Le héros du "Go West!"

Fût-elle rêvée ou vécue, tant de romanciers américains ont traités de cette quête : après les grands ancêtres, Fenimore Cooper, Washington Irving, Mark Twain, Hermann Melville, Jack London, de Willa Cather à Jack Kerouac, de John Steinbeck à Don DeLillo (Americana), de Frederick Prokosch (America my Wilderness) à Thomas Pynchon (Mason and Dixon), de John Hawkes (Adventures in the Alaska Skin Trade) à Russel Banks (Continental Drift), de Cormac McCarthy (Méridien de sang) à Annie Dillard (The Living), de T.C. Boyle (outre Tortilla curtain, il y a The descent of man, épopée darwinienne, et Water Music, sur les périples de Mungo Park des sources à l’embouchure du Niger), à Paul Auster (Moon Palace)… combien sont-ils à réécrire le roman de la Frontière ?

Il est temps d’esquisser la généalogie de celle-ci. La frontier, ce fut d’abord celle qui figurait la limite de la "civilisation", dans son avancée vers l’Ouest. A Chicago, le 12 juillet 1893, elle fut le thème, d’une conférence qui a fait date de Frederick Jackson Turner, intitulée The significance of the frontier in American history. Voici ce qu’avançait l’historien : « ce que la Méditerranée fut pour les Grecs, brisant les liens de l’habitude, offrant de nouvelles expériences, suscitant de nouvelles institutions et de nouvelles activités, tout cela et bien davantage, la Frontière, toujours refoulée, l’a été pour les Etats-Unis ». A la fois de peuplement et de colonisation, elle n’a cessé d’avaler les terres du continent dans sa marche vers le Pacifique. Limite extérieure de cette progression, elle est « au point de rencontre entre le primitif et la civilisation 788  ».

A la suite de Turner, nombre d’analystes ont observé que cette quête ininterrompue de la Frontière, où se fait le contact entre les forces "civilisatrices" et le monde sauvage, le "wilderness" (cette rencontre qui va constituer l’événement central des "romans de la frontière"), que ce besoin d’expansion constituent l’essence de la mentalité américaine et de ses institutions, de leur capacité d’adaptation aux changements 789 . On ajoutera ici : et de ses productions culturelles – en particulier romanesques, pour une part non négligeable 790 .

America my wilderness[1972] en est un bon exemple. L’ultime roman de Frederic Prokosch est empreint d’un nostalgique mysticisme des origines, lorsque existait une relation directe avec les divinités. Un événement pour le jeune Pancho Krauss, le héros, c’est la rencontre, toujours inattendue, d’une nouvelle créature, humaine ou animale (la différence n’est parfois pas immédiate), qui semble représenter un stade de l’évolution : un musicien bossu, un entomologiste dérangé et un peu vampire, des adolescents au corps d’éphèbe ou des géants noirs qui le sodomisent, un « masturbateur autodidacte », un vieux marionnettiste dont les poupées s’animent au crépuscule, un vieil érudit, une naine cruelle, un magicien un peu illuminé, un lion qui tombe amoureux de lui … « Chacun de ces millions de corpuscules appartient à l’histoire et se mêle à l’éternel flot de l’histoire, emportant avec lui l’énigme de cette histoire ». Ainsi va l’errance, au début du XXe siècle, de Pancho, au gré d’amours improbables et de rencontres de hasard, à la « quête fiévreuse d’une Amérique secrète ». Chaque nouvelle rencontre se fait « un jour », « un soir », la périodicité est vague et incertaine, le déplacement hasardeux, même si la dominante générale reste « A l’Ouest ! 791  ». Le héros refait dans l’autre sens, en accéléré et sous une forme spatiale, le trajet de l’évolution darwinienne, coloré d’histoires bibliques, si fréquentes dans les "romans de la route". Les pérégrinations de Pancho, nouvel Huck Finn, le conduisent dans des paysages à peine sortis de l’état sauvage (fleuves en crue, montagnes enneigées, grottes mystérieuses, déserts arides, forêts profondes, « cañons insondables, prairies immenses, cataractes plongeant dans le vide », etc.), dans des manoirs hantés par d’improbables spectres. L’avancée vers l’Ouest est une remontée vers ces temps où l’homme et l’animal étaient peu ou prou de la même espèce, où les objets et les choses étaient vivantes… Et Pancho finit par trouver la grotte mystérieuse où subsiste le Paradis Terrestre, emplie « de guirlandes de fruits et de fleurs », et dans laquelle il a la vision adamique d’un homme et d’une femme enlacés 792 .

