La ville et ses frontières

Celle-ci séparait la "civilisation" et les espaces vierges de la conquête. Que la ville ait pu elle aussi jouer le rôle de frontière, est-ce alors paradoxal ? Car on peut « déménager sans fin d’un secteur à un autre de ces villes interminables » qui quadrillent le pays, ou « glisser d’une ville à l’autre le long des routes », comme Jules Romains le fait remarquer 872 .

C’est ce que font les héros de Kerouac, ceux aussi d’Americana, le premier roman de Don DeLillo. Ou encore Humbert-Humbert, le personnage du Lolita de Wladimir Nabokov, dans son errance absurde de motels en motels, d’abord dans le "bon sens", vers l’Ouest, avec la nymphette (« ce fut alors que commença notre grand voyage à travers l’Amérique »), puis dans l’autre sens, à sa poursuite, après son enlèvement (« C’était sur ce parcours, donc, que je devais chercher les traces du traître, et je me lançais sur la piste 873  »). Le déplacement est d’abord « le meilleur palliatif que connaisse Humbert-Humbert à ses maux 874  ». N’oublions pas que Nabokov, vrai caméléon, est un perpétuel migrant, son nomadisme se faisant aussi bien à travers les pays (Russie, Allemagne, France, Etats-Unis, Suisse) que les cultures et les langues (russe, anglais, français). C’est ce recul qui lui permet sans doute de réussir une si belle satire du nomadisme de la Frontière – même s’il se veut « écrivain américain 875  ». Nabokov ne traduit-il pas, sur le mode ironique, la poursuite effrénée, presque désespérée, de l’événement qui mettrait un terme à la quête ? Ce serait ici le mirage de la jeunesse éternelle incarnée dans la figure définitivement inaccessible de la nymphette. La posséder vraiment, tel est l’événement sans cesse poursuivi, toujours repoussé, comme pour le héros de L’ennui de Moravia…

D’autres écrivains ont opté pour la première des "solutions" de Jules Romains, celle qui consiste à « déménager sans fin d’un secteur à un autre de ces villes interminables », celle de l’errance dans cet autre désert qu’est la ville, dans cet « espace global – et globalisant – que constitue la ville étasunienne 876  », et on peut évoquer Hemingway, Henry Miller, Dos Passos (Manhattan Transfer), Hubert Selby (Last Exit to Brooklyn), Jérôme Charyn (The catfish man/Poisson-chat).

Une première hypothèse pourrait être avancée pour expliquer cette persistance des valeurs de la Frontière au sein même de l’espace urbain 877 . Puisque celui, horizontal, de la Frontière, de la prairie et de ses « brins d’herbe » est complètement exploré, quadrillé, balisé, attaquons-nous à la verticalité incarnée par la ville, espérant trouver dans cette nouvelle dimension l’événement, si nécessaire à la vie. Henry Miller l’écrit explicitement : « Brique sur brique, honnêtement, en bon maçon, j’avais conscience d’un événement ; quelque chose était en train, de se passer dans l’ordre vertical – fini les brins d’herbe ; ce qui montait avait une structure et un plan 878  ». Les gratte-ciel sont l’emblème de cette montée à l’assaut du ciel, et la conquête de l’Ouest a pu devenir, d’une façon métonymique, ce galop vertical qu’est le rêve d’ascension vers les sommets de la hiérarchie des affaires, vers ces bureaux situés aux derniers étages des immeubles et des tours, derrière les "frontières de verre" de Fuentes 879 . L’esprit conquérant est très loin d’avoir disparu, les Etats-Unis restent le lieu de tous les possibles – et en particulier de celui de la fortune à partir de rien, du self-made man. C’est maintenant dans cette ascension qu’on part maintenant à la rencontre des événements 880 … La traduction "verticale" de la Frontière garde nombre de ses caractéristiques, et notamment cette dimension spatiale de la "réussite".

