y] rêvent de voyages et d’aventures » ? Son langage a les mêmes attributs : « Les Américains sont en train de faire ce qu’ont fait les Elisabéthains – ils fabriquent des mots nouveaux. Ils adaptent instinctivement le langage à leurs besoins.[…] Et il n’est pas besoin d’une grande clairvoyance pour prédire que quand les mots sont fabriqués, une littérature en surgit. Déjà nous entendons les premiers grincements et les premières dissonances, la musique étranglée et difficile du prélude ». Tels sont les moyens de pallier l’écart entre le langage et le monde qui hantait Melville. On réinvente les mots anglais, on les traduit dans la langue de cette ère démocratique où tout le monde se met à parler de la même façon, sans distinction de classes sociales. Et c’est ainsi, dit encore Virginia Woolf, que le romancier américain « doit apprendre à écrire comme il parle aux hommes dans les bars de Chicago, aux hommes dans les usines d’Indiana 752  ».

Et c’est dès les premières lignes des récits que le résultat tangible de cet apprentissage se manifeste. Elle est finie, cette époque où l’on pouvait prendre son temps pour entrer dans la fiction, où l’on aménageait des "pentes douces" au lecteur, où l’incipit arrondissait les angles, où, au seuil de l’univers fictionnel qu’il convenait de franchir progressivement, on usait de toute la gamme des élégances pour la description détaillée de ses circonstances. Foin de toutes ces fioritures, de ces tergiversations, de ces atermoiements ! Comme le roman d’aventures, le roman américain accélère. On n’a plus de temps à perdre.

Notes
714.

Le grand escroc[1856], trad. de l’anglais (américain) par H. Thomas, Points Seuil, 1984, p. 101.

715.

C’est ce que Tort appelle « l’effet de rupture sans rupture » (art. cité, in Darwinisme et société, Op. Cit., p. 15).

716.

« D’où viens-tu Hawthorne ? », in Lettres à Nathaniel Hawthorne et à d’autres correspondants, suivi de Hawthorne et ses mousses, trad. de l’anglais (américain) par P. Leyris, Gallimard, 1986, pp. 238-240. Plus tard, Virginia Woolf reconnaîtra ce trait de l’écrivain américain, qui veut s’affranchir de toute la tradition anglaise : « le premier pas à franchir pour être américain : ne pas être anglais. Le premier pas dans l’éducation d’un écrivain américain est de repousser toute l’armée des mots anglais » (« La fiction américaine »[1924], in Entre les livres. Essais sur la littérature russe et anglo-américaine, trad. de l’anglais par J. Pavans, La Différence, 1990, pp. 37-53. Pp. 39-40).

717.

Dans l’ère "démocratique" à l’américaine, la circulation accélérée des idées et des personnes, la disparition des classes sociales dans la société en train de se construire sont à l’origine de cette dégradation linguistique : « Le génie des peuples démocratiques ne se manifeste pas seulement dans le grand nombre de nouveaux mots qu’ils mettent en usage, mais encore dans la nature des idées que ces nouveaux mots représentent.[…] On ne rencontre guère d’expressions qui, par leur nature, semblent vulgaires, et d’autres qui paraissent distinguées.[…] Quand les hommes, n’étant plus tenus à leur place, se voient et se communiquent sans cesse, que les castes sont détruites et que les classes se renouvellent, se confondent, tous les mots de la langue se mêlent » (« Comment la démocratie américaine a modifié la langue anglaise » (De la démocratie en Amérique II, Op. Cit., pp. 84-87). C’est peut-être ce que Deleuze appelle « la vocation schizophrénique de la littérature américaine, de faire filer ainsi la langue anglaise, à force de dérives, de déviations, de détaxes ou de surtaxes, par opposition à la syntaxe standard » (« Bartleby ou la formule », Postface à Bartleby, Op. Cit., pp. 175-177).

718.

Cité par Michel IMBERT, « Lettres de créance », in Melville, revue Europe, n° 744, août 1991, pp. 55-68 (p. 55). Emerson fut l’un des premiers à appeler à une littérature « authentiquement américaine » – à la manière de Melville (dans son essai sur La nature, Bible des transcendentalistes, qui date de 1836).

719.

Mardi[1849], trad. de l’anglais (américain) par R. Celli, Gallimard, 1969, p. 561.

