Mythologie

On touche là à un élément essentiel – y compris de la pratique d’écriture d’Outre-Atlantique. Pour une très large part, l’homme américain est toujours "à la conquête du Far West", contrée incertaine, toujours lointaine, à l’image de la Frontière. La fiction américaine, le nourrissant, simultanément se nourrit de ce mythe.

Mythe qui a des fondements religieux, c’est la troisième explication à la diffusion généralisée de l’incipit in medias res. Reprenons rapidement les thèses de Max Weber sur "l’esprit du capitalisme". Pour le sociologue, il y aurait conjonction entre celui-ci et l’épanouissement personnel que prône l’éthique protestante : réussir dans ses projets, c’est s’assurer que l’on est bien du côté des élus, puisque Dieu favorise nos entreprises 782 . Et c’est ainsi que le modèle culturel anglo-saxon, protestant, fondé sur des relations sans médiation entre l’homme et Dieu, l’homme et la société, etc., a supplanté le modèle latin et catholique, où ces relations sont médiatisées par les grandes institutions historiques, Eglise et Etat en particulier. Dans le premier, la relation à Dieu est directe, dans le second, le prêtre et toute la hiérarchie ecclésiastique servent d’intercesseurs ; de même, dans l’ordre économique et politique, les relations entre acteurs du marché de libre concurrence sont directes, celles du monde "romain" sont médiatisées par une administration centralisée.

La même chose se produit dans la relation du lecteur à l’univers du récit. Elle devient immédiate, « directe et privée,[…]débarrassée de la présence encombrante de ce tiers que constitue le narrateur et, à travers lui, de la présence évaluatrice de la communauté 783 ». Dans ce "nouveau monde", le personnage devient ce héros qui accepte la rencontre directe avec Dieu, la confrontation directe aux événements et épreuves qu’Il nous impose, d’abord dans ce monde encore vierge de la Frontière, ensuite dans la jungle des villes.

Jauss nous l’avait expliqué, le saut brutal de l’in medias res, pénétration immédiate au cœur de l’événement, est aussi un retour au mythe originaire. Ce qui s’applique parfaitement à cet aspect de la littérature américaine que nous cherchons à cerner : dès l’ouverture du récit, on entre dans ce nouvel Eden que sont les contrées encore sauvages de l’Ouest, et le mythe se régénère sans cesse, à chaque fois repeint de couleurs neuves.

Comme dans le roman d’aventures, l’événement est l’obstacle à surmonter, la frontière à franchir. Et le héros, c’est celui qui surmonte ces obstacles, qui franchit ces frontières, toujours, bien sûr, dans l’urgence. Tout s’imbrique. L’exigence de rapidité, que les développements des techniques n’ont fait qu’accélérer, se trouvait déjà en germe dans les fondements de la société démocratique américaine telle que l’avait vue Tocqueville, qui sur ce point est un précurseur de Benjamin.

On se souvient que, dans les réflexions du penseur allemand, l’avènement du capitalisme moderne et son corrélat, l’ère des masses, ont conduit à l’appauvrissement de l’expérience et au dépérissement de toute transmission intergénérationnelle. D’où provient que les sociétés modernes, et ici au premier chef la société américaine, n’assignent plus aux individus une place précise, clairement définie 784 . La mobilité est de mise.

Un tel mouvement perpétuel a deux conséquences. D’une part l’individu est de plus en plus isolé, et les événements qui jalonnent sa vie deviennent de plus en plus incommunicables et incompréhensibles pour autrui (la valeur d’exemple a tendance à disparaître). D’autre part et symétriquement, l’avènement de l’ère des masses, de cette « existence normalisée et dénaturée des masses soumises à la civilisation », tend à faire disparaître tout ce qui jusqu’alors faisait le fond de l’expérience commune des hommes, tous ces menus événements qui jalonnaient la vie quotidienne des petites communautés, comme autant de connaissances transmises de générations en générations 785 .

Il y a donc, au XIXe siècle finissant, un profond déclin de la continuité temporelle, verticale en quelque sorte, fondée sur le conseil et l’expérience. Une nouvelle forme de continuité naît alors, horizontale, spatiale, celle de la masse, liée à l’urbanisation. Les repères temporels constitués par les événements, la mémoire des choses, se perdent.

Cette impasse grandissante de la transmission inter-générationnelle de l’expérience a engendré de nouvelles formes de récits, essentiellement d’évasion, vite lus, vite écrits, vite oubliés, dont l’efficacité se mesure à la rapidité de leur mise en œuvre, à la vitesse et à la multiplicité de leurs événements, gages de l’efficacité de leur action sur le lecteur.

On est bien au cœur du "modèle" culturel américain – avec son risque. Car nombre de ses romanciers sont pris dans le même dilemme que Melville, dans une contradiction irrépressible : récusant tout passé, toute tradition, tout héritage, ils ne cessent cependant de chercher dans la mythologie fondatrice de la Frontière une hypothétique réponse à la question du sens 786 . Premier point : comment régénérer le mythe de la Frontière et les événements qu’elle suscite, trame même des récits ? Et on va voir l’événement romanesque devenir le passage de la frontière, ou plus précisément celle-ci devenir le "lieu" par excellence où peut avoir lieu l’événement – et notamment celui de la rencontre de l’autre. Second point : comment trouver la clé interprétative de tout ce qui arrive aux abords de la frontière ? On va voir que la confrontation à l’inattendu et à la nouveauté suscite toutes les tentatives d’explication.

Notes
782.

Par ailleurs on tient peut-être là une autre explication à l’exigence de mobilité. Dans L’éthique protestante…, Weber montre notamment que « ce qui est condamnable, ce n’est pas l’acquisition de richesses, mais le repos dans la possession mais la jouissance des biens avec ses conséquences comme l’oisiveté, la tentation de la chair, etc. » (Julien FREUND, Sociologie de Max Weber, PUF, coll. SUP, 1968, p. 181). Et c’est ainsi que le travail concourt à la gloire de Dieu…

783.

Jean-Luc Morhange évoque ainsi, en passant, ce schéma dans une note de son article (« Incipit narratifs… », Op. Cit., note 61, p. 410).

784.

« Les membres de ces sociétés ne reçoivent que des indications assez vagues sur le rôle qui leur est proposé et se trouvent même souvent amenés ou forcés à changer entièrement de rôle », écrit Morhange (« Incipits narratif… », Op. Cit., p. 405).

785.

Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », Op. Cit., p. 151. Voir le constat de Tocqueville à propos de l’avènement de l’homo democraticus : « …Ainsi, non seulement la démocratie fait oublier à chaque homme ses aïeux, mais elle lui cache ses descendants et le sépare de ses contemporains ; elle le ramène sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur » (De la démocratie en Amérique, t. II, Op. Cit., p. 127).

786.

C’est que la frontier marque aussi un point de non-retour. En la dépassant, on pénètre dans un univers qui est pur décor, pur dehors, croyance naïve aux mirages. Pour les nord-américains, écrit Octavio PAZ, « vivre veut dire : se dépasser, rompre les normes, aller jusqu’au bout. Jusqu’au bout… mais de quoi ? » (Le labyrinthe de la solitude[1950], trad. de l’espagnol (Mexique) par J.-C. Lambert, Gallimard, 1990, p. 26). La question en effet mérite d’être posée (l’énigmatique voyageur du Livre des fuites de Le Clézio se la pose, lui aussi : il faut « aimer ce pays » lointain, mais « lointain de quoi ? » (Op. Cit., p. 140)).