Les origines, ambivalentes, de la ville américaine fournissent une autre explication. Nées d’un exil, forcé la plupart du temps par la misère, les premières cités devaient lutter contre les dangers et les tentations du wilderness environnant, mais aussi résister à l’inclination inverse vers le repli, l’enfermement, la sclérose. Se voulant forteresses de pureté contre les risques de "déroute" du monde sans foi ni loi de l’Ouest, contre les risques d’erreurs de bifurcations, elles sont aussi ces lieux profanes où la "perdition" toujours guette 881 . S’échapper alors de ces cités nouvelles, c’est retrouver la pureté des origines dans le désert, où la rencontre de l’événement peut se faire dans toute la nudité de son surgissement, loin de son dévoiement dans les pseudo-aventures dissolues de la ville, et sans non plus qu’il disparaisse dans le repli sur soi frileux et craintif.

Il y a là, en germe, deux des pôles majeurs de la fiction américaine. D’un côté, le déplacement, qui permet d’ordonner le chaos 882 . De l’autre, l’enfermement sur soi-même : trop vive est la conscience qu’il est vain d’espérer échapper à l’entropie du monde. D’un côté le settlement, le hameau, la colonie de « l’enraciné dans les terres historiées et cadastrées », la vie immobile, où plus rien n’arrive ; de l’autre le shift, le mouvant, le wilderness du migrant, de celui qui « improvise hors des sentiers battus de la coutume 883  », de l’aventurier qui prend le risque de l’événement…

La ville du roman américain conserve bien souvent ce caractère dual. Pour beaucoup d’écrivains de la première moitié du XXe siècle, elle apparaît d’abord comme symptomatique de la crise de croissance d’une nation qui s’est industrialisée sans avoir le temps de créer sa mythologie urbaine 884 . Toutefois, cet écart n’efface pas tout à fait le rêve d’une nouvelle frontière à conquérir. La poussée en avant, le « go West ! » fondamental ne sont jamais définitivement oubliés. L’explosion urbaine, dans toutes ses composantes, n’est pas perçue de façon seulement négative, elle est aussi synonyme de mobilité et de mouvement.

De cette énergie New York est bien sûr le paradigme. Il faut lire les descriptions qu’en fait DeLillo dans Outremonde, roman-fleuve si à l’image de l’immense métropole. Elle y est peu à peu submergée, gagnée par les millions de tonnes de ses déchets – ce qui n’empêche pas les entrepreneurs de spéculer sur ces gigantesques décharges, ni les fleurs de pousser sur ce fumier qui envahit l’espace urbain, ni les enfants d’y vivre et d’y sublimer leur quotidien en devenant de nouveaux dieux (un jeune taggeur devient ainsi la coqueluche des galeristes "branchés", on traque les prestations presque immatérielles d’une petite danseuse des rues, etc.). Fuentes a alors raison de voir New York sans cesse se construire « à partir de sa [propre] désintégration, son destin inévitable de cité de tous, énergique, inlassable, brutale, meurtrière 885  »…

Moon Palace, de Paul Auster, tisse un lien particulièrement fort entre l’histoire des pionniers et la métropole new-yorkaise. L’espace américain y est concentré dans l’"enclos" de Central Park. Marco (comme Polo) Stanley (comme le découvreur de l’Afrique) Fogg (comme Phileas) hérite de son oncle une bibliothèque de 1492 (bien sûr…) livres, pour la plupart récits de voyages. Enfermé dans son appartement il en entreprend la lecture, et son "périple immobile" l’isole de plus en plus du reste du monde. Il approche ainsi de l’extrême frontière, touche aux rives de l’ultime événement : la mort 886 . C’est le récit d’une sorte de dernier voyage, jusqu’à cette limite, asymptotique à la mort, où temps et espace viennent à se confondre. Lieu de l’aventure suprême, on ne saurait aller plus loin.

Et voilà que ce bout du voyage prend peu à peu la forme, là encore, d’une marche vers l’Ouest. Auster en multiplie les balises, bien avant le périple effectif vers la Californie : Fogg fréquente le West End Bar, il voit plusieurs fois Le tour du monde en quatre-vingt jours… Mis en abîme, on retrouve le roman de la frontière, "nanti" de ses conventions, à plusieurs reprises. C’est le vieux pionnier Effing, qui dans le temps a fait la route, et qui raconte ses aventures dans l’Ouest. C’est Le sang de Képler, roman que lit Fogg, dont le héros quitte Long Island, à New-York, en poursuivant le soleil couchant pour « découvrir un pays de merveilles, un monde de beauté sauvage et de couleurs féroces, un territoire aux proportions si monumentales que même la plus petite pierre y porte la marque de l’infini ».

