Chapitre II. Joyce : le moment épiphanique

C’est bien sûr un mensonge mineur mais pernicieux de la littérature que de prétendre qu’en de pareils moments[…] nous soyons tous submergés par une seule émotion, que nous soyons ainsi à l’intérieur de nous-mêmes, incapables de déceler d’autres émotions que nous ressentons simultanément[…]. J’ai tenté d’expliquer cela à mes étudiants du Berkshire College, en me servant des épiphanies de Joyce comme d’un bon exemple de falsification. Mais aucun d’eux n’a rien compris à mon propos
Richard FORD 986

Va éclore une très grande littérature, véritable "épiphanie de l’événement intérieur". Epiphanie ? Il est normal alors que le futur auteur d’Ulysse ouvre le bal. Mais seront aussi conviés plusieurs écrivains majeurs : Proust, Broch, Musil, Virginia Woolf.

Joyce a entamé sa carrière d’écrivain avec une théorie assez poussée de tels moments épiphaniques, théorie qui fut assez vite plus ou moins délaissée, comme le montre l’ironie du début d’Ulysse : « Rappelez-vous vos épiphanies sur papier vert de forme ovale, spéculations insondables, exemplaires à envoyer en cas de mort à toutes les grandes bibliothèques du monde, y compris l’Alexandrine ? 987  ».

Et pourtant, tout pour Joyce est bien parti de là. L’histoire est assez connue. Je la résume donc ici sans y insister, avant de revenir un peu plus tard et plus longuement sur ce qui fait réellement événement dans Ulysse.

En 1904, voici comment l’encore presque adolescent (Joyce a alors 22 ans) décrit les mouvements intérieurs auxquels il donne vers la même époque ce nom d’épiphanies : « chocs continuels qui le faisaient passer d’envolées de zèle exaltés à la honte intérieure ». Et un peu plus loin dans le même texte : « Pour l’artiste, les rythmes de la phrase et de la période, les symboles du mot et de l’allusion étaient choses suprêmes ».

Se trouvent là réunis « les deux enfants de l’esprit 988  », les deux bouts d’une chaîne que le jeune Joyce va s’évertuer à rapprocher : d’un côté, les "chocs", les émotions vécues, les sensations éprouvées, de l’autre, les rythmes et les symboles de l’écriture 989 , qui en sont à la fois les traductions mais aussi et, dans le parcours ultérieur de Joyce, de plus en plus, leurs lieux d’apparition.

Tous les textes de cette première époque vont se construire autour de ces événements, de ces exaltations intérieures inséparables des techniques d’écriture elles-mêmes. Telle est par exemple l’épiphanie "canonique" de Stephen le Héros, celle qui à Stephen « fit concevoir quelques strophes exaltées qu’il intitula : Villanelle de la tentatrice » (elle se retrouve dans le Portrait de l’artiste en jeune homme). Stephen saisit quelques bribes d’une conversation entre un jeune homme et une jeune fille. « Incident trivial » ? Pas seulement. Surtout « épiphanie », et « par épiphanie, il entendait une soudaine manifestation spirituelle, se traduisant par la vulgarité de la parole ou du geste, ou bien par quelque phrase mémorable de l’esprit même ». Et Stephen développe sa théorie esthétique : ces « moments les plus délicats et les plus fugitifs » se produisent lorsque « l’âme d’un objet, sa quiddité se dégage d’un bond devant nous du vêtement de son apparence 990  ».

Le terme de "quiddité" le fait comprendre, la référence de Joyce est ici saint Thomas d’Aquin. Voici comment Stephen détaille les étapes de la perception esthétique de l’objet dans le thomisme : 1°) « Nous reconnaissons d’abord que l’objet est une chose intégrale » (c’est l’integritas, l’unité de l’objet) ; 2°) « nous reconnaissons ensuite qu’il présente une structure composite et organisée » (c’est la consonantia, l’harmonie) ; 3°) « enfin, lorsque les rapports entre les parties sont bien établis, lorsque les détails sont conformes à l’intention particulière, nous reconnaissons que cet objet est la chose qu’il est. L’âme de l’objet[…] prend un rayonnement à nos yeux » (c’est la claritas).