720.

Jean-Jacques MAYOUX parle de cette « ambiguïté du réel » (p. 67), véritablement fondatrice de la fiction chez Melville : « Il n’est pas de problème plus débattu et rebattu que celui de la signification [de Moby Dick]. Faux problème à mon sens, car ce sens doit rester mystérieux. Le cachalot blanc est la figuration des ambiguïtés insondables de l’univers » (Vivants piliers, Maurice Nadeau, 1985, p. 74). De même Jean LAUDE évoque « l’inintelligibilité du monde » dont Mardi se fait l’écho (« Les îles fortunées », revue L’Arc n° 41 : Melville, 1970, pp. 2-12. P. 11).  

721.

Cette exigence d’authenticité est une marque essentielle de la personnalité de Melville, dans tous les domaines. Voici ce qu’en dit Hawthorne : « C’est étrange de le voir s’obstiner – il s’y obstine depuis que je le connais et sans doute cela durait-il déjà depuis longtemps – à errer à l’aventure dans ce désert [de la conviction religieuse], aussi monotone et déprimant que les dunes de sable au milieu desquelles nous étions assis. Il ne peut trouver la foi, ni trouver le bonheur dans son absence de foi ; et il est trop honnête et trop courageux pour ne pas essayer de faire l’un ou l’autre » (extraits du Journal d’Hawthorne, in Le grand escroc, Op. Cit., p. V).

722.

Le titre français (Le grand escroc) manque l’ambiguïté fondamentale, là encore, du livre : l’escroquerie se fonde sur la confiance (the confidence). Philippe JAWORSKI propose « L’homme à la confiance » (Melville, le désert et l’empire, Presses de l’Ecole Normale Supérieure, 1986, p. 20).

723.

Le grand escroc, Op. Cit., pp. 107-108. Ce chapitre XIV est magistralement commenté par le romancier québécois Victor-Lévy BEAULIEU dans Monsieur Melville (Flammarion, 1980, pp. 374-375).

724.

Ibid., p. 289. Ce qu’on a appelé le réalisme magique de la littérature latino-américaine est peut-être héritier des conceptions de Melville. Voici par exemple, et comme en écho, la profession de foi qu’on peut lire dans Le monde hallucinant[1968], grand roman du cubain Reinaldo ARENAS : « Ce qu’on appelle réalisme est pour moi à l’exact opposé de la réalité, car en essayant de soumettre la réalité, de la fourrer dans des cases, de la voir sous un seul angle (celui qui reçoit le label "réaliste"), il cesse logiquement de la percevoir dans sa complétude » (trad. de l’espagnol (cubain) par D. Coste, Mille et une Nuits, 2002, p. 282).

725.

Le grand escroc, Op. Cit., p. 108. Melville termine son chapitre programmatique par une ultime dérobade : « Mais c’est assez s’étendre sur ce qui peut servir d’excuse à tout ce qui, dans le personnage du marchand, a semblé peut-être déplacé ou obscur ; il ne nous reste donc plus qu’à retourner à notre comédie, ou plutôt, à passer de la comédie de la pensée à celle de l’action » (p. 111).

726.

Les îles enchantées, Op. Cit., p. 151. Voir Le grand escroc : « Sans aucun doute, des événements, des événements terribles se sont produits, doivent s’être produits, mais les puissances qui sont dans la nature ont veillé à ce qu’ils ne soient jamais divulgués » (Ibid., p. 238).

727.

Moby Dick, Op. Cit., p. 199. Régis DURAND commente : « Moby Dick, ce serait cette fiction en constant déséquilibre, toujours à la poursuite d’un objet ou d’une vérité qui se transforment alors même qu’on tente de s’en approcher ; un livre qui tenterait de saisir cette fuite, cet écart, cette déclinaison, toujours déjà là dès qu’on parle, dès qu’on écrit » (Melville, signes et métaphores, Cahiers Cistre Essais, n° 9, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1980, p. 119).

728.

Peut-être est-ce pour cela que celles de Melville, dont l’ironie n’efface pas la poésie, sont parfois tout à fait inattendues : « L’inconnu était un homme d’aspect plus qu’engageant. Il se tenait là à l’écart et tranquille, et cependant sa seule vue avait détourné l’homme en gris de son histoire, un peu comme un orme en pleine feuille, par la grâce de sa silhouette, seul dans une prairie, séduit le moissonneur de midi, qui laisse tomber là ses gerbes, et vient lui demander l’aumône de son ombre » (Le grand escroc, Op. Cit., p. 57).

