Chapitre IV. De l’interprétation des événements

Qu’est qui fait que les choses se passent comme elles se passent ? Ce qui sous-tend l’anarchie des événements qui s’enchaînent ?
Philip ROTH

Et si l’histoire du monde elle-même, ainsi que les événements de notre vie dans ce monde, étaient aussi agités, arbitraires et aussi fondamentalement incohérents que certaines séquences d’épisodes dans une partie de la fiction américaine contemporaine ?
Annie DILLARD 892

Comment régénérer le mythe de la frontière, redonnant ainsi un caractère d’événement à son franchissement, nous demandions-nous ? On a vu quelques réponses : en rajeunissant certains thèmes (le cheval blanc, la chasse à l’ours), en suivant à nouveau la piste du soleil couchant comme une remontée du chemin de l’évolution (Prokosch), en faisant de la ville l’espace des possibles.

Il existe encore une autre voie, qui consiste à concentrer l’espace du wilderness, à le"réduire" aux dimensions d’un terrain de base-ball 893 . C’est ce que fait Don DeLillo avec Outremonde, roman foisonnant, tout entier orienté par la recherche d’une réponse définitive à la question du sens.

Ramener l’histoire de l’Amérique à l’aire de ce jeu, c’est encore faire œuvre civilisatrice : ne s’agit-il pas d’une tentative de rationalisation de l’espace ? En réduisant celui-ci aux lignes qui sur le terrain délimitent les zones, on le quadrille, on l’explique : on donne une grille de lecture des événements. Cet espace en réduction est alors une métaphore de la "diétrologie", cette "science" des choses cachées chère à DeLillo.

Le base-ball permet à l’auteur d’Outremonde de proposer une technique d’interprétation du monde : comme l’aire de jeu par les lignes qui la parcourent, l’événement et la réalité sont décomposés en points (l’idée vient peut-être du Nouveau Roman français), et la métaphore photographique ici s’impose : « J’ai examiné un million de photos parce que c’est la théorie des points de la réalité, que toute connaissance est accessible si vous analysez les points 894  ». Cette technique, un mot inventé dans l’Italie des années 1970-1980 la définit 895  : « Il y a un mot en italien. Dietrologia. Ça signifie la science de ce qui est derrière quelque chose. Un événement suspect. La science de ce qui est derrière un événement.[…] la science des forces obscures. Pour ce qu’il y a derrière un événement ». DeLillo donne une connotation positive au mot italien : il s’agit d’aller au-delà du mystère, de le percer. Outremonde (Underworld en anglais, ce qui est en-dessous, ce qui est caché précisément : on est bien dans "l’ère du soupçon"), « récit qui vit dans les espaces du déroulement officiel du jeu », tourne alors sans cesse, « diétrologiquement », autour de la quête de la balle « frappée en tomahawk 896  » par Bobby Thomson lors du match des Giants contre les Dodgers du 3 octobre 1951.

Ainsi, à partir d’un événement inaugural d’apparence secondaire, un récit d’une ampleur immense déploie la multiplicité de ses thèmes et de ses héros, évitant l’écueil de la réduction. Le roman balaie tout l’espace étasunien, des grandes plaines de l’Arizona aux gigantesques décharges de Los Angeles, Chicago ou New York. On y reconnaît à maintes reprises ce lyrisme de la route si caractéristique de la littérature américaine (« Je conduisais une Lexus dans le bruissement du vent », « la poussière poudrait le capot et le pare-brise et le soleil semblait presque sur eux »). Le mot italien lontanzana ( = « distance ou éloignement, bien sûr ») est un mot clé du livre, qu’illustre l’exploration de ces « espaces blancs sur la carte » que sont "la Poche", au Sud du Nouveau-Mexique, où l’on étudie des événements secrets (explosions de bombes thermonucléaires par exemple), ou cette autre base mystérieuse du Kazakhstan de l’épilogue, où se pratiquent d’autres expériences atomiques 897 . Cette culture permanente du secret, de l’événement qu’"on" nous cache, permet à la diétrologie de donner toute sa mesure, et aux balises que le terrain de base-ball a données au roman de revenir périodiquement, avec la réapparition régulière de la fameuse balle du match-événement initial.

