Rapidité

Tout d’abord, l’ère de l’urgence est née dans le roman. Cela aussi, Tocqueville l’avait saisi : les américains « n’ayant qu’un temps fort court à donner aux lettres », il leur faut des « livres qu’on se procure sans peine, qui se lisent vite, qui n’exigent point des recherches savantes pour être compris.[…] Il leur faut surtout de l’inattendu et du nouveau.[…] Ils ont besoin d’émotions vives et rapides, de clartés soudaines, de vérités ou d’erreurs brillantes qui les tirent à l’instant d’eux-mêmes et les introduisent tout à coup, et comme par violence, au milieu du sujet 755  ». Ne s’agit-il pas là d’une définition très exacte du début in medias res à l’américaine, qui précipite le lecteur au cœur de l’événement ? On donne la première place à celui-ci, avec tout son caractère inattendu. Sur ce point précis également, la fiction romanesque revendique l’absence de tradition, se veut "auto-fondatrice". L’événement est là, immédiatement, dans sa brutalité initiale. Pêle-mêle, comme il est de mise, et à différentes dates, voici quelques exemples :

‘« Un hurlement traverse le ciel. Ce n’est pas la première fois, mais rien de comparable à ce qui se passe maintenant./ Trop tard. L’Evacuation se poursuit, mais c’est du théâtre. »’ ‘« Un ours noir se promène en liberté dans les allées de Hyde Park. Nouvelles de l’explorateur Peary. DEMANDE AUX ORGANISATIONS OUVRIERES DE CESSER LA GREVE. Mort d’Oscar Wilde l’écrivain autrefois célèbre meurt de pauvreté à Paris. Farouche combat avec des malfaiteurs. » ’ ‘« Il fut un temps où Robert Cohn était champion de boxe, poids moyen, à l’université de Princeton. N’allez pas croire que je me laisse impressionner par un titre de boxe, mais, pour Cohn, la valeur en était énorme »’ ‘« Même Camilla avait aimé les mascarades, celles qui sont sans danger, où l’on peut laisser tomber le masque à ce moment critique où il se prend pour la réalité. Mais le cortège escaladant la colline étrangère, entre deux rangées de cyprès, poussé par le chant monotone du prêtre et retardé par des arrêts aux quatorze stations du chemin de croix (sans parler du char funéraire qui la portait, un véhicule pareil à une confiserie baroque, tiré par un cheval blanc), aurait eu de quoi affecter son âme timide, si celle-ci avait été visible »’ ‘« A travers la barrière, entre les vrilles des plantes, je pouvais les voir frapper. Ils s’avançaient vers le drapeau, et je les suivais le long de la barrière. Luster cherchait quelque chose dans l’herbe, près de l’arbre à fleurs. Ils ont enlevé le drapeau et ils ont frappé »’ ‘« Ce doit être un jeudi soir que je la rencontrai pour la première fois – au dancing. J’arrivai au bureau, le lendemain matin, ayant dormi une ou deux heures. J’avais l’air d’un somnambule. La journée passa comme un rêve »’ ‘« Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme. Lo-li-ta : le bout de la langue fait trois petits bonds le long du palais pour venir, à trois, cogner contre les dents. Lo. Li. Ta. »’ ‘« Ils étaient affalés autour du comptoir et sur les chaises. Une nuit de plus. Encore une nuit à n’en plus finir, chez le Grec, un troquet minable ouvert toute la nuit à côté de la base militaire de Brooklyn »’ ‘« Le 124 était habillé de malveillance. Imprégné de la malédiction d’un bébé. Les femmes de la maison le savaient, et les enfants aussi. »’ ‘« Je partis donc lentement vers le nord, traversant des douzaines de printemps différents, voyageant à travers ses frondaisons nouvelles, m’arrêtant çà et là pour l’attendre et rassembler mon courage. » 756

A lire cette juxtaposition d’incipit, le lecteur moderne est-t-il bousculé ? C’est peu probable, tant cette forme d’entrée en matière est devenue le paradigme dominant du roman occidental 757 .

Dans cette nouvelle façon de commencer, « le texte est écrit de telle manière que le lecteur éprouve l’impression de surprendre, tel un témoin fortuit, des événements qui ne le concernent pas ». Sans ménagement narratif, sans tenir compte non plus de l’ordre chronologique, le lecteur est jeté dans une histoire déjà commencée. Et l’effet dramatique est accentué du fait que cette ouverture, qui suppose connu un monde dont le lecteur ignore tout, rend énigmatique l’histoire dans laquelle on le plonge comme par effraction : « le concept d’in medias res, surtout dans le roman moderne, ne doit pas seulement être lié à l’ordre des événements narrés, mais aussi à l’intensité "dramatique" du début 758  ».

