Chapitre III. Virginia Woolf, ou l’instant de vie

Je voudrais reprendre cette idée des « bifurs » (sorte de calembours de faits, qui donnent le sentiment d’être entré momentanément en contact avec l’essentiel)
Michel LEIRIS

Chaque moment est comme une fenêtre ouverte sur l’éternité
Thomas WOLFE 998

Contestant elle aussi le déjà vieux naturalisme, l’auteur de Madame Dalloway a clairement traduit les nouvelles préoccupations des romanciers. Dans la préface à sa traduction des Vagues, Marguerite Yourcenar cite ce propos significatif de George Moore, principal représentant du naturalisme anglo-saxon de l’époque : « Mrs. Woolf, croyez-moi, vous ne parviendrez jamais à écrire un bon roman dépourvu de sujet 999  ». Mrs. Woolf ne va pas tenir compte de cet avis, bien sûr, ce qui ne l’empêchera pas d’écrire mieux que des bons romans. Dès 1924, dans la fameuse conférence sur « Mr. Bennett et Mrs. Brown » 1000 , elle ironise sur les « Edwardiens », ces romanciers conservateurs qui ne savent pas se libérer des critères du réalisme naturaliste. « Matérialistes 1001  » qui s’ignorent, ils donnent « une importance énorme à la matière des choses ».

Ainsi, Mrs Brown, l’archétypal personnage que Virginia observe dans son compartiment de train, eux n’ont jamais seulement su la regarder : « avec beaucoup d’acuité, de curiosité et de sympathie, ils ont regardé par la portière ; ils ont regardé les fabriques, les Utopies, même la décoration et le capitonnage du compartiment, mais jamais elle, jamais la vie, jamais la nature humaine ». Pourquoi leurs romans sont-ils si médiocres ? A cause de cette pauvre conviction que si leur récit « ne fournit pas des scènes de tragédie et de comédie, de l’émotion, un air de vraisemblance tellement impeccable que si tous ses personnages devaient venir à la vie ils s’y trouveraient vêtus jusqu’au dernier bouton selon la mode du jour, ils ont failli à leur devoir envers le public 1002  ». Ces écrivains-là se cantonnent aux faits, « et les faits sont une forme de fiction très inférieure », faite de « demis-réalités » et d’ « approximations ». En somme, force est de se demander « si ça existe, l’histoire de quelqu’un 1003  ».

Ils regardent par la portière… La question n’est pas seulement d’ordre esthétique. La convention réaliste edwardienne est déterminée parune idéologie particulière, qui impose de décrire ce qu’il y a "autour" du personnage en vertu d’une convention préalable non dite, d’un contrat tacite : « La propriété foncière, voilà le terrain commun 1004  » qu’on revendique avec le lecteur. Le réalisme n’a donc pas du tout pour Virginia Woolf le caractère social qu’on lui attribue trop souvent : il est empreint du « fétichisme de la marchandise 1005  ». Voilà pourquoi, plutôt que des gens, il nous parle des objets qui les entourent, des lieux qu’ils habitent et où ils évoluent. Les edwardiens ne sont en fait rien d’autre que des capitalistes, qui croient naïvement à l’adage : dis-moi où tu habites, je te dirai qui tu es.

Et c’est ainsi que la grande majorité des romans ne sont que de fausses biographies. Ils se contentent d’aligner des faits, comme le biographe, qui « place ses pieds avec exactitude dans les pas indélébiles de la vérité, sans un coup d’œil à droite ou à gauche ; […] un pied après l’autre, méthodiquement, jusqu’au moment où il choit en plein dans la fosse de son héros et peut écrire "FIN" sur la pierre tombale au-dessus de sa tête », qui déroule le fil des événements, « rapetasse agréablement de petits bouts de vérité ». De tels écrivains pensent ainsi s’astreindre et atteindre à la vérité du personnage concerné, avec « ces phrases qui traversent [sa] vie avec la rectitude d’une voie romaine ». Mais hélas, « la Littérature n’est pas Epouse et Compagne de lit de la Vérité ». Lorsque le héros, ou l’héroïne (et dans le cas d’Orlando, les deux genres conviennent), ne respectent pas les conventions d’une vie racontable, avec son lot normal d’événements reliés les uns aux autres par une logique causale irréfutable, combien ingrate est la tâche du biographe ou du romancier !