On le voit, la vision de Prokosch est édénique, rêvée – c’est là un caractère central de l’"idéologie" de la Frontière à l’américaine. Un Turner, se voulant "scientifique", rêve-t-il moins, lui qui, dans l’expansion vers l’Ouest, lit tout autant la réplique accélérée du processus de la sélection naturelle (et quoi de plus normal que cette accélération pour un peuple dont on a vu l’exigence de vitesse et de mobilité ?) ? Lui aussi ramène l’évolution darwinienne aux quelques années et à l’espace de la conquête de l’Ouest : « les Etats-Unis sont une longue page de l’histoire du monde. Et si nous lisons cette page d’Ouest en Est nous y trouvons inscrite toute l’évolution de la société ». Et Turner de reconstituer les stades de l’avancée "civilisatrice" vers l’Ouest 793 , où chaque étape illustre cette loi du plus fort qui serait le moteur de l’évolution : « La frontière indienne, en tant que facteur de cristallisation [économique et sociale], a joué un rôle important dans notre histoire », à cause en particulier du danger commun qui soudait les énergies, soit pour parvenir à une paix, soit pour écraser et coloniser les régions indiennes. Puis le fermier, ensuite, « était incontestablement attiré par les terres à bon marché que l’on trouvait sur la frontière ». Et voilà comment, « par l’effet de cette faim de terres et de la soif de liberté, la frontière ne cessa de progresser » vers l’Ouest 794 .

Cette vision du monde reste pleinement d’actualité – au moins sur un point : ici se crée une grande mythologie romanesque américaine. Le narrateur de Galápagos, roman de Kurt Vonnegut dont l’action se déroule en 10001986, fait ainsi cette remarque : « il y a un million d’années de ça, des tas et des tas de gens croyaient encore que seuls les mieux adaptés pouvaient survivre 795  ». Le héros à l’américaine illustre à merveille cette loi : il est, par définition, celui qui vainc, celui qui n’a pas peur d’aller à la rencontre de l’imprévu, de l’inattendu, de l’événement – même, et peut-être surtout, lorsqu’il est contraire. Car il est toujours l’occasion d’affirmer sa force et son courage. Comme dans le roman d’aventures, l’évolutionnisme dans sa version américaine est fondé sur cette loi du plus fort, qui se transfert sans solution de continuité au capitaine d’industrie et à l’entrepreneur capitaliste, héros plus "modernes".

Le grand écrivain mexicain (on est de l’autre côté de la frontier…) Carlos Fuentes fait dire auxenfants et petits-enfants américanisés d’un vieux paralytique de son pays : « Il y aura toujours des gens idiots et des gens intelligents. Toujours des forts et des faibles. Qui mange qui ? La richesse bien acquise n’a pas à être partagée avec des fainéants. Celui qui est pauvre, c’est parce qu’il le veut bien. Il n’y a pas de classes dominantes. Il n’y a que des individus supérieurs 796  ». Est-il même digne d’être un héros de roman, cet ancêtre grabataire dont l’immobilité (forcée) est une tare supplémentaire ? La loi est parfaitement réversible, tautologique même : le plus fort, c’est celui qui gagne, qui franchit les obstacles, et celui qui gagne, c’est le plus fort – le tout sous la bénédiction de Dieu.

C’est de ce darwinisme "spencérien" que va émerger la figure emblématique du héros américain, qui doit trouver dans la proximité la plus immédiate de la frontier ces ennuis, ces événements propres à lui donner son statut, puisqu’il qu’il a le courage de les affronter, et la force de les vaincre.

