La frontière nord : l’Alaska de Hawkes

Une autre façon de revivifier le mythe, c’est de ressusciter certains événements tout droit issus des visions des pionniers, telle la rencontre de ce « vieux cheval blanc qui galopait dans la plaine 865  » venu, au moins, de Melville. Il croise la route des "anges vagabonds" de Kerouac : « Je vis alors une apparition : un cheval sauvage, blanc comme un spectre, venait au trot sur la route[…]. Le cheval était blanc comme neige et géant et presque phosphorescent… ».

Ou bien la chasse à l’ours, reprise des récits de trappeurs façon Fenimore Cooper. Déjà sujet de la nouvelle éponyme de Faulkner 866 , l’épisode est au cœur d’Aventures dans le commerce des peaux en Alaska, roman de John Hawkes. Dans « cette dernière frontière de l’aventure » qu’est l’état le plus septentrional des Etats-Unis 867 , où « seuls peuvent survivre les plus robustes, les plus braves, les plus intelligents », la rencontre avec l’ours kodiak prend des allures de légende, puisque « chaque homme d’Alaska – un vrai – est en lui-même une légende ». « L’oncle Jake », père de Sunny, la narratrice, abat « Son Abomination, le plus gros ours d’Alaska que Johnson eût jamais vu ». Une bonne vingtaine de pages sont nécessaires au héros du combat pour narrer ses exploits (là encore, on le voit, TR est supérieur ou égal à TH…). Plus loin dans le roman, c’est Martha Washington, l’arrogante féministe, qui arbore les cicatrices de la lutte qu’elle a menée durant une nuit entière contre une ourse qu’elle a fini par abattre de son "357-Magnum" 868 .

John Hawkes est d’ailleurs un cas intéressant. Voilà un écrivain qui est passé d’une contestation généralisée du roman et de ses codes 869 à Aventures…, où il renoue avec un style romanesque beaucoup plus traditionnel, qui privilégie l’événement "sensationnel". Puisque les grandes plaines américaines ne sont plus lieux d’aventure, ses héros, ou plutôt ses héroïnes, partent la chercher dans l’« Alaska des rêves ». On trouve donc dans le récit de Hawkes tous les ingrédients du roman d’aventures – jusque dans ses effets stylistiques. A titre d’exemples, citons ces courtes prolepses qui annonce les moments de drame intense : « Le jour est arrivé. Inévitablement. Le jeudi 3 octobre 1935 », ou, plus loin : « Et le jour arriva. Inexorablement ».

Hawkes marque fortement qu’il a trouvé là les dernières contrées propices à l’événement. C’était l’île pour Stevenson, la jungle africaine pour Conrad, asiatique pour Malraux. Cette fois, c’est le Grand Nord – sur les pas de London... L’aventure fait en quelque manière partie de la définition de ces lieux « d’où peut jaillir tout à coup le génie de l’inattendu ».

Autre élément caractéristique du roman d’aventures qui se retrouve dans Aventures… : la relation complexe et ambiguë à l’événement de la mort. « Ici, la mort, on l’empoigne à bras-le-corps », elle ne peut être que grandiose, se draper des figures de la légende : « la mort, ici, ce n’est pas la même chose que dans l’est,[…elle] est grande et formidable comme le Territoire lui-même ». Jusqu’au point où on se dit : « jamais je ne m’en tirerais pour raconter mon aventure », mais bien sûr, nous le savons, on ne meurt pas, ce serait la disparition de l’aventure, et de son récit...

Il faut encore relever l’absence de préoccupation "réaliste" de Hawkes, qui pourrait parfaitement contresigner certaines déclarations de Stevenson 870 . Citons le chapitre où Sunny décrit les visions qu’elle a de son père mort, « roi dans son tombeau » qui l’interpelle du fond d’une crevasse où « le soleil a formé une catacombe de verre ».