‘« Quoi de plus irritant que de voir un personnage, pour lequel on a dépensé sans compter son temps et sa peine, vous glisser entre les doigts et s’offrir – mais voyez donc ces soupirs, ces cris de surprise, ces rougeurs, ces pâleurs, ces yeux tantôt brillants comme des phares, tantôt hagards comme des aubes – oui, quoi de plus vexant pour un biographe que cet étalage muet d’émotions et d’émois dont, nous le savons bien, les causes – la pensée, l’imagination – n’ont aucune importance ? » 1006

L’ironie est transparente : ce sont ces mêmes « soupirs », ces mêmes « yeux brillants » ou « hagards », « cet étalage muet d’émotions » qui doivent devenir l’objet principal, unique, du récit. Le changement d’accent est radical. On a touché à l’événement : d’extérieur il est devenu intérieur 1007 .

L’esthétique de Virginia Woolf est aussi une éthique. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas "l’être-au-monde" sartrien, mais l’unicité, l’"ipséité" (Ricœur) de l’autre, dont il s’agit de dire le surgissement – l’événement de l’apparition. En ce sens, les romanciers "Géorgiens", parmi lesquels Virginia Woolf se place dans un premier temps, ne font pas œuvre "réaliste" au sens traditionnel du terme. Leur réalisme est « une mimésis de la pensée, un naturalisme de l’intérieur 1008  », il se consacre à une réalité beaucoup plus profonde, beaucoup plus impalpable, où « il n’y aurait ni intrigue ni comédie ni tragédie ni histoire d’amour ni catastrophe 1009  ». L’événement auquel ces romanciers s’attachent, c’est celui de la rencontre avec l’autre. Eux seuls sont susceptibles d’approcher la vérité de Mrs. Brown, cette « vieille dame d’une capacité infinie et d’une infinie variété, capable d’apparaître en tous lieux, de porter toutes sortes de vêtements, de dire toutes sortes de choses et de faire Dieu sait quoi 1010  ».

Mais cela ne va pas de soi. Du côté de la technique romanesque d’abord : comment raconter cet intérieur, irracontable puisque ses « causes – la pensée, l’imagination – n’ont aucune importance » ? La psychanalyse naissante va également s’emparer de la question : qu’est-ce qu’un récit de vie ?

Pour le lecteur aussi c’est difficile, parce qu’il doit tolérer « le spasmodique, l’obscur, le fragmentaire, le raté 1011  ». Ne s’agit-il pas là d’un nouveau "naturalisme", tourné vers la vie intérieure – même si Virginia Woolf, elle aussi, conserve la béquille de l’événement extérieur pour "faire avancer" une action qui pourtant ne "progresse" guère 1012  ?

Voilà en tout cas le fameux stream of consciousness prôné par William James 1013 . Virginia Woolf a longuement montré à quel point il s’oppose aux canons traditionnels du récit : « Et si on était libre et si on pouvait noter ce qu’on voulait, peut-être y aurait-il absence d’intrigue, très peu de vraisemblance, et une vague confusion générale où les traits accusés du tragique, du comique, du passionné, du lyrique seraient dissous au-delà de toute possibilité de les reconnaître ? 1014  »

Mais qu’en est-il vraiment de l’événement ? Reste-t-il au cœur du récit, en ayant simplement changé de lieu : de l’extérieur à l’intérieur ? Ce renversement de perspective, ce déplacement topologique, s’accompagnent-ils d’un changement de nature ? Disparaît-il, remettant alors en cause la notion même de récit tel qu’on l’a entendu jusque là, « pulvérisant le roman 1015  », ouvrant à une confusion des genres, à une fusion du roman et de l’essai vers laquelle ailleurs Hermann Broch et Robert Musil se sont eux aussi aventurés ? Il me semble qu’ici deux problématiques se croisent, et l’événement romanesque, qui paraît d’abord en mauvaise posture, va trouver dans ces croisements de nouvelles voies de développement. Car, de Broch à Musil, de Virginia Woolf à Proust, cette double question de la description de la vie intérieure et des relations du roman à l’essai a bouleversé le paysage romanesque, a radicalement transformé la position de l’événement dans le roman, lui a donné un statut tout à fait nouveau au sein du récit.