Plus il y en a, plus il récolte des galons de héros. L’espèce de "fureur" événementielle de maints romans américains est dans cette logique-là : où l’événement ne sert qu’à confirmer la vérité du processus continu du progrès, auquel « les plus aptes 797  » donnent son mouvement, et qui finit toujours par triompher de l’aléatoire de la vie. Voilà pourquoi aussi on est pressé de pénétrer au cœur de l’événement (c’est l’in medias res), voilà pourquoi l’événement est donné, brut, multiplié, à tout instant – parfois même au-delà de toute préoccupation de logique causale ou d’avancée narrative 798 .

Les Motel Chronicles de Sam Shepard, courts récits au style ramassé, en sont un bon exemple, qui disent l’événement, seul, rencontré au hasard  de l’errance sur les routes de l’Ouest :

‘« Il y a un papillon mort, une Danaïde, sur le trottoir d’Ozona. La brise le pousse par-ci par-là. Ils ont explosé à longueur de journée contre mon pare-brise, laissant des traînées roses et dorées sur le verre. J’en ai vu un tomber verticalement du ciel et s’abîmer sur le goudron de la Route n° 10 Est. Ça doit être leur moment de l’année pour mourir » 799   ’

Dérisoire, dira-t-on, la mort d’un papillon ? Pas si sûr : les héros de Shepard, là encore, voyagent à travers les plaines de l’Ouest, en camion, en voiture, à pied, à la poursuite de leurs rêves, et n’importe quelle rencontre prend la dimension d’un événement capital, toute hiérarchie devenue caduque. Et c’est du déplacement que naissent les événements – et les récits, comme pour ces deux hommes qui roulent « trente-deux heures de suite, la nuit comprise » : « Un vent de folie s’est emparé des deux hommes. Ils ont traversé cette mer intérieure où on se plaint du manque de sommeil et ont abouti à une sorte de transe extatique. Leur corps a rendu l’âme et ils se sont mis à raconter des histoires, mélangeant comme ça passé et présent 800  ». Passé et présent confondus, le temps est supprimé, ou plutôt il est métamorphosé en espace, d’où surgit la narration, au gré des rencontres, au gré des événements comme autant d’entraves sur la route où l’on continue néanmoins d’avancer, toujours…

Dans sa marche vers l’Ouest, dans sa quête du dieu-soleil à son couchant, cédant « à un vaste courant d’Ouestification », le héros solitaire à l’américaine, se souvenant peut-être des héros solaires de l’Antiquité, refait à sa manière les combats de la lumière contre les forces maléfiques de l’obscurité, contre « les puissances sataniques des ténèbres 801  ».

Turner l’avait dit, l’individualisme est une des caractéristiques essentielles de ce héros 802 , sa solitude étant le gage de sa force et de son courage face aux événements : « Née de la géographie, fortifiée par l’histoire, confirmée par la philosophie, la confiance en soi-même fut élevée à la hauteur d’une croyance philosophique et, avec le temps, l’individualisme devient synonyme d’Américanisme ». Il est issu de la conjonction de la version américaine du darwinisme avec une théologie 803 . Car le puritanisme conduit tout droit à cet individualisme, qui s’explique à la fois par les conditions de vie des exilés luttant seuls contre la nature hostile, par la forme de salut par soi-même que prône la religion protestante, dans une relation immédiate avec Dieu, et par l’acquisition de biens matériels comme un des aspects de la vocation de l’homme.

C’est sur ce terreau qu’émergent alors tout naturellement ces figures de héros, qu’on a déjà rencontré, « seigneurs et maîtres, belliqueux, nobles primitifs, bêtes blondes si chères à Nietzsche 804  ». Le philosophe du surhomme, de nouveau ? Mais alors complètement relu à l’aune d’une théologie très individualiste (ou très individualisante), et d’un darwinisme à la sauce spencérienne. Où l’on voit qu’attaché à l’esprit de la Frontière, l’individualisme de celui qui possède la capacité de s’affronter à l’événement, et dont le prolongement "naturel" s’appelle la liberté d’entreprise, n’est pas dénué d’ambiguïté 805 .

