Mobilité

C’est une banalité de le dire, vitesse et mouvement sont caractéristiques de la vie américaine, cette "dromosphère", selon le mot de Paul Virilio. Frénétique besoin de nouveau, poursuite incessante de l’inattendu, prolifération événementielle : cette irrésistible propension à bouger est aussi, tout naturellement, une des formes que prend la fiction américaine.

Gertrude Stein ne s’y est pas trompée, intitulant l’un de ses livres Histoire géographique de l’Amérique. Répétons-le, en ce pays l’imaginaire est d’abord spatial, du fait qu’« aux Etats-Unis il y a plus d’espace où personne ne se trouve que d’espace où se trouve quelqu’un. C’est ce qui fait que l’Amérique est ce qu’elle est 774  ». Alors l’appel de la forêt, c’est avant tout celui de l’espace, des grands espaces, où on ne saurait trouver de havre stable, définitif 775 . Tocqueville lui aussi fait de cette mobilité une constante de l’esprit "démocratique" des américains : « à chaque instant ils diffèrent d’eux-mêmes ; car ils changent sans cesse de place, de sentiments et de fortune 776  ». Le rôle des hommes au sein de la société subit de constantes modifications. Il n’est jamais parfaitement déterminé et définitivement fixé, les repères deviennent flous. Cette déperdition ne rend plus nécessaire de saisir tous ses tenants et aboutissants pour entrer de plein pied dans l’événement. Bougeons, donc, puisque telle est la loi tyrannique de la vie : « La terre, à l’infini, les bois, les champs, les collines, la prairie, les déserts, les montagnes, la côte fuyant sous ses yeux, le sol qui se dérobe à ses yeux dans les gares,[…] tout cela était parcouru de la vie infinie 777  ».

La Nation américaine n’a pas de racines ? Qu’à cela ne tienne, créons-en de mythiques. Le nomadisme en fait partie. Ainsi Mark Twain : « Nous descendons des Arabes vagabonds du désert et d’innombrables siècles de progrès vers la civilisation n’ont pas réussi à déraciner chez nous l’instinct nomade ». Et Thomas Wolfe : « la fièvre des voyages possède les Américains, qui sont de la race des nomades ». Ou encore London, ce « professionnel de la route », qui se veut de la glorieuse confrérie des « aristocrates du rail », dont se réclameront aussi les « anges vagabonds » et les « clochards célestes » de Kerouac. Décidément, il s’agit toujours d’une « histoire d’évasion et d’errance » 778 .

Dans cette « maladie de l’espace », dans cet art de la « fuite active », dans ce « devenir géographique », cette « déterritorialisation positive », Gilles Deleuze voit quant à lui une « supériorité de la littérature anglaise-américaine 779  ». Supérieurs ou non, ce sont en tout cas des hommes de la route que ces écrivains. Sur cette route, lieu par excellence du déplacement, du mouvement, on part à la rencontre de l’événement, de l’aventure, avec l’espoir de multiplier ainsi les chances de rencontres.

Il s’agit donc, toujours, d’accélérer. Mais on pense souvent, à tort, qu’il n’est qu’une façon de le faire : en raccourcissant le temps du déplacement. Or les écrivains américains en privilégient une autre, en jouant sur l’espace : ils allongent le déplacement pour un temps fixé. Voyez les arpenteurs des contrées américaines de Kerouac, Dean surtout, ce nouvel Attila, cet « Ange de feu » dans sa « vieille guimbarde, son char d’où jaillissaient des milliers d’étincelles et de flammes », « qui embrasait tout sur son parcours, qui se frayait même sa propre route et passait même à travers le maïs, les villes, anéantissait les ponts, asséchait les fleuves », « seul au volant de son éternité et la route filait droit comme une flèche 780  ».