C’est ce troisième moment qui est celui de l’illumination épiphanique. Dans le passage du Portrait de l’artiste en jeune homme qui reprend cette théorie 991 , Stephen parle de cet instant comme de celui « dans lequel cette qualité suprême du beau, ce clair rayonnement de l’image esthétique se trouve lumineusement appréhendé par l’esprit ». C’est l’instant de la « stase lumineuse et silencieuse du plaisir esthétique ». A ce stade du cheminement de sa réflexion et de son écriture, le jeune Joyce rêve encore de l’extase mystique d’une fusion entre le moi et le monde. Comme cela apparaîtra chez Broch, le moment épiphanique se fait ici révélation, parousie.

Je ferai ici deux remarques. D’une part ces « épiphanies » peuvent prendre leur départ aussi bien du sujet que de l’objet : elles sont ces points de contact où le premier enregistre le "mouvement" du second 992 .

D’autre part, et comme ce sera le cas pour les « moments of being » de Virginia Woolf, elles peuvent surgir dans n’importe quelle circonstance. Joyce a consigné, en vrac, un certain nombre de ces « épiphanies », recensions qui, pour la plupart, ont été perdues. Il en reste une quarantaine, qui se présentent sous la forme de très courtes notes, parfois dans un style télégraphique adapté à la fulgurance de la vision : dialogues tout juste audibles, morceaux de scènes de rue, réminiscences vagues, associations d’idées, etc. 993 . C’est leur aspect insignifiant, anodin qui est frappant, et qu’il faut retenir car c’est peut-être bien de cette particularité que va naître Ulysse.

Loin d’être « source de compréhension,[…] l’épiphanie appartient d’emblée à l’obscurité, à l’opacité d’une expérience où, depuis toujours, l’être même des choses est inaccessible ». Il y a donc tout un travail langagier, en plusieurs étapes. D’abord, puisque le langage est fondamentalement inapte à traduire l’expérience humaine, la tâche de l’écrivain consistera en premier lieu à enregistrer des paroles et des sons, des sensations aux frontières du silence. Les très courtes recensions de Joyce tentent « l’impossible transcription de ce qui échappe au langage, tout en le bordant : césures, silences, absences de toutes sortes qui décomposent la parole du sujet jusqu’à la rendre inintelligible, mais à cause de cela même, toujours plus signifiante 994  ». Il s’agit bien, à la lettre, de transcrire l’intranscriptible, de dire l’indicible 995 .

En passant à l’écriture de Stephen le héros (et plus tard du second Portrait), cette théorie initiale du beau, venue donc du thomisme, devient rapidement une esthétique qui se veut « une pédagogie, une propédeutique », où la beauté oscille sans choisir, on l’a vu, entre le subjectif et l’objectif. Ce sont les scènes qui jalonnent les deux premiers romans de Joyce.

Enfin, et c’est le troisième moment, il s’agit de "coudre", d’organiser un récit autour de ces scènes épiphaniques. Alors la « théorie esthétique devient theoria, procession des instants privilégiés qui s’orientent dans un ordre narratif 996  ».

Les événements ne seront donc plus seulement concentrations sur un noyau "lumineux" (selon le sens du mot épiphanie), ils susciteront et suggèreront une infinité de correspondances, de relations les uns avec les autres. Ils ne s’enchaîneront plus selon une logique causale, mais procéderont par des rappels, des retours en arrière, des anticipations, multipliant les parataxes et les prolepses.