L’aire du jeu de base-ball comme métaphore de l’espace du wilderness, comme grille de lecture possible… Pynchon, lui, en cherche d’autres. Et pour ce faire, il n’hésite pas à situer le récit de son dernier roman, Mason & Dixon, à l’époque héroïque, entreprenant de réécrire carrément l’histoire des pionniers. Cette fois il nous plonge dans le passé pour restituer à la conquête de l’espace américain toute sa force et toute sa dimension presque cosmique. Nous allons explorer de manière plus approfondie l’univers de Pynchon, car il est un éminent représentant de ce courant, si important dans la littérature américaine, dont l’obsession est d’atteindre à une totalité compréhensive de la réalité et des événements qui la composent. Avec Mason & Dixon, cette obsession prend la forme d’un retour aux temps historiques de la conquête.

On pourrait presque qualifier cette dernière œuvre de roman historique, puisqu’elle a pour ambition première de restituer l’Amérique coloniale d’avant l’Indépendance. De quoi s’agit-il précisément ? De l’épopée pionnière de ces deux « Aventuriers Américains, lancés sur la Mer du Futur comme autant de mines flottantes », ces deux scientifiques dont le nom restera à jamais attaché à cette « Ligne de partage large de vingt-quatre pieds au cœur d’une région sauvage, en direction de l’Ouest, afin de séparer deux droits de propriété accordés quand le Monde était encore féodal, mais que la Guerre d’Indépendance devait invalider huit ans plus tard 898  ».

L’ambition historique de Pynchon est d’abord de retrouver les modes de pensée de l’époque envisagée. Cela passe notamment par la réinvention de la langue écrite du XVIIIe siècle, en imaginant les tics et procédés d’écriture qu’auraient pu utiliser Mason et Dixon, les deux héros 899 – et leur scribe, le pasteur Cherrycoke. Le récit est constamment nourri des connaissances autant que des superstitions du temps. Face à n’importe quel événement qui surgit et qui a « tout d’une aberration dans leur existence », comment réagissent-ils ? Par une attitude typique du siècle des Lumières : le rationalisme leur permet de « réduire à la Certitude » cet événement inattendu, en opérant « un choix parmi une profuse quantité de Destins possibles, dont le nombre diminue régulièrement chaque fois qu’un choix est effectué, jusqu’à se trouver "réduit" aux événements qui nous arrivent bel et bien, à mesure que nous les traversons, dans un Temps irréversible, – exactement comme une lentille, oui, qui reçoit toute la lumière de quelque vaste Etendue céleste et qui la réduit à un seul point 900  ». Il faut à tout prix trouver un sens à l’événement, et la "réduction" rationaliste est là pour conduire, à coup sûr, à la vérité.

Le mode général du récit est épique, qui met sur le même pied un certain réalisme et, par exemple, la liberté d’un canard automate de Vaucanson qui traverse périodiquement le paysage et la vie des personnages à des vitesses fulgurantes. L'épopée permet de telles invraisemblances…

En même temps, les thèmes sont intemporels. Ainsi Pynchon revient, lui aussi, sur celui de la frontière – et pas seulement d’une façon métaphorique.Car cette ligne que sont chargés de tracer ses deux héros matérialise la frontière comme lieu où va se produire, de façon répétée, la rencontre de l’événement et de l’inattendu. C’est en la balisant, coûte que coûte, que Mason et Dixon sont confrontés à toutes les difficultés. Et cette ligne, toujours à franchir, toujours à dépasser, s’avance, là encore, plein ouest.

Dans cette exploration de l’un des grands mythes fondateurs des Etats-Unis, Pynchon revient donc aux grands thèmes de l’espace, du voyage, sources perpétuelles d’événements, c’est-à-dire de romanesque – géographique puisque c’est du déplacement que naissent ces événements et ce romanesque. L’unidimensionnel de la ligne 901 à tracer sur le sol vierge des régions qu’on traverse, c’est aussi celui de « la loi de la narration classique », de ce « fameux "fil du récit" » rythmé par les péripéties de l’"action", qu’un Robert Musil avait, en son temps, jugé obsolète 902 . Mason et Dixon se heurtent sans cesse à toutes sortes d’obstacles naturels (dont on a vu comment ils pouvaient les "réduire") : forêts insondables, rivières infranchissables, montagnes inaccessibles – ou humains : pionniers et trappeurs de ces contrées, qui bien souvent sont aussi sauvages qu’elles, indiens au comportement toujours mystérieux, ouvriers bûcherons dont les réactions sont imprévisibles, etc. Certes, tout comme le récit, ils sont appelés par la force des choses et des gens à faire de multiples détours. Mais ils en reviennent toujours à leur tracé rectiligne. Comme le récit là encore, ils continuent à tracer leur ligne droite, au nom précisément de cette croyance, rationaliste autant que mystique, au « Destin manifeste » des conquérants de l’Ouest américain.

