Chapitre I. Jacobsen, « condamné à écouter du dehors la musique de la fête »

Ce dernier mouvement pourrait bien commencer avec Jacobsen. La gloire de ce « grand, grand poète » venu du Nord vient pour une bonne part des Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke 971 .L’influence des idées de Zola 972 , la découverte enthousiaste du darwinisme (formation de biologiste, traduction en danois de L’origine des espèces), un tempérament fortement mélancolique… C’est tout cela sans doute qui donne à ses fictions rares (deux romans, un recueil de nouvelles) cette tonalité si singulière, où l’événement, "l’extraordinaire", n’ont guère de place.

Comme Zola, Jacobsen "applique" d’abord les théories scientifiques à la mode dans ses récits. C’est particulièrement flagrant dans sa première œuvre, Mogens où il observe cliniquement, selon les préceptes de Claude Bernard, les traits de caractère du héros éponyme, même lorsqu’il est sous l’étreinte de la passion. Lui aussi jouet de ses « mauvais instincts », lui aussi y va de son hymne à la vie : « …cela tient à la couleur, au mouvement et à la forme qui est, et aussi à la vie qu’il y a, aux sèves qui montent dans les arbres et dans les fleurs… 973  ».

Mais très vite se fait entendre, même si c’est encore ici en sourdine, le thème fondamental de Jacobsen : cette scission des êtres, cette fracture intérieure qui font voir l’élan vital et, tout en même temps, empêchent d’y participer : « Et quand à la fois, forme, couleur et mouvements se font délicats et subtils et que derrière tout cela surgit un monde singulier qui vit, exulte, soupire et languit, formant un hymne où tout est dit, on se sent si abandonné de ne pouvoir approcher cet univers, et la vie paraît si morne et si triste ! 974  ». La continuité darwinienne, les héros de Jacobsen l’éprouvent dans leur chair, sous la forme du flux du temps qui passe. Rien n’émerge, à aucun événement nouveau on ne peut jamais se raccrocher. Ontologiquement instables, les personnages se dissolvent petit à petit dans le goutte à goutte des jours qui « transforment la vie en une mort lente 975  ». C’est Niels Lyhne qui, « las de lui-même, fatigué de ses froides pensées et de ses rêves cérébraux », se demande « quel autre butin qu’une enveloppe vide attendre de cette chasse à son "Etre", où l’on observe soigneusement ses propres traces et où par conséquent on tourne en rond! », qui rêve de « voguer vers les mers tropicales de la vie ! », disant « adieu alors aux jours qui s’écoulent goutte à goutte 976  »… C’est aussi Marie Grubbe : « J’aurais voulu que la vie me prît fortement, qu’elle m’abaissât ou m’élevât si irrésistiblement qu’il n’y eût plus de place dans mon âme que pour ce qui m’élevait ou m’abaissait ». Marie a toujours su qu’il n’en sera jamais ainsi pour elle, qu’elle « ne recouvrera jamais assez de vigueur pour pousser la porte de la vie »… Tous condamnés « à écouter du dehors la musique de la fête, comme un hôte qui n’est pas invité ou comme une chambrière infirme ».

N’y a-t-il donc rien qui se passe dans la vie de ces personnages ? Leur sensibilité pourrait être dite « paysagère », ou atmosphérique, météorologique, tant s’accordent à leur état d’âme descriptions de paysages et de ciels. « La volonté de l’homme, c’est le ciel de l’homme », dit Marie Grubbe 977 . Où sont ces agitations, ces tempêtes, rêvées, dont le désir rend un son si romantique ?

Les histoires d’amour pourtant ne manquent pas, et ils sont évoqués, les enlèvements, et elle est suggérée, la femme forcée… Plusieurs fois, Marie est même à deux doigts de poignarder son mari. Tous les ingrédients de l’aventure sont là. Mais elle y échappe toujours, à chaque fois elle passe comme à côté 978 . Et même si les personnages vont pâtir de ces événements, c’est comme s’ils ne les atteignaient pas. Mais il faut bien comprendre : ce n’est pas qu’ils y soient insensibles, au sens où ils n’en seraient pas touchés, c’est, dans l’autre sens, eux qui ne parviennent pas à les toucher, à les atteindre.