Quel rôle joue l’écriture dans ce processus ? Plus que simplement de transcription, plus même que de transfiguration, elle cristallise ces instants – et par l’organisation même que Joyce donne à son récit. Dans « ce défilé des instants épiphanisés », il opère des rapprochements qui les font s’éclairer les uns les autres. De fugitives et évanescentes qu’elles étaient lors de leur perception, les épiphanies deviennent éléments centraux du récit, se fixent en lui : « il revient alors au classement ordonné, vectorisé de ces instants de prendre en charge le sens de l’illumination esthétique ». Et déjà donc, à ce stade de l’évolution de l’écrivain, tout principe causal est écarté de la logique qui prévaut à ce classement, de la theoria qui ordonne les épiphanies. Joyce ne cherche que « juxtapositions parlantes », « échos thématiques contrastés », « effets de montage alterné », « instantanés immobilisant des temps de révélation 997  ».

C’est sans doute à partir de tout cela qu’une bonne part de la construction singulière d’Ulysse va prendre forme – autre histoire, qui viendra en son temps.

Pour l’heure, il nous faut continuer d’aller à la rencontre des écrivains des "instants mystiques". Et face à cet "irlandais obscène" qu’elle n’apprécie que modérément, il y a Virginia Woolf.

Notes
986.

Un week-end dans le Michigan[1986], trad. de l’anglais (américain) par B. Matthieussent, Points Seuil, 1991, pp. 161-162.

987.

Ulysse[1921], trad. A. Morel et S. Gilbert, revue par V. Larbaud et l’auteur, Pléiade Gallimard, 1995, p. 46.

988.

Portrait de l’artiste[1904], trad. J. Aubert, Œuvres I, Pléiade Gallimard, 1982, pp. 314 et 316.

989.

Voir encore Stephen le Héros : « le rythme est le résultat esthétique des sens, des valeurs et des rapports des mots » (Ibid., trad. de l’anglais par L. Savitsky, p. 341). L’évolution de Joyce au sujet de cette question, centrale, du rythme sera étudiée de manière plus approfondie un peu plus loin.

990.

Stephen le héros, Op. Cit., pp. 512-514.

991.

Portrait de l’artiste, Op. Cit., p. 740. Pour une large part, le second Portrait de l’artiste est une réécriture de Stephen le héros. Je rappelle la chronologie. Début 1904 : le premier Portrait de l’artiste. 1904-1907 : Stephen le héros, qui restera inachevé. 1907-1914 : Portrait de l’artiste en jeune homme, publié en 1914.

992.

P. 514 de Stephen le héros par exemple, c’est une horloge qui « accomplit son épiphanie ».

993.

Voir Epiphanies, Œuvres I, Op. Cit., pp. 85-105. Jean-Michel RABATE écrit que le « paradoxe des "épiphanies" joyciennes consiste en leur matité, leur insignifiance, leur apparente gratuité » (James Joyce, Hachette Supérieur, coll. « Portraits Littéraires », 1993, p. 52).

994.

Ginette MICHAUD, Joyce, Le Castor Astral, coll. « L’Atelier des Modernes », 1996, pp. 50 et 54 (Voir Giacomo Joyce : « Mes yeux sont perdus dans le noir… Plus rien. Le noir » (Œuvres I, p. 787).

995.

« Singulièrement, Joyce ne tente, dans ses "épiphanies", aucune métaphore de ce à quoi il donna, pourtant, valeur d’événements spirituels. Elles paraissent plutôt en être les résidus métonymiques, jalons sans mémoire, débris obscurs d’une conflagration muette. Ces saynètes, fragments de dialogue, semblent les témoins aveugles et inutiles de l’indicible » (Catherine MILLOT, La vocation de l’écrivain, Gallimard, 1991, p. 164).

996.

Rabaté, Op. Cit., p. 16 : « C’est ainsi que l’esthétique de Joyce parcourt trois étapes ; elle définit d’abord les critères du beau, puis fonde une phénoménologie de la perception du beau qui hésite entre l’objet et le sujet, et enfin propose un ordre, une mise en série de ces instants de rencontre privilégiés, "extases" précisément parce que le sujet s’oublie pour aller vers l’objet, et que l’objet fonctionne comme un sujet ».

997.

Rabaté, Ibid., pp. 16-17.