Virginia Woolf, c’est donc, d’abord, la romancière du "flux de conscience". On le sait, on le répète. Mais qu’est-ce que cela veut dire, vis à vis de l’événement, constitutif du récit, vis à vis de l’intrigue, telle que Forster, l’ami de Virginia, l’a définie?

La réponse à une telle question n’est pas simple. Car il n’est pas tout à fait vrai que le but de l’auteur de La promenade au phare, ce soit seulement de traduire le continu de la pensée, sans autre précision, sans sélection surtout – même lorsque, à l’inverse d’Orlando où le héros/héroïne parcourt les siècles, elle décrit en quelques trois cents pages quelques "vingt-quatre heures de la vie d’une femme" (Madame Dalloway). Ce qu’elle poursuit en réalité, ce qui est l’objet premier de sa recherche, et le titre des quelques éléments autobiographiques rassemblés le dit assez, ce sont ces « Moments of being » (Instants de vie selon la traduction française), qui sont autant d’instants privilégiés émergeant du quotidien cotonneux 1016 . Constamment elle y revient, dans le Journal, dans de nombreux articles, dans l’autobiographie, dans les romans mêmes 1017 .

C’est dans Instants de vie que ces moments sont décrits de la façon la plus explicite. L’auteur de ce qui s’apparente à une autobiographie y transcrit « la sensation d’être à l’intérieur d’un grain de raison », lors de ces « scènes qui refont surface » ; les mots de « ravissement », d’« extase » 1018 viennent naturellement sous sa plume pour qualifier ces expériences quasi mystiques 1019 , qui se détachent de la banalité des jours et paraissent seuls dignes d’être vécus. La tâche essentielle de l’écriture est de traquer de tels instants, et de les exposer en pleine lumière, malgré et avec leur fugacité.

Apparentés aux moments proustiens, ils sont comme détachés du temps et de l’espace :

‘« Ces instants peuvent être encore plus réels que le moment présent.[…] J’atteins un état où il semble que je regarde les choses se produire comme si j’étais là-bas. C’est-à-dire, je suppose, que ma mémoire fournit ce que j’ai oublié, si bien qu’il semble que cela se produise indépendamment de moi, alors que j’y mets du mien.[…] Mais s’il en est ainsi, ne serait-il pas possible que des choses que nous avons ressenties avec une grande intensité aient une existence indépendante de notre esprit ? » 1020

Il ne s'agit pas d’impressionnisme, car ce ne sont pas des apparences que cherche à capter Virginia Woolf. Ces instants sont bien plutôt pour elle des fenêtres sur la réalité, et c’est à partir d’eux qu’elle entreprend de la (re)construire. Parler de cubisme serait plus juste – comme semblent le suggérer les carrés et les rectangles qui envahissent la vision de Rhoda, dans Les vagues, où l’un dépasse l’autre, se superpose à l’autre 1021 .

Toutefois ces « moments de l’être », on ne peut les susciter. Ils sont « sans raison 1022  » : « Je composais La promenade au phare […] dans une grande bousculade apparemment impulsive.[…] Qu’est-ce qui soufflait les bulles ? Pourquoi à ce moment-là ? Je n’en ai pas la moindre idée ». On ne peut que les espérer, les attendre, noyés qu’ils sont « dans des moments du non-être beaucoup plus nombreux ». C’est qu’une grande part de nos journées « n’est pas vécue consciemment », baigne « dans une sorte d’ouate indéfinissable », et chaque jour « contient beaucoup plus de non-être que d’être ». Une mauvaise journée alors, c’est lorsque la proportion de non-être est beaucoup trop forte au regard des hypothétiques « instants de vie » qui ont pu la baliser.

