La frontière sud. Boyle contre Fuentes

Je le redis : je n’envisage ici qu’un aspect de la littérature américaine 809 . Pour étayer le propos, faisons l’analyse en parallèle, et seulement de ce point de vue, deux romans exactement contemporains : The tortilla curtain, de T. Coraghessan Boyle 810 , et La frontière de verre, de Carlos Fuentes. Pourquoi un tel choix ? Parce que les deux écrivains reprennent à leur manière le thème de la Frontière – celle, bien réelle cette fois, qui sépare les Etats-Unis et le Mexique. Tous deux en font l’événement central et fondateur de leur récit. Chacun d’eux se tient de son côté de la frontière 811 , qui dans leur roman est l’endroit improbable, presque inaccessible, toujours recherché, de l’événement. Mêmes lieux, et aussi mêmes personnages : ces immigrés mexicains qui tentent coûte que coûte de franchir les barrières de l’Eldorado pour proposer leurs bras et gagner ainsi de quoi survivre… Ils nourrissent de tels espoirs que parvenir à atteindre l’autre côté devient un événement gigantesque – mais qui tourne bien vite au désenchantement.

Les histoires sont donc bien les mêmes, dans les deux romans. Mais quelle différence dans les récits… Ne parlons pas seulement de talent. La fracture est beaucoup plus essentielle, qui distingue d’ailleurs plus généralement le roman latino-américain de celui du puissant voisin du Nord. Rappelons rapidement les fondements culturels et historiques de cette fracture.

La frontière américano-mexicaine n’est pas seulement spatiale. On aurait par exemple bien du mal à retrouver, sur son versant sud, le sens épique que Turner donne au concept de frontière, coloré de cette puissance vitale qui se combine avec les valeurs humanistes de la démocratie, les valeurs religieuses de rédemption par l’épreuve, le darwinisme spencérien privilégiant les "meilleurs". C’est une force qui va de l’avant, « comme la ligne idéale de la Frontière elle-même ». Du côté Nord, la guerre de 1846-1848 contre le Mexique a signifié, comme lors de la conquête de l’Ouest, l’avancée de la frontière, l’expansion territoriale, l’acquisition et l’exploitation de nouvelles terres 812 . Ce fut, là encore, le terrain de l’aventure individuelle, de la rencontre de l’événement, qu’un John Steinbeck par exemple a traduit ainsi : « Jadis, la Californie appartenait au Mexique et ses terres aux Mexicains ; mais une horde d’Américains dépenaillés et avides submergea le pays.[…] Une vie facile sur une terre d’abondance avait affaibli les Mexicains. Ils n’étaient pas en état de résister, n’étant mus par rien de comparable au désir effréné de posséder de la terre qui animait les Américains 813  ».

Mais on ne doit jamais oublier que dans le mot de "frontière", il y a cette autre chose que dit la formule de Pascal (« vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà »), cela « qui fait que deux mondes qui se côtoient, se refusent et se repoussent ». Loin d’être seulement géographique, la frontière mexico-américaine est aussi culturelle 814 . Sur son versant sud cette fois, du côté des vaincus, aucune valeur pionnière ne lui est associée 815 . Au contraire, elle représente pour les mexicains la perte d’une grande partie du territoire du pays, une tache à l’honneur national, loin d’être effacée plus d’un siècle et demi après. Même dans leurs rêves, la frontière reste « une énorme plaie sanglante ». On est à l’opposé de l’image de « Destin Manifeste, dicté par le Dieu protestant à sa nouvelle Race Elue pour soumettre une race inférieure, une république anarchique, une caricature de nation qui doit de l’argent à tout le monde… 816  »

On aura compris que Fuentes se focalise sur cette fracture culturelle. L’incompréhension est permanente, dissimulée dans le langage lui-même 817  : « Glissant le long des murs de l’Amérique, Dionisio accordait volontiers à un seul pays le nom de tout un continent, il était prêt à sacrifier ce nom sans nom, cette localisation fantasmatique, "les Etats-Unis d’Amérique", ce qui équivalait à s’appeler[…] "l’ivrogne du coin" ou[…] se réduisait à une simple indication telle que "Troisième étage à droite", par rapport à des noms dotés d’une situation, d’une histoire, d’un héritage – Mexique, Argentine, Brésil, Pérou, Nicaragua 818 … » D’un côté, le pays sans nom, sans situation, sans passé, toujours rêvé, toujours fantasmé. De l’autre, des pays chargés d’un lourd passé qui les ancrent en des lieux pétrifiés par tant d’histoire, et d’histoires… On comprend que franchir une telle frontière géographique ne saurait effacer d’un seul coup les frontières culturelles…