« J’étais une fois de plus de retour en Amérique, dit le Révérend Cherrycoke, découvrant malgré tout que je ne pouvais en rester éloigné, car j’espérais que les Miracles puissent encore s’y produire,[…] que toutes les Fictions désirables nécessaires à l’enfance d’une espèce puissent encore devenir vraies… 903  ». L’Amérique, lieu de toutes les "Fictions", c’est cet endroit où la fiction peut devenir vraie : belle définition de l’aventure, où les aventures sont rêvées avant de les vivre, inventées avant qu’elles ne surgissent…

Avec Mason & Dixon, Pynchon revient à l’unidimensionnalité du voyage. Le roman suit la ligne droite que tracent les deux héros, et, passée l’adaptation initiale au parti-pris d’écriture, la fiction apparaît somme toute assez formatée.

De ce point de vue, il est intéressant de comparer ce roman aux autres du même auteur – et surtout à Gravity’s rainbow, si multidimensionnel, irisé de tous les feux de l’arc-en-ciel du titre, sans cesse nouveau, toujours surprenant, plein d’illuminations. Ici les déplacements ne sont guère linéaires. Les lieux, et les voyages qui les parcourent, ne sont plus de simples "réservoirs" d’événements, mais constituent la substance même du récit 904 . Les personnages errent dans une Europe ravagée par la guerre, l’espace est parcouru par les fusées V2 lancées de l’Allemagne contre l’Angleterre, dont la trajectoire parabolique, de plus en plus proche de la verticale absolue, finit par annuler l’écart entre point de départ et point de chute. Et c’est finalement cet espace géographique lui-même qui devient l’événement central du livre, ce sont certains points de cet espace de plus en plus fragmenté, disloqué, qui en constituent les véritables événements.

Le roman se cristallise en effet autour de points de concentration infinie (« rien qu’un point de l’espace, le point exact où doit cesser la combustion, jamais lancé, et qui ne retomberait jamais »), à l’image de cette « Zone » de Dora, où « tout se mélange, tout devient ambigu et lointain, rien n’a plus de nom ». Dora, où les esclaves du système concentrationnaire nazi étaient chargés d’assembler les V2, Dora, dont l’entrée est précisément en forme de parabole – Dora est un lieu parfaitement schizophrénique : « Il est étrange de ne trouver ici aucun des éléments géométriques qu’on s’attendait à y voir,[…] cette Rocket-City éblouissante semble systématiquement éviter la symétrie, elle accepte la complexité, introduit la terreur ». L’espace dans L’arc-en-ciel de la gravité est ainsi constamment sectionné et découpé en tranches infinitésimales, à l’image du calcul des surfaces dans une intégrale de Riemann – ce qui lui donne une mobilité interne de tous ses éléments. Il devient discontinu avant d’être recomposé par le récit : les « pérégrinations » du héros sont décomposées en « Delta x et Delta y », comme l’Analyse mathématique permet de « diviser la trajectoire d’un boulet de canon à partir de la ligne de site et de la ligne de tir, Delta x et Delta y, pour les réduire de plus en plus, jusqu’à devenir asymptotes, comme une armée de nains galopant dans un escalier, et comme ils se ratatinaient, le bruit de leur galop s’éteignait, pour se perdre en un son continu ».

Dans une telle étendue, fragmentée, les événements sont ces bouts d’espace qui se rencontrent, ces éléments de réalité qui se télescopent (« comme des signaux pour les voyageurs égarés, des formes se répètent sans cesse, formes de la Zone, qu’il perçoit mais qu’il se refuse à interpréter »), et encore ces tropes langagiers qui rapprochent deux réalités parfois très éloignées. Par exemple, la parabole, la figure de rhétorique, est aussi la forme géométrique qui relie les points d’impact des fusées et les lieux des exploits sexuels de Tyrone Slothrop.