Quelle nouveauté y a-t-il finalement dans le roman de Hawkes ? Faut-il se fier au titre, et le lire comme un roman d’aventures classique ? Pas tout à fait. Car ces espaces désolés, battus des vents, balayés de tempêtes de neige, deviennent le lieu d’une découverte essentielle : « la dernière frontière, c’est la femme, et non pas l’Alaska ». En définitive, puisque selon la géographie terrestre tout est découvert, reste à en parcourir une autre, dont tous les continents sont loin d’être explorés, celle du sexe. Ce serait l’ultime aventure que de découvrir ce que cache ce « mot amusant, gentil comme un serpent vert tout raide dans la bouche », quels événements s’y dissimulent. Voilà le nouveau « cœur de l’inattendu », qui maintenant vous « jette au bord de la falaise 871  ». Et une part non négligeable du livre est consacré aux exploits de Sunny qui, de son père, a hérité la faculté de raconter ses « aventures » (les guillemets soulignant dans son cas leur caractère sexuel) dans « le plus fameux bordel du Grand Nord » qu’elle a créé de ses mains – et de sa féminité. S’inventer de nouvelles frontières, en lien avec celle plus traditionnelle de l’aventure, voilà un moyen de rejouer la partition de la Frontière…

Notes
865.

T.S. Eliot, cité par Pétillon, La grand-route, Op. Cit., p. 54. Pour Melville : « Le Cheval Blanc de la Prairie est célèbre dans nos annales de l’Ouest et dans les traditions indiennes[…]. Il était le Xerxès élu d’immenses troupeaux de chevaux sauvages dont les pâturages n’avaient alors d’autres limites que les Montagnes Rocheuses et les Alleghanies. Flamboyant à leur tête, il les conduisait vers l’ouest, comme l’étoile choisie, chaque soir, dirige les phalanges de lumière.[…] Dans ce monde, non encore déchu, de l’Ouest, son apparition impériale, archangélique, recréait, aux yeux des vieux trappeurs et des chasseurs, la gloire des premiers âges lorsque Adam s’avançait dans sa divine majesté, le front haut, sans peur, semblable au puissant coursier… » (Moby Dick, Op. Cit., p. 224). La citation de Kerouac vient de Sur la route, Op. Cit., p. 417. 

866.

« Il avait seize ans. Pendant six ans, il avait écouté parler les hommes.[…]Ce qu’ils disaient de la brousse, des grands bois[…]. Ce qu’ils disaient des hommes, ni blancs, ni noirs, ni rouges, mais des homme, des chasseurs[…]…La plus belle de toutes le vies… Dans son idée, ils s’en allaient non pas chasser l’ours et le daim, mais ils se rendaient à un rendez-vous annuel avec l’ours qu’ils n’avaient pas même l’intention de tuer » (« L’ours »[1941], in Descends Moïse, trad. de l’anglais (américain) par R.-N. Raimbault, Imaginaire Gallimard, 1995, p. 163).

867.

La nouvelle Frontière est ici le Nord – comme pour les canadiens : « Le Nord est familier au public lecteur anglophone qui le considère comme la région par excellence de l’aventure et du défi » (Jack WARWICK, L’appel du Nord dans la littérature canadienne française[1972], cité par Jean-Michel LACROIX, « Le Canada, pays des frontières ou pays sans frontières ? », in Frontière et frontières dans le monde anglophone, Op. Cit., pp. 163-171. P. 164). Lacroix ajoute : « au Québec, notre Ouest, c’est le Nord ».

868.

Aventures dans le commerce des peaux en Alaska, Op. Cit., pp. 54, 215, 338, 96, 371-378. Et quand Irving paraît se moquer de cette prédilection en introduisant l’animal comme spectacle de foire dans presque tous ses romans, n’est-ce pas peut-être pour enjoindre à ses collègues écrivains de cesser de massacrer la pauvre bête ? Comme un plaidoyer pour la Liberté pour les ours, titre de l’un de ses romans[1990], comme une reprise d’un incipit de Dos Passos : « Un ours noir se promène en liberté dans les allées de Hyde Park » (42e parallèle)…

869.

« Je me suis mis à écrire de la fiction, persuadé que les vrais ennemis du roman étaient l’intrigue, le personnage, le décor et le thème » (cité par Lazare BITOUN et Claude GRIMAL, Le roman américain après 1945, Nathan Université, 2000, p. 109).

870.

Est-ce de Stevenson, cette profession de foi : « Seule l’imagination a de l’importance et le langage est son canal.[…] La réalité que l’écrivain discernerait avant de commencer d’écrire ne m’intéresse pas. Je n’ai aucune confiance en ceux qui croient savoir ce qu’est la réalité » ? Non, de Hawkes (cité par Chénetier, Au-delà du soupçon, Op. Cit., pp. 51-52).

871.

Aventures dans le commerce des peaux, Op. Cit., pp. 67, 433, 296, 407, 238, 216, 215, 438, 15, 17, 29-30.