Tout le désenchantement des immigrants mexicains vient de là. A son ami l’étudiant "Lord Jim" 819 , Juan le mexicain de La frontière de verre raconte le prestigieux passé de la Cité universitaire de Mexico dont il est issu : « Cela provoqua un rire nerveux chez Lord Jim ; c’était la première fois que Juan s’éloignait de son ami dans un temps, non seulement aussi reculé, mais peut-être interdit, honni de l’âme anglo-saxonne ». Le hiatus s’introduit entre celui qui vient d’une nation sur laquelle pèse tout un long passé historique, et l’autre, né dans ce pays où le passé est proscrit au nom de la farouche tension vers le futur. Comment « les successeurs de Forrest Gump » pourraient-ils comprendre cela, comment pourraient-ils comprendre « qu’il avait fallu des générations et des générations de nonnes, de grands-mères, de nourrices et de vieilles filles pour qu’une ville mexicaine, Puebla, offre à elle seule plus de huit cent recettes de desserts, œuvre de la patience, de la tradition, de l’amour et de la sagesse ? Comment auraient-ils compris, eux dont le suprême raffinement consistait à croire que la vie est comme une boîte de chocolats, une variété préfabriquée, un destin protestant déguisé en libre arbitre ? 820  » Un destin protestant déguisé en libre arbitre, la formule est heureuse pour dire ce mélange de puritanisme et de liberté qui caractérise l’esprit pionnier…

Les américains de Boyle justement, restent, dans l’âme, de ces pionniers. Ils méprisent ces « graisseux (greasers) », ces « dos mouillés (wet backs) 821  » qui envahissent les places de "leurs" villes californiennes… A la frontière entre les deux pays, ils n’ont de cesse d’en ajouter de nouvelles, destinées à les séparer, à isoler ces "chicanos" si proches de ces coyotes voleurs et dévoreurs de leurs animaux domestiques : on multiplie les contrôles, on renforce la surveillance, on surélève les murs d’enceinte des résidences et des propriétés, véritables forteresses, on recrute des milices privées avec chiens de garde et vigiles armés, etc 822

Pourtant l’événement de la rencontre impossible des deux mondes, soigneusement éludé, et même évité comme un malheur, ne peut pas ne pas se produire. Et la catastrophe survient – aux deux extrémités du roman de Boyle. Au tout début, elle prend la forme d’un accident (de la circulation) : la puissante voiture de Delaney l’américain heurte violemment « le petit homme au teint basané ». Bien sûr, celui qui vit dans un univers organisé cherche à rationaliser, à trouver la place de l’événement dans ce monde connu : « Plus tard, "accident dans un monde d’accidents", voire "collision de deux forces contraires", il tenta de tout réduire à des termes abstraits ». Mais rien à faire, l’événement est réfractaire, « c’était à lui, humaniste libéral,[…] que c’était arrivé, et ça le secouait jusqu’aux tréfonds ».

La deuxième rencontre, à la fin du livre, est encore plus "catastrophique", puisqu’elle se fait sur le fond de l’inondation qui envahit la contrée californienne. Delaney, l’"humaniste libéral", est entre-temps devenu une sorte de fou sanguinaire qui veut à tout prix abattre Candido, le mexicain qu’il avait renversé. Car il est s’est persuadé que celui-ci a pour unique but de détruire sa vie bien ordonnée, de corrompre ses valeurs humanistes. Et voilà que ce même Candido le sauve de la noyade dans une ultime scène, très "politically correct" : « Noires, les eaux l’entouraient de tous côtés, il y en avait plus qu’il ne pouvait voir.[…] Mais lorsqu’il vit le visage blanc surgir du tourbillon et la main blanche qui, là, s’accrochait aux tuiles, il tendit la sienne et l’attrapa 823  ».

Certes, l’empathie de l’auteur à l’égard des "chicanos" est évidente et sincère. Inversant les valeurs de la frontier représentés par les personnages de Delaney et de sa femme Kyra, le roman de Boyle choisit pour véritables héros ces "wet back" qui osent franchir la frontière américaine.

Mais c’est aussi un mode d’écriture que cette idéologie de la frontière, et Boyle s’y laisse prendre. Il use de toutes les ficelles narratives qui restent profondément attachées à cette idéologie : son récit se veut efficace, le suspense est savamment ménagé, effets de surprise et rebondissements inattendus sont constants. Accidents de la circulation, incendies, viols, inondations… toute la gamme des événements catastrophiques y passe.