Et c’est ainsi que le mythe de la Frontière informe une part non négligeable de l’écriture romanesque aux Etats-Unis. Tout un courant s’est ainsi développé, concentré sur l’événementiel, l’objectif étant d’obtenir une efficacité narrative comparable à celle que le cinéma hollywoodien, multipliant les péripéties, a de plus en plus privilégiée 806 .

Aux risques, peut-être, de la saturation et de l’insignifiance. Aux risques, d’un côté, d’un "formatage" pouvant conduire à une uniformisation des productions romanesques 807 , de l’autre d’un renversement complet de l’effet attendu, car cette extrême mobilité de la narration, qui sans cesse rebondit sur de l’inattendu, confine progressivement à l’immobilité. Où l’excès de l’événementiel mène à un récit qui, à privilégier la mobilité dans une volonté constamment renouvelée de suspens, devient presque uniforme, plat. La machine à événement tourne à plein – à vide ? L’effet de surprise s’émousse, l’événementiel perd de son éclat, fait grise mine, proche de la « béance du sens 808  ».

Notes
788.

Frederick Jackson TURNER, cité par Saporta, Histoire du roman américain, Op. Cit., p. 10. La frontière dans l’histoire des Etats-Unis, trad. de l’anglais (américain) par A. Rambert, PUF, 1963, pp.1 et 3. Selon la définition du bureau de recensement américain, la zone de la Frontière est celle qui comporte une densité inférieure ou égale à deux habitants au mille carré – sans bien sûr que ce décompte prenne en compte d’éventuels indigènes… (voir Daniel ROYOT, Jean-Loup BOURGET, Jean-Pierre MARTIN, Histoire de la culture américaine, PUF, 1993, chap. V, « L’espace américain : Frontière et aires culturelles », pp. 175-211).

789.

Turner : « ce qui fait l’originalité des institutions américaines, c’est[…] ce besoin d’adaptation aux changements qui se produisent chez un peuple en pleine expansion – qu’il s’agisse des changements impliqués par la traversée d’un continent, la conquête d’un désert ou la transformation, à chaque stade de cette marche en avant, de conditions économiques et politiques rudimentaires en une vie urbaine complexe » (Op. Cit., p. 3). 

790.

Faisant de Turner un précurseur de Michel Foucault, Munslow écrit que pour lui l’espace est une expérience vécue, ce qui signifie qu’il est socialement produit, informant les activités sociales, l’idéologie, la culture, et c’est à l’intérieur de ce cadre qu’alors se déploie l’événement (« Writing history », Op. Cit., pp. 176-194).

791.

« – Où voulez-vous aller ? – A l’Ouest, répondit Pancho. – L’Ouest, c’est un grand et vaste mot, dit le conducteur. – Enfin, n’importe où.[…] Nos deux types nous ont dirigés vers l’ouest. Tu as cherché des fantômes et j’ai cherché des miracles. C’est d’une évidence parfaite. Nous étions forcés d’aboutir en Californie » (Frederic PROKOSCH, Ma sauvage Amérique, trad. de l’anglais (américain) par M. Sibon, Phébus Libretto, 2004, pp. 122 et 268).

792.

Prokosch, Ma sauvage Amérique, Op. Cit., pp. 237, 32, 48, 121, 251-252.

793.

Ce qui en Europe a pris des siécles, en Amérique se fait en quelques décennies. Il y a d’abord la vie nomade de l’Indien, du chasseur, du trappeur : on est encore à l’ère préhistorique. Puis vient le marchand, certes encore itinérant, mais déjà «véritable pionnier de la civilisation ». La sédentarisation commence avec l’arrivée des cultivateurs et des éleveurs (les ranchs), puis l’évolution atteint son stade ultime, actuel, avec l’industrialisation et les villes.

794.