Cette nouvelle rhétorique serait-elle une reprise de la "tranche de vie" des naturalistes, qui voulait elle aussi nous faire entrer dans une histoire en plein déroulement ? Non, et la différence est de taille, car on ne s’intéresse pas ici à la banalité du quotidien. Ce serait même tout le contraire : on ne veut être que dans l’ère (le temps) de l’aventure.

Ou plus exactement, on l’a dit, dans son aire (son espace). Car cette exigence de rapidité épouse les avancées technologiques, qui réduisent les distances : par exemple, le téléphone de Graham Bell et le phonographe de Thomas Edison, qui ont réduit le chemin de la bouche à l’oreille. Progrès accélérés des sciences et des techniques, besoin croissant et souci de plus en plus fort de célérité, dans tous les domaines, y compris celui de la fiction : tout cela va de pair. Comme le reste, l’entrée dans la fiction doit être la plus rapide possible, la plus immédiate.

Et cette vélocité de l’ère "démocratique" épouse le boom simultané des magazines. A la charnière des XIXe et XXe siècles, le journal devient un des éléments essentiels de la vie américaine. Voilà pourquoi Martin Eden, le héros de Jack London, rêve d’écrire « le genre de choses qui plairait forcément aux magazines ». Voilà pourquoi nombre de romanciers donnent tant de place à ceux-ci, de Dos Passos, qui entrecoupe son 42 e parallèle d’extraits de presse, à William Gaddis, qui dans Gothique Charpentier montre que l’immédiateté est le trait essentiel de « la pensée du journal 759  ».

Simultanément (et fort logiquement) on assiste à l’essor de cette autre figure typiquement américaine, l’écrivain-journaliste : de Mark Twain et Jack London à Hemingway, de Norman Mailer et Truman Capote à Tom Wolfe 760 … Soumis qu'il est aux contraintes des gazettes, qui réclament des textes « vite faits, vite lus », la place dont dispose l’écrivain-journaliste à l’intérieur de leur espace est restreinte. Le genre de la "short story", de la nouvelle, devient prédominant 761 . L’urgence journalistique impose ses lois à l’écriture fictionnelle. Les restrictions imposées par le format ne permettent pas les fioritures. D’où l’entrée de plein pied dans l’action, et dans une action tout de suite dramatisée, centrée sur un personnage principal. Il faut privilégier le détail frappant, l’image quiaccroche 762 . Pour faire un peu de "médiologie", à la façon de Régis Debray, on dira que l’idéologie (l’apologie de la rapidité, l’individualisme forcené) naît aussi des exigences et des contraintes techniques, ou plutôt naît avec elles 763

Que peut alors "raconter" le journaliste-écrivain – l’écrivain-journaliste ? Uniquement des événements : jamais le journal « n’annonce un livre, une œuvre d’art ou un spectacle, car il sait que les gens veulent des accidents de chemin de fer et des triples meurtres », écrit encore Hamsun 764 . Comme l’écrit Gilles Lapouge dans sa préface aux récits de l’écrivain norvégien, les journalistes américains, « au lieu de faire de la philosophie, comme les journalistes européens, ne connaissent que l’événement. Ils rapportent la vie toute crue, nue, et ils le font à toute allure.[…] C’est un art énergique, plein de puissance, et qui donne écho à l’énorme charivari qu’est un art qui, cent ans plus tard, servira de modèle au monde entier 765  ».

Hamsun a parfaitement saisi le phénomène, tant dans ses origines, liées au roman d’aventures 766 , que dans ses conséquences : « en dépit de ses profondes carences, la presse est la manifestation intellectuelle la plus sérieuse et la plus authentique du peuple américain ; par son audace, par son réalisme violent, elle est, en outre, littérairement parlant, la plus moderne ». La fiction américaine va se trouver transformée par le journalisme et la littérature des gazettes – renouvelant aussi bien les modes d’écriture que les thèmes : « Quoiqu’elle recouvre, la presse américaine est le poème de la vie par comparaison avec la littérature ; elle est la soupape du tumulte américain ; tous les jours entre dans l’oreille de quelqu’un qui lit l’histoire de la vie des gens qui travaillent, des gens qui souffrent, des gens qui tombent, des gens qui meurent 767  ».

