A la frontière ouest : le Pacifique

Formatage… Depuis que la "frontière" Pacifique a été touchée, la littérature nord-américaine aurait-elle piétiné ? Arrivée à ce "bout" elle se serait retournée sur elle-même, comme si elle se heurtait à cette fin hégélienne de l’Histoire que matérialiserait la côte californienne. La frontier est une notion d’essence terrienne. Elle délimite un territoire qui la limite en retour. Cette circularité du concept empêche qu’il (ou elle) puisse s’étendre à l’infini, contrairement au temps et à l’imaginaire. Enfermé dans l’espace qu’en même temps il enserre, le mythe de la frontière finirait donc par tourner à vide, la kyrielle d’événements qu’il engendre finirait par apparaître répétitif ou redondant…

Kundera suggère que c’est là un trait spécifique de ce mythe : « la répétition n’est que l’une des manières de rendre la frontière visible 848  ». "L’écrivain voyageur" suisse Nicolas Bouvier n’a alors peut-être pas tort d’être quelque peu désenchanté : « Sur les plages de Malibu, de Venice, de Santa Monica, j’ai bien compris que le mythe de l’Ouest, le "Westward-Ho" qui est à l’Amérique ce qu’Eschyle est à la tragédie grecque, était dilué dans les vagues énormes et grises, et froides. Que c’en était fini de l’Ouest : aucun Californien allant à Guam ou aux Philippines ne dira "I go West". Sur les plages du Pacifique, l’Ouest s’enroule sur lui-même comme une vague heurtant la plage 849  ». Ce n’est plus un barrage contre le Pacifique, comme dans l’Extrême-Orient de Marguerite Duras : à son autre extrémité, ce serait l’océan qui deviendrait le barrage renvoyant les mêmes vagues d’aventures, les mêmes rouleaux d’événements ramenés sur le rivage du livre par "le ressassement éternel" des mêmes thèmes…

A savoir si Gothique Charpentier, le roman de William Gaddis, n’a pas raison de montrer le côté inquiétant de la figure du héros sauveur du monde, dont l’un des persistants avatars est le prêcheur halluciné… La fable de Gaddis est-elle transposable à la littérature américaine, envahie de ces productions formatées où l’événement succède à l’événement, sans temps mort, pour que le lecteur n’ait pas le temps de souffler, de prendre son temps ? Ce même Gaddis n’utilise justement pas les armes de ceux qu’il combat : pas de récit moins "haletant", moins "palpitant", que Gothique Charpentier, si éloigné du lieu commun du héros toujours destiné à susciter, puis à surmonter les obstacles comme autant d’événements.Ici les obstacles, dérisoires, ce sont par exemple ces incessantes sonneries du téléphone dont la stridence perce les rêves, et qui « fracassent le soleil 850  »…

En ce sens, les Candido et América de Boyle ne sont-ils pas américains, n’ont-ils pas déjà mérité dès le début du roman leur statut de citoyens des Etats-Unis, par la forme même du récit de leurs aventures ? Ils sont à l’opposé des personnages de Gaddis, comme ce vieux balayeur qui hante les pages de Gothique Charpentier : fatigués, inutiles, ceux-ci glissent dans la fiction en s’effaçant, à peine visibles 851 . Les seuls événements qu’ils rencontrent sont ces feuilles que l’automne détache des arbres et qu’ils ont pour tâche de ramasser, métaphores parfaites de leur passage fugace dans le récit…

Les américains en auront-ils un jour fini avec la frontière ? En 1960, dans son fameux discours-programme destiné à lancer la conquête de l’Espace (le cosmos cette fois, puisque l’aventure terrestre paraît avoir sillonné tout le sien), le président Kennedy parlait de « New Frontier ». Jacques Cabau terminait son étude de 1966 en évoquant les nouvelles formes que revêt la quête de la frontière – cette fois dans les contrées inexplorées de l’espace intérieur, ou du conflit du légal et de l’illégal : drogue (Burroughs, Selby, le premier Boyle), mysticisme (Annie Dillard), psychanalyse (Philip Roth) 852 … Décidément, le rêve américain continue de fonctionner, et même lorsque la Prairie est "perdue", « même sous la forme parodique et dégradée que lui donne Arthur Miller dans The Misfits, ce rêve, cinquante ans plus tard, n’est-il pas toujours indéracinable ? 853  » Cette dernière déclaration de Turner semble pleinement d’actualité pour la littérature américaine :

‘« L’intellectuel américain doit à la frontière ses traits les plus marquants : […]une tournure d’esprit pratique et inventive, prompte à trouver des expédients ; […]une énergie inlassable ; un individualisme foncier au service du bien et du mal, et avec tout cela la vivacité et l’exubérance que donne la liberté.[…] Il serait imprudent de prétendre que la vie américaine a perdu [son] caractère expansionniste. Le mouvement l’a toujours caractérisée ; et à moins que celui-ci n’ait aucun effet sur la formation d’un peuple, l’énergie américaine aura toujours besoin d’un champ d’action accru 854  »’

La littérature américaine serait-elle donc entièrement soluble dans les valeurs de la Frontière 855  ?