Turner, Op. Cit., pp. 9-19. Il faut toutefois préciser que les conceptions de Turner ont fait par la suite l’objet de nombreuses critiques. Voici ce qu’écrit par exemple Owen Lattimore, dans Studies in Frontier History[1962] : « Dans une large mesure, alors que Turner pensait avoir vu ce que la frontière a fait de la société, en réalité il a vu ce que la société a fait de la frontière » (cité par Anthony EASTHOPE, « The two narratives of the Western », Writing and America, Longman, London/New-York, 1996, p. 98. Ma traduction). Certes, Turner retourne le principe selon lequel les forces économiques et sociales déterminent l’Ouest américain en affirmant que c’est l’environnement de la frontière qui détermine l’action individuelle. Reste, dit Easthope, que c’est bien la forme d’idéologie de Turner qui est à la base du western (p. 100). J’ajoute à nouveau : et d’un certain type de romans.

795.

Kurt Vonnegut, Galápagos, Op. Cit., p. 148. Ce roman décrit la façon dont quelques passagers de la croisière du Bahia de Darwin parviennent à survivre à l’apocalypse économique et nucléaire qui a ravagé le monde en 1986. Ils seront les ancêtres de la nouvelle humanité qui va naître sur les îles chères à l’auteur de L’origine des espèces. Où l’on voit que, même en 10001986, la théorie darwinienne reste à l’ordre du jour, Vonnegut, à l’entrée du livre, « rappelant à ses lecteurs que plusieurs de [ses] personnages devront, à brève échéance, affronter le dernier test de force et d’astuce à la Darwin » (p. 27)…

796.

La frontière de verre[1995], trad. de l’espagnol (Mexique) par C. Zins, Gallimard, 1999, p. 118.

797.

La formule est de Turner, qui, avant beaucoup d’autres, voit dans l’individualisme le fondement de la démocratie américaine : « l’idéal démocratique [et] l’idéal pionnier de l’individualisme concurrentiel et créateur […] sont essentiels et représentent ce qu’il y a de meilleur dans l’apport américain à l’histoire et au progrès..[…] Ce qui est nécessaire, c’est la multiplication des stimulants et la possibilité, pour les plus aptes, d’entreprendre toujours de nouvelles réalisations » (Op. Cit., pp. 269-270).

798.

Gertrude STEIN y voit l’un des caractères du roman policier – ou roman noir, si emblématique de ce que nous avançons ici, et si important dans la culture américaine (Voir « Pourquoi j’aime les romans policiers »[1937], in Lectures en Amérique, trad. de l’anglais (américain) par C. Grimal, Christian Bourgois, 1978, pp. 229-236). Dans son introduction, Claude Grimal précise que G. Stein aimait particulièrement dans les romans policiers d’E. Wallace et de D. Hammett « l’abondance des événements qui dans leur foisonnement sont loin d’écrire une "histoire", mais qui s’offrent bruts sans faire avancer l’action, sans expliquer les personnages, débarrassés de considérations générales et de développements » (pp. 24-25).

799.

Sam SHEPARD, Motel Chronicles[1982], trad. de l’anglais (américain) par P. Joris, Christian Bourgois, 1985, p. 64. Une phrase de ce recueil est à l’origine de Paris Texas, le film de Wim Wenders.

800.

Ibid., p. 95.

801.

« Mais sous la Lune,[…] les basses-terres leur semblent un rêve, un Envoûtement, la façon dont elles renvoient la Lumière, – qui ne finirait par croire à l’Ouest Eternel ? Avec une puissance qui emporte tout ? Les hommes sont attirés par elles, les femmes aussi, qui laissent là leur ouvrage, – comme si tous cédaient à un vaste courant d’Ouestification. […] quelque chose qui vous prend et vous attire toujours là-bas » (Thomas PYNCHON, Mason & Dixon, Op. Cit., p. 666). Voir Kerouac : « …quand je sens tout ce pays brut rouler en bloc son étonnante panse géante jusqu’à la côte Ouest et toute cette route qui y va, tous ces gens qui rêvent dans son immensité… » (Sur la route, Op. Cit., p. 436).

802.

Il est individualiste – et très généralement masculin pendant longtemps, comme dans le roman d’aventures. Il vit et meurt seul et sans femme. « La virilité – cet autre grand mythe américain », écrit Cabau (La prairie perdue, Op. Cit., p. 20). Qu’on pense à Hemingway, bien sûr…

803.