Dès l’incipit, on est au cœur de cette mythologie spatiale, où il s’agit d’atteindre, puis de franchir une frontière. Si l’on suit la typologie de Del Lungo, on serait passé de l’incipit statique du roman réaliste du XIXe siècle à un incipit dynamique, d’une rhétorique de la médiation à une rhétorique de l’omission et de l’évidence 781 . Le franchissement par le lecteur de ce qui est aussi une frontière, celle qui délimite monde réel et monde fictionnel, doit désormais se faire, comme pour tous les actes de la vie réelle, sur le mode de la rapidité, de l’inattendu, de la mobilité. Immédiate doit être la plongée. Le pacte fictionnel est asséné, franchir la frontière de la fiction est déjà un événement en soi, avec son lot de surprises… Mais nous parlions de mythologie. Le terme est approprié, et notamment parce que la religion y a sa part. Dans notre quête des causes du grand retour de l’aventure et de l’événement dans un certain roman américain, après les explications technologiques (l’urgence), après l’explication par la vision spatiale du monde (le mouvement), reste à considérer les motifs plus directement idéologiques et religieux.

Notes
774.

Gertrude STEIN, L’histoire géographique de l’Amérique ou La relation de la nature humaine avec l’esprit humain, trad. de l’anglais (américain) par G.-G. Lemaire, Bourgois, 1978, p. 8.

775.

La théorie de la frontier de Turner, que nous évoquerons bientôt, se fonde sur cette vision géographique : « le facteur du temps dans l’histoire américaine est insignifiant quand on le compare avec les facteurs de l’espace et de l’évolution sociale » (F.J. Turner, cité par Alun Munslow, « Writing history », Op. Cit., p. 193, ma traduction). Sylvain Venayre écrit de même que « cette propension à bouger en permanence peut être lue comme symptôme d’une relation problématique à l’espace américain, à l’impossible ancrage dans cette terre constamment idéalisée » (La gloire de l’aventure, Op. Cit., p. 151).

776.

De la démocratie en Amérique, II, Op. Cit., p. 73.

777.

Wolfe, L’ange exilé, Op. Cit., p. 117.

778.

A la dure[1872], trad. de l’anglais (américain) par E. Barrault, 2 vol., t. I, Payot, 1990, p. 219. Wolfe, L’ange exilé, Op. Cit., p. 757. London, The road, cité par Chambon et Wicke, Op. Cit., p. 78. Wolfe, Op. Cit., p. 762 (le roman de Wolfe raconte « la marche aveugle et hésitante d’une âme vers la liberté et l’isolement »). Pétillon a montré combien cette errance à l’américaine a pu marquer aussi la littérature française. Il cite, comme héritiers de Whitman, Rimbaud (« Je suis le piéton de la grand’route par les bois nains ; la rumeur des écluses couvre mes pas »), Laforgue (« Allons, allons, et hallali !… Oh ! là-bas, m’y scalper de mon cerveau d’Europe »), le Ménalque de Gide (« A dix-huit ans, je partis sur les routes, sans but, usant ma fièvre vagabonde »)… (Histoire de la littérature américaine, Op. Cit., p. 15).

779.

« Fuir, c’est tracer une ligne, des lignes, toute une cartographie. On ne découvre des mondes que par une longue fuite brisée.[…] La littérature américaine opère d’après des lignes géographiques : la fuite vers l’Ouest, la découverte que le véritable Est est à l’Ouest, le sens des frontières comme quelque chose à franchir, à repousser, à dépasser. Le devenir est géographique » (Gilles DELEUZE, Dialogues avec Claire Parnet, Flammarion, 1977, pp. 47-48. Voir également, avec Félix GUATTARI, Mille plateaux, Op. Cit., notamment pp. 228-229). « Maladie de l’espace », l’expression est de Jules Romains : « Toute cette civilisation [a] une maladie de l’espace, très complexe dans ses effets » (cité par Maurice-Edgar COINDREAU, Aperçus de littérature américaine, Gallimard, 1946, p. 50).

780.

Kerouac, Sur la route, Op. Cit., pp. 366 et 396.

781.

L’incipit romanesque, Op. Cit., pp. 145, 400 à 402.