Chapitre II. Un art naissant, un art d’un pays nouveau. L’incipit in medias res

…une convention qui pèse sur les débuts en laissant croire qu’elle n’en est pas une
Edward SAÏD 753

Naît une nouvelle rhétorique – très vite devenue tout aussi prégnante que la précédente. On reconnaîtra le premier de ses modes opératoires dans la forme, si reconnaissable, des incipit, où sont supprimées toutes les "précautions" à l’ouverture, toutes ces médiations destinée à préparer l’entrée du lecteur dans le champ de la fiction 754 . Commence le règne, presque sans partage, du début in medias res.

On pourrait trouver de multiples raisons à ce changement de paradigmes. On en retiendra trois : volonté et exigence de rapidité ; besoin constant de mobilité ; enfin et surtout, des motifs d’ordre idéologique et religieux, en lien avec l’importance qu’a pris le concept de Frontier dans la pensée et l’imaginaire américains.

Reprenons chacune de ces explications, pour en mesurer les formes narratives.

Notes
753.

Débuts : intention et méthode, cité par Jakob LOTHE, « The problem of narrative beginnings : Joseph Conrad’s Heart of Darkness and Francis Ford Coppola’s Apocalypse Now », in Joseph Conrad 2 : « Heart of Darkness », une leçon de ténèbres, Textes réunis et présentés par J. Paccaud-Huguet, Lettres Modernes Minard, Paris-Caen, 2002, pp. 35-58 (p. 37. Trad. A. Pédron).

754.

Sur ce point, Melville reste "classique". Ses incipit restent très largement dans la tradition réaliste. A titres d’exemples, voici, dans la traduction de P. Leyris, ceux de Benito Cereno[1852] et de Pierre ou les ambiguïtés[1856] :

«  En l’an 1799, le capitaine Amasa Delano, de Duxbery, Massachusetts, commandant un navire de fort tonnage équipé pour la chasse au phoque et le commerce général, mouillait avec une cargaison de prix dans le port de Santa-Maria, petite île désertique et inhabitée, située vers l’extrémité méridionale du Chili… »

« Il est d’étranges matins d’été à la campagne par lesquels le citadin de passage qui marche de bonne heure à travers champs reste frappé de surprise devant l’hypnose du monde vert et doré. Pas une fleur ne bouge ; les arbres oublient de se balancer ; l’herbe même semble avoir cessé de pousser ; et la Nature tout entière, comme consciente soudain de son propre profond mystère et ne trouvant pour s’en garder que le silence, sombre dans ce repos indescriptible et merveilleux… » Ne dirait-on pas l’ouverture, "so british", d’un roman de George Eliot ?