Le modèle canonique est alors Mark Twain, bien sûr, cette « ligne majeure de la littérature américaine 768  ». Sans insister sur la place qu’occupe l’auteur de Huckleberry Finn dans la culture des Etats-Unis 769 , on rappellera simplement sa formation journalistique. Comme l’écrit Marc Saporta, « peut-être est-ce dans l’exercice du journalisme que tant de romanciers américains ont appris l’art de la "nouvelle" ». Ainsi Mark Twain, dont « la plupart des romans ressemblent à de longues nouvelles : Le prince et le pauvre[1882] n’y fait pas exception, qui rapporte avant tout l’événement 770  ».

Plus question de tourner autour du pot, donc, concentrez-vous sur l’événement, « faites court », « commencez par une attaque vigoureuse », tels sont les conseils prodigués à Hemingway par son rédacteur en chef 771 . Après la figure tutélaire de Mark Twain, celle de l’auteur de Pour qui sonne le glas est devenue presque aussi archétypale. Dès les années 1920, et singulièrement dans Le soleil se lève aussi (dont le héros/narrateur est justement écrivain-journaliste),  Hemingway met au point son écriture : « un style elliptique, une rhétorique de l’esquive, où l’on enregistre, sans les brusquer, les images, tandis que le vrai sujet, qui n’est autre que la peur, est tenu hors les murs de ce rempart et ne se laisse deviner que dans les interstices et les silences 772  ». Le vocabulaire est très précis, concret, la vieille psychologie est bannie, remplacée par le récit direct de l’événement, de l’anecdote. Au lecteur de deviner les sentiments des protagonistes : « Elle se retourna rapidement et pénétra dans l’hôtel. Le chauffeur me conduisit à mon appartement. Je lui donnai vingt francs. Il toucha sa casquette et dit : "Bonne nuit, monsieur" et il partit. Je sonnai. La porte s’ouvrit. Je montai et me couchai 773  ». A-t-on compris combien la séparation qui précède cette scène est déchirante ? Style "journalistique" s’il en est : encore et toujours, au cœur du récit est l’événement, brut, pas de médiation initiale, pas d’explication conséquente.

Concentration sur l’événementiel, rapidité de la fiction romanesque vont donc de pair avec les développements techniques. C’est la première explication. La seconde est le constant besoin de mobilité, le dynamisme furieux et volontariste.

Notes
755.

De la démocratie en Amérique, t. II, Op. Cit., pp. 73-74. Je souligne.

756.

Dans l’ordre : Thomas PYNCHON, L’Arc-en-ciel de la gravité[1973], trad. M. Doury, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 1988. John DOS PASSOS, 42e Parallèle, Op. Cit.. Ernest HEMINGWAY, Le soleil se lève aussi[1926], trad. M.E. Coindreau, Livre de Poche, 1957. William GADDIS, Les reconnaissances[1955], trad. J. Lambert, Gallimard, 1973. William FAULKNER, le bruit et la fureur[1929], trad. M.E. Coindreau, Livre de Poche, 1971. Henry MILLER, Sexus, Op. Cit.. Vladimir NABOKOV, Lolita[1955], trad. E.H. Kahane, Folio Gallimard, 1979. Hubert SELBY, Last Exit to Brooklyn[1964], trad. J. Colza, Albin Michel, 1971. Toni MORRISON, Beloved[1987], trad. H. Chabrier et S. Rué, 10/18, 1999. Jim HARRISON, Faux soleil[1984], trad. B. Matthieussent, 10/18, 1988.

757.

Une étude plus poussée des avatars de l’in medias res moderne conduirait peut-être à l’hypothèse que, au moins autant que du naturalisme, sa forme "américaine" serait issue de quelques grandes œuvres européennes – Sénilità de Svevo[1898], Le procès de Kafka[1915], Ulysse de Joyce[1921], Les faux-monnayeurs de Gide[1925], La promenade au phare de V. Woolf[1927]. L’incipit in medias res a sans doute fait la traversée atlantique dans les deux sens à plusieurs reprises, au gré des pérégrinations des écrivains, des influences... Genette voit dans ce changement de paradigme un changement dans la focalisation initiale du récit, d’un point de vue externe à un point de vue interne. On passerait des longues préparations et de la contextualisation de Balzac à l’absence de préliminaires de l’in medias res moderne, que Zola inaugurerait. On a vu toutefois combien ce dernier reste timide en la matière… (Nouveau discours du récit, Op. Cit., p. 46).

758.

Del Lungo, L’incipit romanesque…, Op. Cit., pp. 102 et 113.

759.