Que s’est-il passé ? Il y a eu changement de signe de la rationalité scientifique, le réel est devenu inintelligible. Certes, comme chez Zola, le modèle darwinien dit ici que la vie n’est que conflit de forces antagonistes sur lesquelles on n’a pas de prise. Mais il y a beaucoup plus : Jacobsen place aussi cet antagonisme vital dans le for intérieur, au sein même de l’âme, ballottée par ce flux ininterrompu auquel elle ne parvient pas à prendre une part active. La "crise de la conscience européenne" a commencé 979 . Sur fond de contestation des valeurs naturalistes, s'il est vrai que toute nouveauté se construit en s’opposant aux traditions antécédentes, c’est aussi une « crise du roman », parfaitement résumée par Hermann Broch : « Ce qui était permis à tous les naturalistes sans exception, de Balzac à Zola et encore un peu après celui-ci : obtenir un état d’équilibre entre l’œuvre et le monde en donnant de celui-ci un portrait intégral, était devenu impossible. Un monde qui se fait sauter lui-même ne permet plus qu’on en fasse le portrait 980  ».

Voilà pourquoi le récit des événements qui malgré tout jalonnent la vie des personnages est si rapide, pourquoi si ténu il effleure ces événements : il n’a pas plus de prise sur eux que n’en ont les personnages. Zola avait besoin d'eux essentiellement pour des raisons narratives. La vie selon Jacobsen en est tissée, mais ils échappent – aux hommes comme à la narration. Le récit lui aussi ne peut les atteindre, il les survole (dire les « sous-vole » serait plus juste). Il est ailleurs, s’écoulant goutte à goutte, emportant lentement le lecteur dans un flux qui n’a pas d’« autre nécessité que celle du subconscient créateur 981  ».

Des exemples ? Il s'en trouve à toutes les pages de Marie Grubbe. Le baiser de l’héroïne et d’Ulrik-Christian, c’est trois lignes ; la mort de son amant, une seule, en fin de chapitre (« Deux heures après, Ulrik Christian mourut »). Deux pages suffisent à Marie pour se consoler. Quant au mariage de Sophie Urne et d’Ulrik Frederik, puis son annulation, le tout est expédié en quatre lignes 982 ...

Les événements "extérieurs" étant insaisissables, seuls restent les états d’âme. Comme Proust plus tard, Jacobsen s’attache à décrire en détail non plus ce qui se passe, mais les intervalles entre les événements. Et de même que ceux de la vie de Marie ou de Niels sont simple ponctuation dans le récit (un peu plus peut-être, dans la mesure où ils en demeurent tout de même prisonniers), de même les autres personnages, se succèdent à leurs côtés, sans consistance, silhouettes fantomatiques, si légères, presque absentes. Eux aussi ne sont qu’éléments d’un monde extérieur définitivement inaccessible. Là encore Jacobsen, c’est le contraire de Zola : il ne construit pas un monde, mais un personnage, unique. Et un personnage que la vie, avec ses péripéties, ses événements, ses autres hommes, refuse d’accueillir, auquel la vie échappe 983 .

Voici Musil, à propos de Marie Grubbe : « Le roman peint moins un personnage qu’une arabesque. Il est[…] illusionniste ». Les âmes en souffrance restent toujours comme « derrière la scène », avec parfois, « par hasard seulement », un « geste qui s’impose 984  ». Tel est le destin du héros, de l’héroïne : ne jamais vraiment rejoindre sa vie. Et même ce « geste qui s’impose » ne va pas jusqu’au bout : Marie ne poignardera pas Ulrik Frederik. La vraie vie est absente, décidément, et le docteur Faust du dernier texte, inachevé, de Jacobsen, qui par son pacte croyait avoir gagné quarante années supplémentaires, ne peut que constater qu’il ne les a guère vécues 985

Le monde est frappé de désenchantement du monde. C’est néanmoins sur ce terreau que va s’épanouir une littérature qui concentre ses feux sur l’intériorité des personnages. La technique qui consiste à montrer leur caractère à travers les événements qu’ils subissent ou qu’ils suscitent a perdu sa raison d’être. Il ne s’agit plus de montrer la façon dont ils réagissent aux aléas de la vie. Place à de nouveaux aventuriers, en quête de ces rares instants où le plus profond du for intérieur retrouve, épouse le monde.