Mais surtout, à force de s’isoler dans ses lectures, M.S. Fogg est réduit à l’état de clochard. Refaisant alors à sa manière le parcours des transcendantalistes du XIXe siècle (Thoreau, Emerson), il vit maintenant dans Central Park, « cet immense espace inhabité », ce lieu où « je possédais un seuil, une frontière, un moyen de distinguer le dedans du dehors 887  ». On assiste alors à la métamorphose de ce qui fut une réserve en « une version microscopique du wilderness, des terres sauvages, enclavée au cœur de la ville 888  ». Ces terres "vierges" de Central Park sont à l’image exacte du lointain Ouest, où l’événement partout guette et rôde. Ici l’imprévu est au détour de chaque sentier : dans cet espace régénérateur« intervenaient les événements miraculeux. Ils tombaient toujours du ciel. Je ne pouvais les prévoir, et une fois qu’ils avaient lieu, je ne pouvais en aucune manière compter sur leur répétition ». De quels événements  s’agit-il ? Ils ne seront pas liées à la nature, puisqu’elle est ici complètement domestiquée. Ce seront des rencontres, heureuses, dangereuses parfois, généreuses, en tout cas toujours inattendues.

Pour finir, c’est le départ de Fogg lui-même : « Le lendemain matin, je compris que le hasard m’avait entraîné dans la bonne direction. J’étais parti vers l’Ouest, et maintenant que j’étais en chemin, je me sentais plus calme, plus maître de moi 889  ». Le héros retrouve sa vocation pionnière – et avec elle la sérénité. Dorénavant, comme cela doit être, l’événement n’advient plus dans le temps, mais dans l’espace. L’un se résorbe dans l’autre, la vision géographique du monde abolit la durée :

‘« …quand j’arrivais enfin dans l’Utah[…] je n’étais pas seulement impressionné par la géographie, je m’apercevais aussi que l’immensité, le vide de ce pays avaient commencé à affecter ma notion du temps. Le présent paraissait devenu sans conséquence, les minutes et les heures trop infimes pour être mesurées en ce lieu, et du moment que l’on ouvrait les yeux au spectacle environnant, on était obligé de penser en termes de siècles, de réaliser qu’un millier d’années ne compte pas plus qu’un battement d’horloge » 890

A la fin du périple, la côte Pacifique offre ses promesses de félicité, de renaissance : « Je marchai sans interruption, je marchai vers le Pacifique, porté par un sentiment de bonheur croissant. Une fois que j’aurais atteint l’extrémité du continent, j’étais certain qu’une question importante trouverait sa solution. Je n’avais aucune idée de ce qu’était cette question, mais la réponse avait déjà commencé à prendre forme dans mes pas, et il me suffisait de continuer à marcher pour savoir que je m’étais laissé en arrière, que je n’étais plus la personne que j’avais un jour été 891  ». Atteindre la Frontière, c’est acquérir une conscience, une compréhension du monde et des événements qui prend un caractère définitif. C’est une sorte de révélation presque mystique.

L’herméneutique, qui va prendre chez DeLillo le nom à l’origine ironique de "diétrologie", trouve ici son terme, la réponse ultime à toutes ses questions. Car on cherche toujours une explication définitive. C’est aussi, cela, le sens de la quête, de Pynchon à DeLillo et Faulkner, sur lesquels nous allons maintenant revenir.

Notes
872.

Cité par M.-E. Coindreau, Aperçus…, Op. Cit., p. 51.

873.

Lolita, Op. Cit., pp. 229 et 394.

874.

Alain ROBBE-GRILLET, « La notion d’itinéraire dans Lolita », revue L’Arc n° 99 : Nabokov, 1964, p. 35. Voir également l’article d’Edmond BERNHARD, « La thématique échiquéenne de Lolita », pp. 37-45.

875.