Non que Boyle méconnaisse les bouleversements qu’a connu le roman au cours du XXe siècle : il sait pratiquer la rupture de ton 824 , le saut dans la focalisation – tous procédés devenus courants jusque dans le roman populaire. Et pourtant, même cette alternance des points de vue d’un chapitre à l’autre a pour but de maintenir l’intérêt immédiat du lecteur. On est vraiment dans un récit "à l’américaine", avec tous les procédés et tics d’écriture maintenant aisément reconnaissables – à commencer par ces débuts de chapitres systématiquement in medias res. Si ce type d’entrée en matière crée un "horizon d’attente", nul doute que cette attente n’est jamais déçue…

Au point que si Boyle nous ménage sans cesse des effets de surprise, ils finissent par ne plus surprendre. On sait très vite, par exemple, que lorsque Candido et sa compagne América commencent à remonter la pente, à sortir de leur misérable condition, de nouveaux événements dramatiques ne peuvent que surgir 825 . On les attend, et ils arrivent, avec une régularité métronomique. Dans « l’ordre du roman d’aventures », dit Tadié, « il n’y a pas de question sans réponse, pas de problème sans solution, pas d’attente sans événement ;[…] et réciproquement, pas de réponse sans nouvelle question, pas de solution sans problème, pas d’événement sans attente, jusqu’à la clôture du récit 826  ». América est bien alors un roman d’aventures – jusqu’à l’excès, jusqu’aux frontières de la saturation, voire de la platitude.

C’est ce qui en fait un roman paradoxalement très continu : chaque événement est clairement là pour faire avancer le récit vers ce dénouement en forme de "happy end", moment symétrique de celui qui ouvre le roman, où s’opère l’inversion des rôles entre celui qui devrait être le héros et son envers mexicain. La frontière, pour Boyle, reste ce lieu qui permet à un récit "haletant" de déployer ses séductions… Mais si le héros n’est plus l’américain, l’histoire et sa narration, elles, ne changent pas vraiment de nature. Elles conservent leurs caractères essentiels, de vitesse, de mobilité, d’avancement accéléré. On garde cette idée : pour qu’un récit "fonctionne", il faut sans cesse qu’on y bouge, il faut toujours qu’il bouge. Ainsi, tant du point de vue de l’histoire (multiplicité événementielle) que du point de vue narratif (procédés d’écriture, in medias res, mobilité énonciative, etc.), le roman de Boyle, qui pensait remettre en cause les valeurs traditionnelles de la Nation américaine et de sa littérature, y reste en fait très fidèle.

Il a encore une autre caractéristique de cette littérature, sans doute moins directement issue du roman d’aventures. Celui-ci se "contentait" de multiplier les événements, les aventures, sans pour autant proposer une lecture symbolique du monde 827 . Dans le roman américain au contraire, il n’est pas rare que la force de l’idéologie et de la religion impose de donner à tout prix un sens aux événements, d’une manière parfois obsessionnelle (et même presque paranoïaque, comme cela se verra avec Thomas Pynchon, voire Don DeLillo). D’où la multiplication (là encore…) des possibilités de lectures symboliques 828 , destinées à compenser les dangers de « béance du sens ».

Le roman de Boyle ne déroge pas à cette "règle". Il fourmille d’indices. A commencer par le nom de l’héroïne mexicaine, lourdement significatif : América, c’est à la fois le rêve de l’Amérique et la désillusion qui l’accompagne. La route, parcourue par les puissantes voitures des gringos 829 , est un autre élément doté d’une très forte charge symbolique :

‘« enfin il sortit des buissons et fut sur la route où, déferlement insensé de feux rouges qui se poursuivaient, les voitures des gringos lui passaient devant – mais où se ruaient-ils donc ? Et pourquoi ? Pour se faire du pognon, c’était sûrement ça. Pour se construire leurs tours de bureaux en verre et ajouter des chiffres et des chiffres sur leurs petits écrans de télé tout noirs, pour s’enrichir… voilà, c’était pour ça qu’ils se ruaient. Pour ça qu’ils avaient des bagnoles, des habits et de l’argent alors que les Mexicains n’en avaient pas. » 830

La route devient maintenant une frontière. Pour les uns c’est le lieu de la vitesse et du mouvement. Ils l’avalent au volant de leurs 4x4 le plus rapidement possible, dans leur course effrénée à la richesse, à cette frontière du toujours plus qu’il faut sans cesse tenter de franchir. Les autres la suivent à pied, en boitillant, ce qui encore ralentit leur pas. Ils la traversent au péril de leur vie, puis vacants, inactifs, ils attendent sur la place l’employeur hypothétique qui viendra piocher dans cette main d’œuvre à bon marché. Pour les "wet backs", la route, c’est le lieu de l’immobilité. L’abondance y passe, et l’on tente d’en récolter les quelques miettes nécessaires à la simple survie. Tel est le modeste événement que l’on poursuit…