Cette métaphysique fonde la conception du récit de Virginia Woolf. L’écrivain « edwardien », le « bon biographe », ironise-t-elle, passe à côté des gens et des moments of being. Il « laisse de côté la personne à qui les choses sont arrivées.[…] On dit : "Voilà ce qui est arrivé", mais sans dire à quoi ressemblait la personne à qui c’est arrivé. Et les événements n’ont pas grand sens à moins qu’on sache d’abord à qui ils sont arrivés 1023  ».

Le « géorgien », lui, se penche sur la vie intérieure de son héros, de son héroïne, avec ses fragments de vérité 1024 . A l’instar de l’auteur, fictif pourtant 1025 , de la biographie d’Orlando  : « il nous faut admettre mille choses fâcheuses que tout bon biographe doit ignorer », par exemple tout ce qui « monte par la spirale de l’escalier dans son cerveau », tout ce qui instaure « ces désordres et ces émeutes de passions et des mouvements que tout bon biographe déteste 1026  ». Seule cette vie intérieure est digne du biographe.

Parfois, Virginia Woolf s’est prise à rêver de « rendre les deux sortes d’être », d’écrire le roman des « moments of being » comme de l’ouate des jours. Elle l’a même essayé, aux deux bouts de son œuvre, dans Night and Day [1919] et Years [1937]. Mais, elle le reconnaît elle-même, elle n’a jamais vraiment su le faire 1027 . Et si par deux fois la tentative paraît avoir tourner court, c’est bien parce qu’elle est décidément la romancière des « instants de l’être », non de l’étouffant non-être.

Même l’essai a tendance pour elle à s’échapper du côté du romanesque. Dans « Mr Bennett et Mrs Brown », le propos très critique sur les romanciers géorgiens est étayé par cette longue partie fictionnelle où la narratrice rencontre Mrs Brown dans son compartiment de train, et nous introduit dans ses flux de conscience. Dans les chapitres "théoriques" qui s’intercalent dans Le livre sans nom, en regard du récit lui-même, le commentant, disant les difficultés de la romancière, ses impasses, ses subterfuges – dans les parties "essayistes" de ce roman-essai inachevé, inachevable, qui s’est appelé Les Pargiter, puis Années, le glissement vers la fiction narrative est là aussi constant. Dire le non-être autant que l’être, cela reste pour Virginia Woolf une tâche presque impossible, tant sa pente naturelle la ramène sans cesse au romanesque 1028 .

Mais n’est-ce qu’idiosyncrasie ? Ce qu’elle cherche, c’est à élaborer une théorie de la pensée en acte, ce qui est pour elle le seul événement digne de recherche et d’étude, le seul digne d’être appelé "réalité" 1029 . Or cela ne peut prendre l’unique forme de l’essai. Et s’il y a tant de ponts entre l’écriture essayiste et celle de fiction 1030 , c’est qu’il n’y a en fait pas tant de différences entre elles.

Une remarque de Roland Barthes est éclairante à ce propos. Il évoque l’« ambiguïté précieuse » du vocabulaire, pour lequel le sujet d’une œuvre est tantôt son « objet » (« ce dont elle parle, ce qu’elle propose à la réflexion »), tantôt « l’être humain qui s’y met en scène, qui y figure comme auteur implicite de ce qui est dit 1031  ». C’est bien ainsi que Virginia Woolf envisage le sujet de ses récits: comme une forme de technique auto-réflexive où s’effectue un permanent va-et-vient entre fiction et théorie, où il s’agit sans cesse de dire et d’élaborer une pensée en acte. Il n’y a plus d’un côté l’idée (la théorie), de l’autre la vie (l’art), mais on « fait de l’art en posant des questions à l’art », selon le vœu de Marcel Duchamp 1032 .