Se retrouve encore la route de l’Ouest américain, parcourue ici par l’ancêtre William Slothrop (« il partit de Boston, en direction de l’Ouest en 1634 ou 35 »), accompagné de ses cochons qu’il vend au hasard des rencontres. Elle aussi se transforme en « une parabole [du] principe de l’action et de la réaction[qui] commençait à se faire sentir 905  ». N’en déplaise à Newton, au demeurant pas encore né, les temps aussi se télescopent… Espace infiniment ouvert, texte infiniment ouvert que L’arc-en-ciel de la gravité, où les événements prennent toutes les formes, surgissent dans tous les espaces…

Oui, de ce point de vue, Mason & Dixon opère un net retour en arrière, et dans l’écriture, et dans les thèmes. Celui de la frontière, rapidement évoqué dans L’arc-en-ciel, refait surface (refait "ligne" serait plus approprié pour ce récit beaucoup plus linéaire). L’idéologie pionnière qui va avec, revient au premier plan. Il y a cette ligne à créer, à inventer (entre nord et sud, Maryland et Pennsylvanie). De l’espace complexe et multidimensionnel de L’arc-en-ciel…, dont la parabole est la figure, décomposée en une infinité de parties, on passe à la ligne droite de Mason & Dixon, unidimensionnelle.

Toutefois, malgré toutes leurs différences, les deux romans ont au moins un point commun : ils ne cessent de tourner autour de ce qui demeure la question essentielle pour Pynchon : existe-t-il une clé d’interprétation définitive des événements du monde, des événements de nos vies ?

Pynchon paraît persuadé que l’Amérique a trahi son destin. William, l’ancêtre du Slothrop de L’arc-en-ciel… préconisait dans son épître Du Prétérit une vie terrienne simple et heureuse au milieu des indiens, avec eux « partageant le même don de vie ». Là était sans doute la bonne voie, de l’hédonisme et de la soumission enchantée aux promesses du nouvel Eden… Mais cette voie fut condamnée par les « Elus de Boston », à tel point que « personne ne sait comment William s’y prit pour ne pas être brûlé sur le bûcher des hérétiques ». La secte des puritains a triomphé, et sa lecture des événements, qui n’arrivent que comme confirmations des prophéties bibliques. Pour eux tout est déjà écrit, et tout arrive donc selon ce que Le Livre annonce. Leur mission est dès lors évidente, et ils ont apporté dans leurs bagages la confiscation des terres indiennes, leur exploitation effrénée, la course au profit… William « représentait-il un embranchement que l’Amérique n’avait pas suivi ? Et si l’hérésie slothropienne avait eu le temps de prendre corps et de prospérer ? », s’interroge le narrateur de Pynchon 906 .

L’Amérique aurait mieux fait d’emprunter ce chemin. A un certain moment elle s’est trompée de route, et la conquête de l’Ouest aux visées "civilisatrices" n’a en fait été qu’une vaste entreprise de colonisation meurtrière et cruelle. On peut même soupçonner, aux risques de sombrer dans un vertige paranoïaque, qu’un mystérieux complot est à l’origine de ce détournement. L’obsessionnelle volonté de comprendre les événements, de les intégrer dans une causalité explicative, peut conduire à croire qu’il y a, en dessous des choses, une volonté mystérieuse, sans doute plus ou moins diabolique – d’où les multiples interprétations du moindre événement qui peut survenir.

Diétrologie galopante… Dans V., le premier roman de Pynchon, Herbert Stencil part dans une quête infinie de cette mystérieuse V., entrevue au détour d’une phrase du journal intime de son père 907 . Or il semble bien qu’"on" s’acharne à lui dissimuler la véritable signification de cette lettre. Est-ce le V de la Victoire ? Est-ce une femme, Vierge ou Vénus ? La Ve symphonie ? Le nom d’une rate qui hante les égouts new-yorkais ? D’autres incarnations sont encore envisagées, chaque fois plus incertaines, chaque fois plus désincarnées, comme si V. était le symbole de la déshumanisation du monde, comme si de mystérieux fanatiques détournaient Stencil de l’ultime révélation dès qu’il approche du but... L’événement a-t-il un sens qu’"on" nous dissimule ? "On" ?

V. conjugue la quête don quichottesque du sens des événements, qui s’apparente à l’avancée vers la Frontière, et l’acharnement à déchiffrer les signes et symboles dont ne peut manquer d’être constitué le monde de part en part. Toute l’œuvre de Pynchon balance ainsi entre la poursuite d’un sens, malgré tous les obstacles que "les puritains", ainsi qu'ils les nomment, dressent sur ce chemin de la vérité, et le sentiment désespéré que l’absence de sens a déjà gagné, que les événements du monde surgissent sans cohérence 908 . Et s’il multiplie les péripéties et les événements, c’est à la fois pour signifier que le monde, dans sa dérive entropique, est de plus en plus gagné par le chaos, et que nous sommes aussi responsables de cet état de fait, car nous avons manqué – et nous manquons encore – les bonnes bifurcations. Mais en même temps, se demande-t-il, l’entropie n’est-elle pas aussi ce qui peut permettre au monde d’échapper à la version biblique des puritains, ouvrant la perspective d’une autre version, d’une autre herméneutique cachée ?