L’essayiste américain Henry S. COMMAGER (The American Mind[1950]) est cité par Marianne Debouzy (La genèse de l’esprit de révolte…, Op. Cit., p. 42), qui précise que l’idéologie de la classe dominante (celle des affaires) des années 1870-1900 est « caractérisée par l’alliance de concepts théologico-politiques de l’individualisme traditionnel et des concepts sociaux dérivés de la nouvelle science darwinienne ». On y trouve « les éléments traditionnels de l’individualisme américain durcis, renforcés », le « retour offensif d’une certaine forme de puritanisme religieux et social dans les années 1885-1890 », et « l’influence prédominante du darwinisme, la tentative de transplanter et d’adapter les concepts de cette théorie scientifique en terrain économico-politique » (Ibid., p. 40).

804.

London, The road, cité par Chambon et Wicke, Op. Cit., p. 78.

805.

Daniel ROYOT écrit : « Entreprise de la liberté ou exercice de la liberté d’entreprise, l’esprit de la frontière se reflète dans ses héros avec un flou équivoque. L’individualisme forcené peut se donner l’alibi du mythe arcadien » (« Frontière et typologie culturelle », in Frontière et frontières dans le monde anglo-saxon, publié par le Centre d’Etudes des Relations Interculturelles, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1991, pp. 119-126, p. 125). Même type de réflexion chez O. Paz : « A cause de leurs origines (le puritain parle avec Dieu et avec lui-même, mais non avec autrui), à cause, surtout, de leur puissance, les Nord-Américains font merveille dans le monologue : ils sont éloquents et connaissent aussi la valeur du silence. Mais la conversation n’est pas leur fort. Ils ne savent ni écouter ni répliquer » (Le labyrinthe de la solitude, Op. Cit., pp. 185-186).

806.

Les creative schools des universités américaines, dont nombre de romanciers sont issus, prônent très généralement ce genre de littérature. Plus que cause d’uniformité, elles sont une des conséquences les plus visibles de cette idéologie : il s’agit de maintenir l’efficacité des récits, et de donner aux futurs auteurs les méthodes (on ne dira pas les recettes…) à cet effet. Citons, à titre d’exemple, John Irving, dont les romans multiplient les coups de théâtre, enchevêtrant les intrigues avec virtuosité. Se retournant sur sa propre pratique, dans Le Monde selon Garp et L’Hôtel New Hampshire, il met justement en scène telle de ces écoles.

Elles s’appuient souvent sur les célèbres manuels de méthodologie pratique de Robert Penn Warren. Les fictions de ce dernier, dès Les fous du Roi[1946], appliquent ces théories, jusqu’à Un Endroit où Aller[1977], qui pour la sursaturation événementielle, n’a rien à envier aux récits d’Irving. Dans sa "Lecture" de ce dernier roman (trad. de l’anglais (américain) par A.-M. Soulac, Arles, Babel Actes-Sud, 1991), Raymond Las Vergnas parle du « tour catapulteux des récits de Warren, où, après des débuts parfois lents, les péripéties se précipitent en si grand nombre qu’on a pu qualifier son œuvre de mélange de feuilleton de cape et d’épée et de tragédie grecque », où « les cataclysmes se déchaînent et s’enchaînent » (pp. 598-599). De même, à propos du Monde selon Garp[1978], Pétillon écrit que « brusquement, un rouage en entraîne un autre, la machine s’emballe, et ça part : le feu d’artifice. Tout se précipite, et c’est la carambole. La rocambolesque carambole » (Histoire de la littérature américaine, Op. Cit., p. 614).

807.

Ce que Chénetier n’a pas manqué de signaler : « cette osmose profonde entre monde "académique" [des writing seminars universitaires] et écriture a coloré bien des productions, thématiquement[…], ou indirectement, en favorisant une certaine qualité de forme, style ou stratégies narratives » (Au-delà du soupçon, Op. Cit., p. 81).

808.

L’expression est de François Ricard, « L’Amérique ou la rupture », Op. Cit., p. 39.