Pourtant voici la conclusion de Nicolas Bouvier : « Cette vague qui s’enroule, c’est Hollywood, John Ford, John Huston : tous les westerns sont une façon de revivre ce qu’on ne peut plus vivre. Ce mythe mort, et le cinéma qui est né sur cette côte réaniment de vieux fantômes dont l’Amérique a encore besoin 856  ». Mais alors, si le mythe est mort, vive le mythe ! Comme il est dit dans L’homme qui tua Liberty Valance, le western de John Ford [1961], « quand la légende entre dans les faits, il faut diffuser la légende ». Lorsqu’en 1893 Turner prononce sa conférence, l’expansion territoriale s’est achevée sur la côte Pacifique, mais cela ne marque pas, bien au contraire, la fin de la quête de la Frontière. Lorsque Loudon, le héros de Stevenson, arrive « sur les bords extrêmes de cette côte occidentale », cela ne signe pas l’arrêt de mort de ses rêves. San Francisco, qui « garde les portes du Pacifique », devient pour lui « le port d’accès vers un autre monde, vers une époque antérieure de l’histoire de l’homme ». Face à « l’immense Pacifique », il s’imagine comme le successeur du légionnaire romain à la conquête du monde : « malgré l’espace et le temps qui nous séparaient,[…] j’étais l’héritier de cet homme et tout semblable à lui : nous nous tenions tous deux à la limite de l’Empire Romain (ou, comme nous disons maintenant, de la civilisation Occidentale), plongeant nos regards vers des régions encore non "romanisées" 857  ». Où l’on voit que la fin de la "Frontier", au sens terrien, lui ajoute, sur fond de nostalgie de cette épopée de la Conquête, une dimension imaginaire qui se manifeste dans la multiplication des possibilités événementielles 858 . C’est dans ce registre que vont s’illustrer certains romanciers majeurs.

Comme Paul Auster. Marco Stanley Fogg, le personnage central de Moon Palace, quitte New-York et, après un long périple à travers l’espace américain, parvient lui aussi aux rives du Pacifique (« J’étais arrivé au bout du monde, et au-delà ne se trouvaient que de l’air et des vagues, un vide qui s’étendait sans obstacle jusqu’aux rives de la Chine »). Mais il est loin de croire qu’il a atteint le bout du chemin, bien au contraire : « C’est ici que je commence, c’est ici que débute ma vie 859  ». Pour lui comme pour le Loudon de Stevenson, le Pacifique est l’espace de toutes les aventures possibles, de toutes les régénérations.

De même, dans le roman de Kurt Vonnegut déjà cité, c’est fort normalement au cœur du Pacifique, dans les Galápagos, ces îles si chères à Darwin, que l’humanité va survivre, malgré ses chances infimes : « Nombre d’événements qui devaient avoir des tas de répercussions un million d’années plus tard étaient donc en train de se dérouler dans un tout petit endroit de la planète 860  ».

Les côtes pacifiques ne sont donc pas le bout du monde, et n’éteignent pas les rêves qui accompagnaient la marche vers la Californie. Lorsque les chômeurs des Raisins de la colère entament la leur, les pas dans ceux de leurs ancêtres pionniers, ne poursuivent-ils pas les mêmes mirages de richesse, de terres vierges à exploiter, d’or à découvrir 861  ? Le cheminement vers ces contrées où « le printemps est merveilleux », où « les vallées sont des mers odorantes d’arbres en fleurs, aux eaux blanches et roses », prend des allures d’exode vers la Terre Promise, vers « ces vastes et bibliques régions du monde » qui sont aussi au « bout de la route 862  » des personnages de Kerouac. Plus l’épopée de la Frontière s’éloigne dans le temps, plus son caractère mythique, capable de lancer les gens sur les routes d’une hypothétique fortune, se renforce : « …le soleil se leva derrière eux, et alors… brusquement, ils découvrirent à leurs pieds l’immense vallée.[…] Les vignobles, les vergers, la grande vallée plate, verte et resplendissante, les longues files d’arbres fruitiers et les fermes. Et Pa dit : – Dieu Tout-Puissant ![…] J’aurais jamais cru que ça pouvait exister, un pays aussi beau 863  ». Les héros de Steinbeck, même (ou plutôt surtout) en pleine crise sociale, sont toujours en quête de "La perle", cette fortune qu’à l’Ouest on va forcément faire : « on aura une petite ferme. On aura une vache, et peut-être bien un cochon et des poulets… 864  »

Pour devenir de plus en plus imaginaire, la frontière ne perd pas son caractère spatial. Il s’agit, toujours, de se déplacer, au plus vite, d’aller vers un par-delà qui revêt de multiples formes. On a déjà évoqué la plus courante, celle qui paraît donner comme un "ton" général à nombre de fictions nord-américaines : ces événements qui se bousculent en un incessant tourbillon, comme dans le roman de Boyle.

Notes
848.