729.

Redburn ou sa première croisière[1849], trad. de l’anglais (américain) par A. Guerne, Gallimard, 1976, p. 146.

730.

Billy Budd, marin (première publication: 1924), trad. de l’anglais (américain) par A. Guerne, Gallimard, 1980, p. 114. L’incapacité à dire de Billy Budd est ici mortelle. Dans Mardi, elle n’engendre encore que des regrets : « [l’œuvre], simple copie, pauvre gribouillage de ce qu’il portait au dedans de lui et qu’il ne pouvait, malgré tous ses efforts, exprimer complètement » (Op. Cit., p. 566). 

731.

Les îles enchantées, Op. Cit., pp. 148-151.

732.

« pour le peuple de l’archipel la carte de Mardi était la carte du monde » (Mardi, Op. Cit., p. 168).

733.

Les trafiquants d’épaves 1, Op. Cit., p. 52.

734.

Ibid., p. 85. Rodolphe est un personnage des Mystères de Paris, d’Eugène Sue, et Schaunard des Scènes de la vie de bohême[1851], d’Henri Murger.

735.

Ibid., p. 97, pp. 208-209, p. 64.

736.

Dans La prairie perdue. Histoire du roman américain (Seuil, coll. « Pierres vives », 1966), Jacques CABAU développe l’idée que le roman américain est très généralement de l’ordre du romance, du roman d’action, de la « poésie des événements », selon l’expression de Stevenson lui-même (Essais…, Op. Cit., p. 207). 

737.

D’où découlent les définitions par Lotman, déjà rencontrées, de l’événement romanesque comme franchissement d’une frontière, et du héros comme celui qui ose ce franchissement, cette transgression : « Toute culture commence par diviser le monde en "mon" espace interne et "leur" espace externe.[…] La notion de frontière est ambivalente : elle sépare et unifie tout à la fois. Elle est toujours la frontière de quelque chose et appartient ainsi aux deux cultures frontalières, aux deux sémiosphères contiguës. La frontière est bilingue et polyglotte.[…] C’est une membrane filtrante. Puisque la frontière fait nécessairement partie de la sémiosphère et qu’il ne peut y avoir de "nous" si "eux" n’existent pas, une culture ne crée pas seulement son propre type d’organisation interne, mais aussi son propre mode de "désorganisation" externe. En ce sens nous pouvons dire que le "barbare" est créé par la civilisation, et qu’il a besoin d’elle autant que celle-ci a besoin de lui » (Iouri LOTMAN, « La notion de frontière », in La sémiosphère[1966], trad. du russe par A. Ledenko, Presses Universitaires de Limoges, 1999, pp. 21-39. Pp. 21, 30, 38). On relèveera par ailleurs que le titre de l’un des ouvrages de la philosophe Sylviane AGACINSKI est L’événement de l’autre (Galilée, 1996). « J’envisage toujours quelque chose d’autre… d’autre que l’événement présent, s’entend. La terreur, c’est l’obsession de l’autre », dit un des personnages des Ambassadeurs de James ([1903], trad. de l’anglais (américain) par G. Belmont, 10-18, 2000, p. 37).

738.

« untrue or mythological », selon l’historien américain Alun MUNSLOW (« Writing history : Frederick Jackson Turner and the deconstruction of American history », in Writing and America, Edited by G. Cologne-Brookes, N. Sammells and D. Timms, Longman, London and New-York, 1996, pp. 176-194. P. 177).

739.

« Avec Cooper, la frontier, en entrant dans les lettres, devint le grand mythe américain, le facteur le plus important de la psychologie comme de la politique américaines.[…] La frontier, ce sont les terres vierges de l’innocence et du paradis perdu, l’image de la civilisation pastorale idyllique par opposition à l’univers urbain. C’est la caution de pureté qui lave l’Amérique de ses péchés, du capitalisme, de l’industrialisation, de ses villes inhumaines. C’est la Terre promise, où l’absence de clôture et l’immensité même proclament la bonté, la générosité et la liberté des grands hommes blancs.[…] C’est l’image rêvée que se fait de lui-même ce pays né de l’âge de raison, né de l’idéal d’une société parfaite, de toutes les utopies dont est fait l’optimisme américain » (Cabau, La prairie perdue, Op. Cit., pp. 18-19).