En apparence, le roman de Fuentes développe les mêmes thèmes, avec les mêmes charges symboliques. Comme dans celui de Boyle, il apparaît impossible que les deux mondes se rejoignent. On le voit bien dans "La frontière de verre", la nouvelle-titre. Un ouvrier mexicain est embauché pour nettoyer les carreaux au dernier étage d’un immeuble new-yorkais. De l’autre côté de la vitre, une businesswoman au « pas ferme, élégant, personnel » est soudain saisie de mélancolie… « Lui et elle, séparés par la frontière de verre » sont irrésistiblement attirés l’un vers l’autre : « il approcha ses lèvres de la vitre. Elle n’hésita pas à faire de même. Les lèvres s’unirent à travers la vitre. Ils fermèrent les yeux tous les deux. Elle ne les rouvrit pas avant quelques minutes. Quand elle retrouva la vue, il avait disparu 831  ». Chacun finalement restera de son côté, la femme dans l’univers des affaires et de la richesse, dans son bureau bien chauffé, lui dans la misère et les petits emplois, dans la neige et le vent…

Oui, les deux mondes, mexicain et américain, ne peuvent même se rencontrer – ce que chacun des deux romans illustre, au niveau de l’histoire. Mais c’est vrai aussi du point de vue de la narration. Car c’est au moins autant dans la forme du récit de Fuentes que l’on mesure la véritable distance des deux mondes.

Longue, infinie, l’Histoire du Mexique, sa relation à ses origines, tant indiennes qu’espagnoles, donnent toute sa force à la vision du monde de ses habitants. Dans Le labyrinthe de la solitude, Octavio Paz décrit l’identité mexicaine dans toute l’ampleur de ses racines et de ses mythologies fondatrices 832 . Composées des passés indiens et coloniaux, elles se mélangent de manière indéfectible avec les rancœurs et les asymétries vis-à-vis du puissant voisin du Nord 833 . Cette manière de solliciter toute l’histoire du monde pour raconter celle de son pays 834 , Fuentes la met en œuvre d’une façon vertigineuse – en particulier dans Terra Nostra, roman qui brasse époques, lieux, personnages historiques.Et il fait de cet autre aspect de la culture mexicaine qu’est la confrontation avec le Nord le thème central de chacune des neuf nouvelles de La frontière de verre.

Les différences entre ce roman et celui de Boyle sautent aux yeux. La rencontre des deux mondes, qui sont aussi ceux des deux romanciers, montre, jusque dans la forme même des récits, qu’ils sont irréconciliables. L’événement de cette rencontre, finalement, paraît bien improbable.

C’est déjà dans la vitesse des récits par rapport aux événements racontés que l’écart est perceptible. Paradoxalement, si chez Boyle on va très vite, le récit de l’événement peut être plus long que l’événement lui-même. Dans la typologie de Gérard Genette 835 on se situerait souvent du côté de la scène, là où le temps du récit (TR) est égal au temps de l’histoire (TH), voire de la pause, où TR est infiniment plus grand que TH. Paradoxalement, l’histoire va vite, qui multiplie les péripéties, mais pas toujours le récit, qui démultiplie les péripéties, pourrait-on dire…L’abondance d’événements chez Boyle ne les empêche pas d’être détaillés. C’est ainsi que l’auteur marque l’importance qu’il leur accorde : ce sont eux et bien eux, et leur multiplicité, et leur rapidité, qui sont au cœur du récit.

Boyle écrit une seule histoire, dont la gradation vers une fin qui apparaît au fil du récit de plus en plus inéluctable, est jalonnée d’effets de surprise et de catastrophes dont la narration est amplement développée. L’ampleur de Fuentes est d’une tout autre nature, qui sollicite toute l’histoire mexicaine pour raconter celle de ses "wet backs"… Contrairement à celui de Boyle, La frontière de verre est un roman très discontinu, par là même toujours très surprenant, y compris dans ses modes d’écriture. Constitué de neuf "nouvelles", sa construction est très complexe. Les personnages peuvent se retrouver d’un récit à l’autre, l’écriture elle-même adopte tous les registres, du monologue intérieur joycien (« Le trait de l’oubli ») aux poèmes (en italiques dans « Rio Grande, Rio Bravo »), du langage parlé (« Malintzin des ateliers ») au récit à la deuxième personne à la manière de La modification de Butor (« Le pari »)…