Martin Eden, Op. Cit., p. 346 ; Gothique Charpentier[1985], trad. de l’anglais (américain) par M. Cholodenko, Christian Bourgois, 1988, p. 268. Dans la même veine, le vendeur de journaux devient une figure de la rue américaine. Knut HAMSUN, lors d’un voyage en 1887, remarque cet « élément culturel indispensable » (La vie culturelle de l’Amérique. De la vie de l’esprit dans l’Amérique moderne, trad. du norvégien par D. Bernard-Folliot et A.-P. Guihlon, Langres, Cafe-Clima, 1985, p. 25). Et Thomas Wolfe décrit longuement la vie de l’un d’eux dans le premier de ses romans-fleuves, Look homeward, Angel[ 1929] (L’ange exilé, Op. Cit.).

760.

« Les seuls auteurs que je reconnaisse pour Américains sont des journalistes ». De qui, cette remarque ? De Tocqueville, encore (De la démocratie en Amérique, II, Op. Cit., p. 70).

761.

Marc CHENETIER, constatant un retour en force de la nouvelle dans la littérature américaine depuis la fin des années 1970, l’explique notamment par la « longueur adéquate au rythme de l’existence contemporaine et à la consommation rapide d’une population qui n’aurait plus le temps de lire des romans », le « genre adapté à une époque faite de périodes d’attention plus brèves… » (Au-delà du soupçon. La nouvelle fiction américaine de 1960 à nos jours, Seuil, 1989, p. 81). A un siècle de distance les choses ont-elles vraiment changé ?

762.

Chambon et Wicke ont montré combien ces contraintes ont servi le génie propre d’un London par exemple, malgré ses récriminations (London entre chien et loup, Op. Cit., p. 111).

763.

Les réflexions de Debray sur les temps "modernes" trouvent ici des échos : « "Maintenant tout est maintenant" veut dire : le présent nous a capturés, et nous traite en otages. Je ne prends plus mon temps, je suis pris par lui.[…] L’événementialisation du temps est une déhistorisation du temps. Il n’y a plus de mise en situation et en perspective de mes circonstances lorsqu’il est devenu non seulement prestigieux mais matériellement possible de "vivre avec son temps", d’ "être à jour", de "coller à l’événement" » (Cours de médiologie générale[1991], Folio Gallimard, 2001, p. 384).

Qui est premier ? La question est oiseuse : cette "stratégie d’incipit", tout autant qu’elle provient des changements technologiques, participe à part entière de leur production, et Morhange nous paraît bien prudent : « son apparition manifeste, et a peut-être même contribué à produire, un changement historique important… » (« Incipit narratifs… », Op. Cit., p. 404). La remarque de Pavel déjà citée demeure pertinente...

764.

Op. Cit., p. 51. Voir Gaddis : « C’est ça qui a le prix Pulitzer et ça ne parle pas d’art, ça ne parle pas de littérature, ça ne parle de rien de durable, c’est la pensée du journal, ce qui est ici aujourd’hui et vous emballez le poisson avec demain » (Gothique Charpentier, Op. Cit., p. 268). 

765.

Gilles LAPOUGE, Préface à Hamsun, La vie culturelle de l’Amérique, Op. Cit., p. 12.

766.

Hamsun parle de cette « presse singulière, clameur de toute la bande de pirates noircis de poudre dont elle est le rejeton » (Ibid., p. 42).

767.

Hamsun, Ibid., pp. 51 et 56.

768.

L’expression est encore d’Hamsun, Ibid., p. 59.

769.

Citons juste Hemingway : « Toute la littérature américaine moderne descend d’un livre de Mark Twain intitulé Huckleberry Finn. C’est le meilleur livre qu nous ayons eu. Tout ce qui s’est écrit en Amérique vient de là. Il n’y avait rien avant. Il n’y a rien eu d’aussi bon depuis » (cité par J. Cabau, Op. Cit., p. 142).

770.

Marc SAPORTA, Histoire du roman américain, Seghers, coll. « L’archipel », 1970, p. 80.

771.

Cité par Saporta (Ibid., p. 284), qui ajoute : « c’est dans les magazines que Bret Harte ou Stephen Crane avaient, par un mouvement naturel et presque insensible, transféré leurs écrits, de la page des informations à celle du feuilleton ou de la short story.[…] Et la plupart des écrivains américains n’ont-ils pas, dès leurs années scolaires et universitaires, collaboré à ces innombrables journaux que publient presque tous les établissements d’enseignement américains ? »

772.

Pierre-Yves PETILLON, Histoire de la littérature américaine 1939-1989, Fayard, 2003, p. 50.

773.

Le soleil se lève aussi, Op. Cit., pp. 72-73.