Décidément, on est toujours à la frontière de la paranoïa chez Pynchon. Sur ce point Vente à la criée du lot 49 est explicite. Œdipa Mass, l’héroïne, part à la poursuite d’un réseau postal clandestin, le "Tristero", dont elle découvre partout l’emblème (un cor postal). Devant son omniprésence obsédante elle en vient à se demander s’il reste des possibilités d’invention et de liberté en Amérique, des moyens d’aller à la rencontre de l’aventure, de s’ouvrir à l’éventualité de l’événement :

‘« Derrière ces rues en forme de hiéroglyphes, il y avait soit un sens transcendantal, soit tout simplement la terre,[…] soit une fraction de la beauté terrible de la vérité, soit un spectre.[…] Car, ou il existait un Tristero derrière l’apparence de cet héritage que constituait l’Amérique, ou bien il y avait juste l’Amérique. Et alors, s’il y avait seulement l’Amérique, la seule façon pour Œdipa de continuer à vivre en y ayant sa place, c’était de faire franchement demi-tour et de s’enfoncer, étrangère, au creux de son sillon, dans la paranoïa » 909

Mais cette version du complot est sans cesse, elle aussi, démentie par les faits, les signes d’un tel complot sont si multiformes qu’ils en viennent à perdre toute pertinence, à se perdre dans l’insignifiance… Et c’est là que Pynchon marque ses regrets : l’Amérique était porteuse d’une mission, encore visible et susceptible de réalisation à l’époque pionnière de Mason et Dixon. Les deux héros sont encore à la croisée des chemins. Certes, ils se trompent lorsqu’ils s’obstinent à fixer un unique sens aux événements qui surgissent, à les "réduire" par leur rationalisme 910 , mais ils sont encore "vierges", peuvent encore réagir en suivant leurs passions, leurs affects. « Rêvant d’une Amérique, dont le nom est autre, dont il n’existe aucune carte », il leur arrive fréquemment de prendre le voyage vers l’Ouest comme « un Voyage de retour vers l’Innocence,– approchant, comme d’une limite, l’innocence des animaux », ou comme « un Roman en Musique, dont le héros au lieu d’avancer sur la route, d’une aventure à la suivante, sans nulle fin en vue, subit plutôt quelque Catastrophe avant de retourner à son point de départ 911  ». Et le roman s’avance ainsi, au gré d’une certaine liberté, proche sans doute aux yeux de Pynchon de celle des pionniers.

Et aussi de certains personnages de Faulkner…

Notes
892.

La tache, Op. Cit., p. 259. Living by fiction[1982], cité par Chénetier, Au-delà du soupçon, Op. Cit., p.. 162. Précisons qu’Annie Dillard est l’auteur notamment de The living (Les vivants), roman de la frontier, s’il en est…

893.

On sait la place qu’occupe le base-ball dans la culture des Etats-Unis – et dans son roman. Outre DeLillo, on peut citer Philip Roth, Robert Coover, Donald Barthelme (A ce sujet, voir Pierre-Yves PETILLON, La grand-route, espace et écriture en Amérique, Seuil, 1979, p. 111), John Irving…

894.

Outremonde[1997], trad. de l’anglais (américain) par M. Véron, Arles, Actes-Sud Babel, 2003, p. 190. Le danger, assumé par DeLillo, est alors de multiplier, de démultiplier l’événement – et c’est le crime en série qui trouve ici son mode de communication : « C’est un crime fait pour être filmé au hasard et passé aussitôt.[…] Filmer et passer renforce et compresse l’événement. Cela fait miroiter le besoin de recommencer » (p. 173).

895.

L’origine du mot reste peu claire. La presse italienne de droite de l’époque l’utilisait pour ironiser sur la tendance de l’extrême gauche à voir derrière tous les événements de ces années-là (meurtres, enlèvements, attentats, etc.) un complot du pouvoir (ce qui, paradoxe, ne s’est pas toujours avéré faux…). La diétrologie est alors la connaissance de ce qu’"on" nous cache. Le mot a également été attribué à Leonardo Sciascia, à Umberto Eco. On ne prête qu’aux riches…

896.

Outremonde, Op. Cit., pp. 302-303, 29, 45.

897.