« Des considérations de perspective et de profondeur m’ont amené à édifier un certain nombre de décors américains.[…] Si j’ai choisi les motels américains plutôt que les hôtels suisses ou les auberges anglaises, c’est uniquement parce que je me considère comme un écrivain américain » (« A propos de Lolita », Postface, Lolita, Op. Cit., p. 501). Ces remarques ont certainement une part de vérité, même s’il ne faut jamais en négliger une autre, d’ironie, bien sûr, avec Nabokov…

876.

S. Bridier, « Espace et écriture aux Etats-Unis… », Op. Cit., pp. 133-134.

877.

On peut noter que dès 1920, Charles Austin Beard reproche à Turner d’avoir négligé l’importance des grands centres urbains, qui seraient les seuls vrais creusets de l’Amérique par les conflits qui s’y jouent entre travail et capital (cité par Jacobs, « Frederick Jackson Turner : la théorie de la Frontière », Op. Cit., pp. 19-26. P. 23).

878.

Sexus, Op. Cit., p. 38. Certes, l’"érection" dont il s’agit a aussi chez Miller un tout autre sens… Il n’en demeure pas moins un des écrivains majeurs de l’errance dans la mégapole américaine.

879.

Ce rêve n’est évidemment pas celui des personnages de Miller. Mais le leur, qui est d’accéder à une position, une situation d’artiste calquée sur celle, largement fantasmée, d’un Rimbaud, en est-il finalement si éloigné ?

880.

Poli écrit : « les Américains trouveraient, et avaient même déjà trouvé, d’autres façons de manifester leur esprit pionnier, et, pour nous en tenir à l’homme de l’Ouest, celui-ci avait devant lui tout le domaine de l’expansion industrielle et commerciale du pays. Le héros de la conquête de l’Ouest pouvait devenir le "capitaine d’industrie" » (Mythes de la frontière et de la ville, Op. Cit., p. 78). Le Babbitt de Sinclair Lewis montre exemplairement les tares cachées sous la bonne conscience de ce "capitaine"...

881.

Dans son article sur Paul Auster, Nathalie COCHOY fait jouer ces deux termes de déroute et de perdition, «  le déplacement fondateur de l’emplacement, l’exil bâtisseur du refuge. C’est parce qu’elles incarnaient la perdition que l’on devait échapper aux cités, mais c’est pour conjurer la déroute que l’on devait s’y abriter » (« Moon Palace, ou l’écriture de la frontière », in « Moon Palace », Paul Auster, ouvrage collectif, Ellipses, 1996, pp. 11-22. Note 3, p. 11).

882.

On verra que c’est la « ligne » de Pynchon.

883.

Cf. Pétillon, La grand-route, Op. Cit., pp. 45 et 47. Pétillon résume ainsi l’opposition des deux attitudes : « Arracher, par un trajet dans l’espace, une forme au chaos ou bien, au contraire, s’enfouir dans le sommeil et glisser dans la dislocation entropique, c’est toute la fiction américaine qui de Whitman à Pynchon oscille entre ces deux pôles » (p. 81).

884.

Nous verrons plus loin la façon dont le Bartleby de Melville subvertit la littérature de son époque en se concentrant sur la question du langage, Sophie BRIDIER montre par ailleurs que la nouvelle de Melville inverse les valeurs spatiales américaines, faisant « du centre ville [de New-York] et du centre de l’Empire américain la périphérie de son espace » ( p. ???), faisant du lieu où le parasite Bartleby s’enferme le local qui s’oppose radicalement à l’espace « Yankee »…  (« Espace et écriture aux Etats-Unis : Le coin plaisant de Henry James et Bartleby de Hermann Melville », in Américana, textes réunis par B. Terramorsi, Publication du Centre de Recherche Littéraires et Historiques de l’Université de La Réunion, L’Harmattan, 1994, p. 144).

885.

La frontière de verre, Op. Cit., p. 200.

886.

« Il veut survivre, écrit Pétillon, mais d’une survie qui l’amène à la "lisière" de la mort, à l’extrême bord de la falaise » (Histoire de la littérature américaine, Op. Cit., p. 725).

887.

Moon Palace, Op. Cit., pp. 303, 75, 78.

888.

Pétillon, Op. Cit., p. 726.

889.

Moon Palace, Op. Cit., pp. 80, 359.

890.

Ibid., p. 360.

891.

Ibid., pp. 363-364.