Fuentes use de tous ces modes d’écriture pour mieux cerner la réalité de cet événement problématique que serait la rencontre des deux univers. Même le paysage exprime ce choc des visions du monde : chez Fuentes les campagnes américaines sont pleines – de panneaux publicitaires, de promesses de richesses. Dionisio, « égaré dans [ce] labyrinthe de la consommation », traduit l’incorrigible traumatisme, la perpétuelle humiliation qu’est pour tout mexicain ce paysage du Texas ou de l’Arizona, qui « n’existerait pas si les Yankees ne nous avaient pas dépouillé de ces territoires. Aux mains des Mexicains, tout cela ne serait qu’une vaste friche.[…] Un vaste désert, il n’y aurait qu’un grand désert de la Californie au Texas ». D’un côté le « pays qui possède tout », de l’autre celui « qui ne possède rien 836 »…

C’est ainsi que des deux côtés la frontière reste un rêve. Au nord perdure celui, mythique, de la Frontière à la façon de Turner : elle demeure ce lieu, plus ou moins réel, plus ou moins imaginaire, où l’événement à tout moment peut surgir. Ce « bout de l’Amérique » qu’est la frontière mexicaine est une « frontière magique » : « Nous avions enfin trouvé la terre magique au bout de la route et jamais nous n’avions imaginé le pouvoir de cette magie », tout y devient possible, comme de rencontrer au détour de la route qui « filait droit comme une flèche » « le fantôme d’un vieux bandit de Tombstone galopant dans l’inconnu son exil solitaire 837  ». Les "routards" de Kerouac ne sont pas déçus – même si, cela va de soi, ils ne tardent pas à repartir vers le Nord, leur seule Amérique…

Au sud du Rio Grande, le rêve n’a pas du tout les mêmes couleurs. « La ligne invisible de la frontière et de ses promesses », c’est une limite en même temps qu’un espoir. Les Etats-Unis sont à la fois cette frontière mythique et l’au delà de cette frontière, où il faut « être toujours disponible pour le hasard », pour l’événement de la richesse : « à elle reviendrait tout l’argent, tout le pouvoir, pour le moment elle ne voyait que le désert nu, mais sa vie pourrait ressembler à cette ville enchantée de l’autre côté de la frontière, des tours dorées, des palais de verre… ». Alors empruntons « la route droite, cette ligne ininterrompue jusqu’à la frontière où elle brisait le verre illusoire de la séparation, la membrane invisible entre le Mexique et les Etats-Unis, pour poursuivre son chemin sur les autoroutes du Nord jusqu’à la cité enchantée, la tentation du désert, illuminée, scintillante… 838  ». Mais bien sûr, presque toujours, l’illusion s’abîme dans une sordide réalité faite de misère et de déchéance. L’événement tant attendu, la traversée de la frontière, a bien eu lieu, mais le rêve tourne au cauchemar et, bien souvent, conduit à la mort.

Et l’événement ultime de la mort justement, cette ultime frontière qui les résume toutes, les synthétise toutes, lui non plus n’a pas le même sens des deux côtés. Voici, dans La frontière de verre, « Le trait de l’oubli » :

‘« Il est mort. C’est pour ça qu’il est né. Pour ça que nous l’avons fait, aimé, élevé, que nous lui avons appris à marcher. Pour qu’il meure. Pas pour qu’il passe comme si de rien n’était. Non. Nous l’avons élevé pour qu’il meure. Comme ça, avec tous ses mots.[…] Une voix me parvient d’un côté de la ligne, qui me dit : "Tu es en train de passer." Une autre vient de l’autre côté et me dit : "Tu es mort." La première voix, celle du côté qui n’est pas le mien, qui se trouve derrière moi, parle en anglais : "He passed away", dit-elle. L’autre, devant moi, parle l’espagnol : "Ya se murio." » 839

La fable est transparente : même s’ils ont besoin de la mort pour donner un parfum d’aventure à leur vie (« he passed away », la mort est en train de passer, mais juste à côté), les américains restent toujours en deçà de la mort, ils n’en veulent rien connaître, ils font "comme si de rien n’était". Ils ont besoin de ce frisson qu’engendre la proximité de la mort pour augmenter la vie. Dans cette l’aire l’événement est aventure – tout en faisant comme si la mort n’existait pas, tout en en cachant au maximum les entours.

Au Mexique, l’événement de la mort fait partie du quotidien, au même titre et même davantage que n’importe quel autre événement. Comme dans le fameux roman du mythique écrivain Juan Rulfo, Pedro Paramo, tout entier hanté par "l’omniprésente absence" du héros éponyme, tournant autour de son cadavre jamais directement visible 840 , toute la culture du pays tourne autour de la mort et des manifestations de l’au-delà. Culte de la mort qui n’est en rien morbide, qui est même, dit expressément Octavio Paz, « un culte de la vie 841  ».