Milan KUNDERA, Le livre du rire et de l’oubli, Op. Cit., p. 249. Mais il est vrai que pour son personnage « la frontière est constamment avec nous, indépendamment du temps et de notre âge, bien qu’elle soit plus ou moins visible selon les circonstances ». La répéter, comme semblent le faire, parfois, les américains, c’est alors effectivement la rendre, au cœur de leur vision du monde, visible, ô combien, …

849.

Nicolas BOUVIER, Le hibou et la baleine, Genève, éditions Zoé, 2003, p. 31.

850.

Gaddis, Gothique charpentier, Op. Cit., p. 43.

851.

« …debout là observant l’arrivée matinale du vieil homme dehors au coin, balai dans une main et la pelle aplatie dans l’autre comme venant au rapport… » (Ibid., p. 202).

852.

Cette plasticité de la théorie de la Frontière lui permet de « s’appliquer à une multitude d’événements et de développements de l’histoire américaine, de la période coloniale à l’époque de Franklin D. Roosevelt et même jusqu’à nos jours. Cette théorie analyse comment le caractère américain s’est orienté dans certaines directions : pourquoi les Américains sont impatients, énergiques, matérialistes, possessifs, etc. Cela explique aussi l’enthousiasme avec lequel ils se sont lancés dans l’exploration de l’espace » (Wilbur JACOBS, « Frederick Jackson Turner : la théorie de la Frontière », in Le mythe de l’Ouest.., Autrement, Op. Cit., pp. 19-26. P. 20).

853.

Bernard POLI, 1875-1917. Mythes de la frontière et de la ville, Armand Colin, coll. U2, 1972, p. 238.

854.

Turner, La frontière…, Op. Cit., pp. 45 et 32. Voir également ceci : « L’humour, l’intrépidité et l’énergie des pionniers, comme leurs pires vices, ont marqué d’une façon durable la littérature, la langue et le tempérament américains » (note 2, p. 28).

855.

Il serait aisé de trouver des contre-exemples, bien sûr – comme Henry James, dont toute l’œuvre se construit sur un refus radical de l’espace américain. Sophie BRIDIER écrit que James, dans la nouvelle le coin plaisant, s’oppose au « lexique de la grandeur, de l’élévation, de l’ascension qui représente[…] l’idéologie de l’empire capitaliste étasunien » (« Espace et écriture aux Etats-Unis : Le coin plaisant de Henry James et Bartleby de Hermann Melville », in Américana, textes réunis par B. Terramorsi, Publication du Centre de Recherche Littéraires et Historiques de l’Université de La Réunion, L’Harmattan, 1994, pp. 133-158 (p. 142).

Chez James, tout se passe dans le confinement des salons à l’atmosphère victorienne (Washington square, Un portrait de femme). Ou alors, fuyant la vacuité de l’espace américain, ses héros traversent l’Atlantique à contresens des pionniers, à la rencontre de personnages déjà proustiens (Les ambassadeurs)... Mais cette exception ne confirme-t-elle pas la règle, si c’est en quittant l’Amérique que l’on peut écrire autre chose que du roman américain. Que l’on peut… car il y a des contre-exemples au contre-exemple de James : Henry Miller, Hemingway… Je me garderai de proposer des lectures définitives, voire totalitaires…

856.

Le hibou et la baleine, Op. Cit., p. 31.

857.

Stevenson, Les trafiquants d’épaves, Op. Cit., p. 144.

858.

Comme l’écrit Royot, « après 1890, la Frontière appartient désormais au patrimoine culturel et prend valeur mythique » (Histoire de la culture américaine, Op. Cit., p. 191).

859.

Moon Palace[1989], trad. de l’anglais (américain) par C. Le Bœuf, Arles, Actes Sud, 1990, p. 364.

860.

Galápagos, Op. Cit., p. 134. Vonnegut s’amuse à concentrer sur des événements microscopiques, comme sur la partie étroite d’un sablier, l’évolution dont va émerger l’humanité nouvelle : « Les événements et circonstances cruciaux qui, à mon avis, présidèrent à la survie miraculeuse de l’humanité jusqu’à nos jours, j’en ai maintenant pratiquement fait le tour [vers la fin du roman]. Il m’en souvient comme de clés aux formes bizarres et qui, toutes, auraient fermé des tas de portes pour n’ouvrir que la dernière – celle du bonheur parfait » (p. 260).

861.

A propos du roman de Steinbeck, Cabau écrit même : « Plus les Etats-Unis se civilisent, s’urbanisent, se centralisent, plus le mythe de la frontier se charge de significations, de protestations nouvelles contre l’oppression, l’injustice et la misère » (La prairie perdue, Op. Cit., p. 21). 

862.

Kerouac, Sur la route, Op. Cit., p. 423.

863.

John STEINBECK, Les raisins de la colère, Op. Cit., pp. 483 et 316-317.

864.

Des souris et des hommes, cité par Cabau, Op. Cit., p. 31, qui écrit encore que Steinbeck « reprend, en pleine crise, le mythe optimiste de la frontier : avoir un petit ranch à soi, là-bas, dans l’Ouest ».