Ibid., pp. 69, 493, 297, 439.

898.

Mason & Dixon, Op. Cit., pp. 229 et 11.

899.

Exemple : l’usage immodéré des majuscules, typique de la littérature anglaise de l’époque : « D’une éminence, ils peuvent désormais aviser leur Couloir, qui divisent les vertes Vapeurs de la Végétation recouvrant le sol,[…], les hautains Nuages Américains voguant dans le ciel… » (Ibid., p. 608).

900.

Ibid., pp. 48, 180, 49-50.

901.

Certes, les quatre directions terrestres sont omniprésentes dans le livre, puisque la Frontière, cette avancée de l’Est vers l’Ouest, se double ici du traçage d’une ligne qui sépare le Nord et le Sud. Il n’empêche que le roman reste constamment "orienté" ("occidenté" serait un terme plus approprié) par la ligne droite qu’il s’agit de tracer entre Pennsylvanie et Maryland.

902.

«…la loi de la narration classique ! De cet ordre simple qui permet de dire : "Quand cela se fut passé, ceci se produisit !C’est la succession pure et simple, la reproduction de la diversité oppressante de la vie sous une forme unidimensionnelle, comme dirait un mathématicien, qui nous rassure ; l’alignement de tout ce qui s’est passé dans l’espace et le temps le long d’un fil, ce fameux "fil du récit" justement, avec lequel finit par se confondre le fil de la vie » (L’homme sans qualités[1922-1942], trad. P. Jaccottet, 2 vol., Seuil, t. II, 1979, p. 775).

903.

Mason & Dixon, Op. Cit., p. 353.

904.

C’est ce qu’entend démontrer Claire LARSONNEUR : « Le voyage dans Gravity’s Rainbow n’est pas le pré-texte du récit mais sa substance, il y joue le rôle d’un modèle heuristique et non d’un "réservoir" à effets de réel » (« Prendre le voyage à contre-pied : Les détours de Pynchon », Voyageurs et voyages, Actes du Colloque de mars 1997 du Groupe de Recherche et d’Etudes Nord-Américaines, Publications de l’Université de Provence, 1999, pp. 67-76, p. 68). Mieux, « l’espace auquel se réfère le roman n’est ni continu, ni préexistant mais fragmenté, mobile, en perpétuelle recomposition », ce qui induit « un univers eschatologique, pétri de signes, dévolu à une interprétation impossible, […] sériel, non linéaire, où seule la répétition a du sensé » (pp. 71-72).

905.

Thomas PYNCHON, L’arc-en-ciel de la gravité[1973], trad. de l’anglais (américain) par M. Doury, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 1988, pp. 301-302, 297, 567, 562, 549.

906.

L’arc-en-ciel de la gravité, Op. Cit., pp. 549-550.

907.

Tout le livre, et la quête dont il rend compte, sont donc issus de cette seule phrase : « Il y a plus derrière V. et dans V. qu’aucun de nous n’a jamais soupçonné. Non pas qui, mais quoi, – qu’est-ce qu’elle est ? Dieu veuille que je ne sois jamais appelé à donner réponse à cette question, que ce soit ici ou dans un rapport officiel ». Stencil est alors mu « par la nécessité de débucher V » (V.[1963], trad. de l’anglais (américain) par M. Danzas, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 1985, pp. 56-57).

908.

Ce qui est la définition de l’entropie. Entropy est justement le titre d’une nouvelle de Pynchon de 1960.

909.

Vente à la criée du lot 49[1966], trad. de l’anglais (américain) par M. Doury, Points Seuil, 1989, p. 210-211.

910.

Ou lorsque, autre version du complot, ils voient l’Amérique comme le continent caché de la Tradition Juive. La ligne qu’ils doivent tracer pourrait alors être, « d’Est en Ouest, comme une Ligne de Texte inscrite sur une page de la Torah sacrée,[…] une copie, ici-bas réduite au Pantographe, d’Evénements de la Sphère Supérieure ». Mais voilà encore un mauvais chemin, qui conduit à l’Âge de « la corruption et [de] la paralysie de l’ancienne Magie. Promoteurs, courtiers en Capitaux, assureurs, camelots à l’échelle globale, entrepreneurs et charlatans, – tels sont les derniers pauvres héritiers ineptes et déchus d’un Savoir qu’ils ne peuvent plus jamais utiliser, sinon au service de la Cupidité » (Mason & Dixon, Op. Cit., pp. 483-484).

911.

Ibid., pp. 751, 455, 265.