Chez Fuentes, voyez Miss Amy, l’américaine, qui interroge sa bonne mexicaine : « D’après ce que j’entends, vous passez l’année entière à faire la fête, de saint en saint et de martyre en martyre… Pourquoi y a-t-il tant de saints au Mexique ? » Et voici la réponse de Josefina : « Pourquoi y a-t-il tant de milliardaires aux Etats-Unis ? 842  » Ce qui est sanctifié dans l’Amérique protestante, c’est la réussite sociale, qui ne saurait concerner que des gens vivants. Au Mexique, catholique, les saints sont glorifiés parce que gens vertueux, mais surtout morts.

Redisons-le, l’événement que le héros américain sans cesse poursuit, c’est celui qui doit lui permettre de montrer ses capacités et sa force. Il est moins dans ce qui advient que dans la façon dont le héros dépasse l’obstacle qui se dresse sur la route où l’on part à tombeau ouvert (comme si la mort était vaincue) à la rencontre des épreuves. Les surmonter, c’est « ferrer le it », selon le mot de Kerouac, en cet instant splendide où « le temps s’arrête », où se « remplit le vide de l’espace 843  ». L’écriture de Kerouac elle-même prend cette voie, se précipite, saisie par les riffs endiablés, les rythmes effrénés de cette course à travers le pays 844 .

A l’inverse, le Mexique de Fuentes est « pris dans un vertige d’événements imprévus, inexplicables, comme si le pays entier avait vidé ses tripes, était sorti de ses gonds, se fuyant lui-même, s’échappant à grands cris et coups de feu de la prison de l’ordre, des prévisions, de l’institutionnalité ». C’est le pays de l’échec, où tout, toujours, tourne mal, où l’on tombe, « vaincu par le chaos », où l’on voit « des cadavres, des hommes assassinés, des fonctionnaires malhonnêtes, des intrigues sans fin, incompréhensibles, des luttes à mort pour le pouvoir, l’argent, les femmes, les affaires…Mort, misère, tragédie 845  ».

L’événement y serait donc toujours de l’ordre du tragique ? Oui, en n’ayant pas peur de faire référence à Sophocle ou Eschyle – et ce contre l’ironie de Fuentes lui-même : « qu’est-ce qui peut me sauver de cette espèce de capitis diminutio qu’implique le fait d’être "latino-américain", c’est-à-dire un homme qui convertit en mélodrame tout ce qu’il touche : la tragédie lui a été interdite et même ses pires douleurs n’échappent pas à la vaste catégorie du cirque du désastre ? » On n’est pas obligé de le suivre – ou alors en ajoutant que dans le roman latino-américain l’événement mélodramatique parvient presque toujours à avoir les couleurs, la grandeur, la beauté de la tragédie, cette « restauration de l’aube de l’être », pour reprendre la belle formule de Terra Nostra

Les rêves des « dos mouillés » qui traversent le Rio Grande/Rio Bravo ont la même grandeur que ceux du "pérégrin" de ce dernier roman, parti à l’aventure sur la « route saline entre les abondantes moissons de notre mère bienveillante, la terre », vers « le précipice du monde, la cataracte de l’océan, l’inconnu dont on ne savait qu’une chose : qu’il promettait la mort à ceux qui transgressaient la ligne interdite de l’au-delà ». Lui aussi, avec le vieillard qui est son guide, est en route vers « la terre libre qui nous attend de l’autre côté 846  ».

Décidément, même au Mexique, on ne sort pas du rêve de l’Amérique – mais il s’agit alors de cette « terre baptisée par les migrations : Amérique,[…] s’étendant de l’Alaska à la Patagonie »… Tel est l’ultime rêve : « est-il encore temps de nous voir et de nous accepter tels que nous sommes réellement, Yankees et Mexicains, voués à vivre ensemble à la frontière de ce fleuve jusqu’à ce que le monde se lasse, ferme les yeux et se tire une balle en confondant la mort et le sommeil ? 847  ». L’événement d’une telle rencontre est-il définitivement utopique ? Et quelle sera l’avenir de ces deux littératures ? Celle du Mexique, et plus généralement de l’Amérique latine, pourra-t-elle continuer à nous offrir des écrivains dont l’ampleur des histoires, la richesse de l’écriture saura résister au "formatage" de la culture du puissant voisin ?

Notes
809.

Je m’en voudrais de prêter le flanc au reproche que fait Brémond à Propp : celui de définir une forme (celle du conte) en faisant mine de retrouver ses traits dans les exemples qui ont précisément servi à constituer le corpus étudié… (Logique du récit, Op. Cit., pp. 11 à 47).

810.

1995. Version française : América, trad. de l’anglais (américain) par R. Pépin, Grasset, 1997.

811.

Même si La frontière de verre tourne autour du Rio Grande/Rio Bravo, du côté du Texas donc, alors qu’América se passe en Californie, l’essentiel n’est pas là : c’est bien la frontière américano-mexicaine qui est le lieu commun central des deux romans.