Notes
971.

Rainer Maria RILKE, Lettres à un jeune poète[1929], trad. de l’allemand par B. Grasset et R. Biemel, Grasset, 1971, p. 29. Peut-être est-ce à cause de Rilke que Jacobsen a souvent été réduit au cliché du "tempérament lyrique", "élégiaque", du Nord.

972.

Le sous-titre de son premier roman, Marie Grubbe, « Intérieur du XVIIe siècle » est à rapprocher de celui des Rougon-Macquart, « Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire ».

973.

« …Vous voulez dire, – je ne vous suis pas bien – ce serait quelque chose de congénital, d’héréditaire ? » (Mogens[1872], in Mogens et autre nouvelles, trad. du danois par F. Durand, Toulouse, Ombres, 1987, pp. 42 et 56).

974.

Ibid., p. 56.

975.

Claudio MAGRIS, « Nihilisme et mélancolie. Jacobsen et son Niels Lyhne », in L’Anneau de Clarisse. Grand style et nihilisme dans la littérature européenne[1984], trad. de l’italien par M.-N. et J. Pastureau, L’esprit des péninsules, 2003, p. 107.

976.

Niels Lyhne[1880], trad. du danois par S. Byelke et S. Voirol, Imprimerie Nationale, 1956, pp. 115-116.

977.

Marie Grubbe[1876], trad. du danois par T. Hammar, Toulouse, Ombres, 1985, pp. 136-137 et 135.

978.

Ce qui, mais si rarement, n’est pas dénué de séduction : « Le manque complet d’événements avait pour elle le charme de la nouveauté » (Ibid., p. 159).

979.

« La poésie sensitive et retenue de Jacobsen […] jaillit de la confrontation avec la science, avec la crise de ses fondements et de sa prétention totalisante de dominer le réel » (Magris, Op. Cit., p. 102).

980.

« L’héritage mythique de la littérature »[1945], in Création littéraire et connaissance, trad. de l’allemand par A. Kohn, TEL Gallimard, 1985, pp. 254-255.

981.

Frédéric DURAND, Introduction aux Nouvelles de Jacobsen, Aubier-Montaigne, 1965, p. 51. Il ajoute, à propos de la langue de Jacobsen, qu’elle « est incantatoire, elle envoûte et obsède ; en elle tout vient à converger, l’intelligence et le rêve, la beauté et la pensée, car en ses meilleurs instants elle parvient à ce prodige : identifier forme et matière ».

982.

Marie Grubbe, Op. Cit., pp. 52 à 73.

983.

C'est ainsi, il me semble, qu'il faut comprendre le propos de Rilke, évoquant Niels Lyhne pour son correspondant, le jeune poète : « Rien n’y est petit. Le moindre événement se déroule comme une destinée, et la destinée s’y déploie comme un tissu, ample et magnifique, dont chaque fil, conduit par une main infiniment douce, se trouve pris et maintenu par cent autres » (Lettres à un jeune poète, Op. Cit., p. 31). Comme chez Zola, nul n’est maître de sa destinée, mais cette absence de maîtrise est maintenant devenu un drame intérieur – celui là même que vivra le Malte Laurids Brigge de Rilke.

984.

Journaux, trad. de l’allemand par P. Jaccottet, Seuil, 1981, p. 189.

985.

Lorsque la Mort vient le chercher, au bout du second sursis de quarante ans qu’elle lui accorde, elle ne trouve qu’ « un vieillard auquel ces années n’ont rien apporté : ses forces étaient épuisées quarante ans plu tôt, la seconde moitié de sa vie fut entièrement caduque » (Note finale d’Edvard Brandes, « Le docteur Faust », in Mogens et autres nouvelles, Op. Cit., p. 140).