740.

On a pu dire que ce caractère mythique provient déjà du concept lui-même. La frontière serait indéfinissable parce que sa définition ne peut que se retourner sur elle-même : « nous ne pouvons pas ne pas invoquer, dans toute tentative de définition du concept de frontière, le concept même qu’il s’agissait de définir : définir le concept (ou le terme) de frontière revient à lui tracer (ou découvrir) des frontières (des termes, précisément). Il n’y a pas de concept sans frontière ou sans frontières, donc il ne peut y avoir de concept de frontière. La frontière n’est pas un concept, parce que tout concept a une (ou plusieurs) frontières » (Geoffrey BENNINGTON, « La frontière infranchissable », in Le passage des frontières, Autour du travail de Jacques Derrida, Actes du Colloque de Cerisy de juillet 1992, Galilée, 1994, pp 69-81. P. 69)

741.

Georg SIMMEL, Sociologie. Etudes sur les formes de la socialisation[1908], trad. de l’allemand par L. Deroche-Gurcel et S. Muller, PUF, 1999, p. 607 (cité par Michel WARSCHAWSKI, Sur la frontière, Stock, 2002, p. 10). Warschawski précise que « le faux ami anglais frontier n’exprime pas une limite, mais au contraire, un espace ouvert, prêt à être conquis » (p. 11), ce qui est bien sa définition américaine...

742.

Les noms[1982], trad. de l’anglais (américain) par M. Véron, Actes Sud, 1999, p. 404.

743.

You Can’t Go Home Again[1940], trad. et cité par Elyane DEZON-JONES, Proust et l’Amérique : La fiction américaine à la recherche du temps perdu, Nizet, 1982, p. 167. Carlos FUENTES, Terra Nostra[1975-1977], trad. de l’espagnol (Mexique) par C. Zins, Folio Gallimard, 2 vol., 1999 (vol. 2, p. 272).

744.

Thomas PYNCHON, Mason & Dixon, Op. Cit., p. 346.

745.

François RICARD, « L’Amérique ou la rupture. Méditation sur un roman de Franz Kafka », in Le Messager Européen, n° 2, P.O.L., 1988, pp. 133-148 (p. 141).

746.

Franz KAFKA, L’Amérique[1912-1914], trad. A. Vialatte, Gallimard, 1980, p. 9.

747.

« Pour que l’Aventurier s’établisse en ces confins du réel, du rêve, de l’errance et de l’histoire où nous le voyons, il fallait d’abord que le réel devînt capable de la suggestion possédée jusque-là par l’imaginaire seul. Il fallut que l’événement devînt une valeur. Pendant des siècles, l’événement, même le plus singulier ou le plus prestigieux, par cela seul qu’il était réel, fut privé de la force poétique ou romanesque, de la puissance transfiguratrice qui lui donne tant d’action sur nous » (Le démon de l’absolu, Op. Cit., p. 823. Cité par A.-M. Boyer, Préface, in Poétiques du roman d’aventures, Op. Cit., p. 19).

748.

Octavio PAZ, « Art et identité : Les Hispano-américains des Etats-Unis », trad. de l’espagnol (Mexique) par B. Martinez, Le Messager européen n° 2, P.O.L., 1988, pp. 81-105. P. 92).

749.

Francis SCOTT FITZGERALD, Gatsby le magnifique[1925], trad. de l’anglais (américain) par V. Liona, Livre de Poche, 1980, p. 223.

750.

L’Amérique, Op. Cit., p. 84 (Ricard commente : « l’unique règle de l’action est ici d’agir, de se mouvoir, […] de s’enfoncer sans cesse dans le futur », « L’Amérique de Kafka… », Op. Cit., p. 143). Jack KEROUAC, Sur la route[1957], trad. de l’anglais (américain) par J. Houbart, Folio Gallimard, 2004, p. 191.

751.

« La fiction américaine »[1924], in Entre les livres, Op. Cit., pp. 37-53 (pp. 41-42). Elle parle plus précisément ici de Sherwood Anderson.

752.

Ibid., pp. 42 et 51-52.