812.

1 M. Debouzy écrit que la guerre hispano-américaine « présenta, pour beaucoup d’américains, les caractères de la grande aventure à l’échelle de la nation. Après la conquête de l’Ouest, l’imagination populaire acceptait volontiers l’idée que l’Amérique se lançât à la conquête du monde » (La genèse de l’esprit de révolte …, Op. Cit., p. 346). Voir Daniel ROYOT : « Dans l’esprit des expansionnistes du Sud comme de l’Est, la guerre du Mexique apparut en 1846 comme une œuvre civilisatrice qui engageait les Etats-Unis à conquérir l’ensemble du continent au nom d’un messianisme que traduisait la formule du "Destin Manifeste" » (in Histoire de la culture américaine, Op. Cit., p. 176).

813.

Les raisins de la colère, Op. Cit., p. 323.

814.

Selon l’historien américain Donald Meinig, la guerre de conquête de 1846-1848 a tracé « une ligne de démarcation délimitant ce qui est devenu l’une des principales frontières culturelles du monde » (cité par William G. ROBBINS, « L’émergence de la nouvelle histoire », in Le mythe de l’Ouest. L’Ouest américain et les "valeurs" de la Frontière, revue Autrement, H.S. n° 71, octobre 1993, pp. 55-70. P. 64).

815.

Comme l’écrit David Weber, autre historien américain, « au Mexique, on ne trouve aucun équivalent à l’idéal américain de la vie de pionnier. Il n’existe pas le moindre mythe de la frontière à partir duquel un Turner local pourrait bâtir un édifice intellectuel crédible » (cité par W. Robbins, Ibid., p. 64).

816.

Carlos Fuentes, La frontière de verre, Op. Cit., pp. 267 et 277.

817.

Même le vocabulaire qui sert à désigner cette frontière américano-mexicaine est révélateur. Aux Etats-Unis, si la boundary (borne, limite) est la frontière canadienne, celle du Mexique est une border. Or, selon l’historien Raul Fernandez, l’usage généralisé des termes border et border town (ville frontière) « s’accompagne de connotations négatives qui suggèrent l’instabilité et l’hostilité » » (Cf. W. Robbins, Op. Cit., p. 66).

818.

La frontière de verre, Op. Cit., p. 77. De la même façon, dans Frontière ou Tableaux d’Amérique, roman du québécois Noël AUDET (Montréal, XYZ éditeur, 2003, p.217), lorsque le douanier lui dit qu’ « elle est indigne d’entrer en Amérique », Maria Moreno, la mexicaine, se rebelle : « Elle a envie de leur crier des injures, de leur dire qu’ils ont usurpé à leur seul usage le nom d’Américains, comme des prétentieux ». Ne commets-je pas, moi aussi, le même abus de langage, parlant du roman "américain" ? Simple commodité, peut-être, mais qui n’en est pas moins révélatrice…

819.

N’est-il pas singulièrement révélateur que le surnom du héros américain soit justement tiré d’un roman d’aventures ?

820.

La frontière de verre, Op. Cit., pp. 50 et 72.

821.

« Imagine toutes les histoire idiotes qu’on lit sur le Mexique[…] et toute cette merde dont on emmerde les graisseux et apparentés… » (Kerouac, Sur la route, Op. Cit., p. 393). « Putain de wetbacks! grogna Jack... » (Boyle, America, Op. Cit., p. 281). « Salvador Ayala[…] se transforma en "dos mouillé", c’est-à-dire en clandestin qui traverse le fleuve de nuit et se fait cueillir de l’autre côté par la police des frontières » (Fuentes, La frontière de verre, Op. Cit., p. 244).

822.

Comment ne pas penser ici au Mur que veut ériger le président Bush le long de la frontière mexicaine…

823.

América, Op. Cit., pp. 13 et 344.

824.

Ou le clin d’œil au lecteur, comme pour dire : je ne suis pas dupe de mes procédés d’écriture, je sais qu’on ne peut plus écrire en toute innocence. Ainsi dans Water Music[1981] : « A ce stade de l’histoire des mœurs, il était considéré de rigueur pour une héroïne de perdre connaissance face à des événements si soudains et dévastateurs » (cité par M. Chénetier, Op. Cit., pp. 288-289. Voir la trad. de R. Pépin, Phébus Libretto, 2001, p. 261) Chénetier écrit : « La conscience de soi et de l’activité littéraire use volontiers de gestes narratifs ironiques, recourt à des clins d’œil destinés à populariser la distance qu’il est devenu presque naturel de mettre entre soi et des modes d’écriture considérés comme périmés » (p. 102). Périmés certes, mais que le détour de l’ironie permet encore d’utiliser…

825.

Selon Rivière, l’émotion due au roman d’aventures proviendrait de cette attente de quelque chose, « qui va arriver, qui est à a fois absolument inconnu et absolument inévitable » (Le roman d’aventures, Op. Cit., p. 74). Peut-être le risque est-il alors que l’inévitable prenne le pas sur l’inconnu…

826.

Le roman d’aventures, Op. Cit., p. 8.

827.

Sauf avec Conrad bien sûr, on l’a vu, si à part…

828.

On a supprimé le psychologisme, mais c’est le symbolisme qui le remplace. Cabau écrit que le roman américain, « moins soucieux de réalité et de vraisemblance,[…]s’intéresse moins aux caractères qu’à l’action, qui est plus agitée, plus libre.[…] Des événements surprenants, voire surnaturels, peuvent s’y produire. La pesanteur du réalisme n’y retient jamais la fiction. En revanche, les événements et les objets y prennent souvent une valeur symbolique » (La prairie perdue, Op. Cit., p. 17).

829.

On en donne la marque : c’est la leçon d’Hemingway… Celle de Delaney est immatriculée PILGRIM, en souvenir des premiers colons venus d’Angleterre : le côté "pionnier" n’est pas l’oublié du symbolisme…

830.

América, Op. Cit., p. 97.

831.

La frontière de verre, Op. Cit., pp. 203-210.

832.

D’autres écrivains, non mexicains, ont su donner des images saisissantes de ces mythologies : D.H. Lawrence (Le serpent à plumes), M. Lowry (Au-dessous du volcan), J.M.G. Le Clézio, Antonin Artaud….

833.

L’essai de Paz est une longue réflexion sur ce qui fait la spécificité du "mexicain", en regard et en opposition à l’"américain". Il écrit notamment : « L’histoire du Mexique est celle de l’homme qui cherche sa filiation, son origine.[…] Il semble que le monde soit, pour les Américains, quelque chose qui peut être perfectionné ; pour nous quelque chose qui peut être rédimé. Ils sont modernes. Nous,[…] nous croyons que le péché et la mort constituent le fond de la nature humaine… Les Etats-Unis ne nous écoutent ni ne nous regardent : ils marchent et, en marchant, ils s’emparent de nos terres et nous écrasent.  » (Op. Cit., pp. 21, 25, 185).

834.

Manière qui paraît typiquement latino-américaine. Qu’on songe à Cent ans de solitude, du colombien Gabriel Garcia Marquez, à La guerre de la fin du monde du péruvien Mario Vargas Llosa, au Diadorim du brésilien Joaõ Guimaraes-Rosa, aux romans du colombien Alvaro Mutis, aux romans des îles caraïbes (Le monde halluciné du cubain Reinaldo Arenas, Paradiso du cubain José Lezama Lima, Tout-monde d’Edouard Glissant)…

835.

Voir Figures III, Op. Cit., pp. 129-130,

836.

La frontière de verre, Op. Cit., pp. 97-99.

837.

Kerouac, Sur la route, Op. Cit., pp. 386 à 396.

838.

La frontière de verre, Op. Cit., pp. 71, 24, 27, 33.

839.

Ibid., pp. 108-109.

840.

Juan RULFO, Pedro Paramo[1955], trad. de l’espagnol (Mexique) par R. Lescot, Imaginaire Gallimard, 2000.

841.

« …les Américains désirent utiliser la réalité, plutôt que la connaître. Dans certains cas, comme par exemple la mort, non seulement ils n’en veulent rien savoir, mais visiblement, ils évitent son idée.[…]La contemplation de l’horreur, sa familiarité, la complaisance pour elle, constituent au contraire un des traits les plus notables du caractère mexicain.[…] Notre culte de la mort est un culte de la vie, de la même façon que l’amour, qui est faim de vie, est désir de mort » (Le labyrinthe de la solitude, Op. Cit., pp. 23-24).

842.

La frontière de verre, Op. Cit., p. 177.

843.

Sur la route, Op. Cit., p. 292.

844.

Chénetier écrit, à propos de Sur la route : « l’écriture, réputée "tapée au kilomètre" dans une sorte de transe narrative sur un rouleau de papier journal, transcrit les crépitements d’une aventure ; elle se fait aventure elle-même » (Op. Cit., p. 40).  

845.

La frontière de verre, Op. Cit., p. 199.

846.

Une certaine parenté[1980], trad. de l’espagnol (Mexique) par C. Zins, 1981, p. 202. Terra Nostra, Op. Cit., t. II, p. 289. T. I, pp. 543 et 544.

847.

La frontière de verre, Op. Cit., pp. 246, 284.