Virginia Woolf ne se contente pas d’annoncer une nouvelle littérature, de nouvelles manières d’écrire, elle les met en pratique dans sa propre écriture, brouillant les genres, gommant la ligne de partage entre théorie et fiction : « Oui, mais Les Ephémères ? Ce devrait être un livre abstrait, mystique, aveugle (eyeless), un poème dramatique (a playpoem) 1033  ». Dans sa « pièce-poème », Virginia Woolf veut faire se rejoindre la poésie, le théâtre, le roman, l’essai. Et en effet, dans les différents monologues des Vagues, on trouve des récitatifs, des didascalies, des poèmes en prose. Les genres littéraires se mélangent, les écritures… « Mr Bennett et Mrs Brown », est-ce un essai ? une nouvelle ? En tout cas l’instant de la rencontre avec l’autre, l’événement du face à face, y est bien un de ces « moments of being », intenses, pour lesquels toutes les formes littéraires sont sollicitées.

Reste à savoir plus précisément comment fonctionne cette alchimie qui transmue ces instants en écriture. 

En premier lieu, elle nécessite une réceptivité, une "disposition" singulière, qui n’est sûrement pas la chose du monde la mieux partagée. Il s’agit d’« un don tout personnel » : « Je persiste à croire que l’aptitude à recevoir des chocs est ce qui fait de moi un écrivain 1034  ».

En second lieu, lorsque surviennent ces chocs, il faut savoir en conserver précieusement la trace, au cas où. Virginia Woolf cite tel instant de son enfance, et ajoute : la pensée qui l’accompagnait, « je la mis de côté dans l’idée qu’elle me serait utile plus tard ».

La troisième capacité requise est sans doute aussi exceptionnelle : celle de pouvoir aller au delà des apparences, d’être capable de les "traverser" 1035 . Les moments d’être, fugitifs « témoignages d’une chose réelle au delà des apparences », sont comme des trouées de vraie réalité dans la grisaille des jours : « en tout cas, c’est une idée que je ne perds jamais de vue, que derrière l’ouate se cache un dessin. […] Et cette idée influe sur moi chaque jour. [Ces] moments de l’être se dressent comme des échafaudages à l’arrière-plan 1036  ».

Cet arrière du décor, voilà la vraie réalité. Le véritable écrivain est alors celui qui dispose d’une dernière capacité, celle de rendre sous forme de mots ces moments où « on passe entre les choses et au-delà des choses 1037  », ces chocs où transparaît fugitivement le réel 1038 . Et ce n’est pas que simple talent de scribe : ces instants n’atteignent à leur véritable dimension que par le langage qui les exprime. S’il faut que chacun de ces chocs soit « aussitôt suivi du désir de l’expliquer », Virginia Woolf ajoute à propos de cette chose réelle 1039 qui surgit dans ces instants : « je la rends réelle en la traduisant par des mots. C’est seulement en la traduisant par des mots que je lui donne son entière réalité. Cette entière réalité signifie qu’elle a perdu le pouvoir de me blesser ; elle me donne, peut-être parce qu’en agissant ainsi j’efface la souffrance, l’immense plaisir de rassembler les morceaux disjoints 1040  ». Il y a donc enfin élaboration, construction de ces instants par l’écriture.

Voilà qui éclaire le mode d’écriture si particulier de Virginia Woolf. Ces « moments of being » qu’elle poursuit inlassablement, intensément, nous les nommerons aussi des événements – mais fort singuliers : « instants de vie », « chocs », on a vu que les formules ne manquent pas. Ils se produisent dans la vie intérieure des personnages, « au delà de leur apparence », mais aussi, et simultanément, pendant le moment de l’écriture. Et parvenir à écrire ces moments dans la vie des personnages de fiction, c’est en même temps atteindre dans la vie réelle à de tels moments 1041 . Il s'agit bien d'une écriture de suggestion, qui tourne autour du non-dit, pour « mimer le mode de manifestation de l’essence 1042  ». Quêtes de la réalité sous les apparences du quotidien, ces instants fonctionnent à la manière mystique d’une parole possédée. Ce sont des moments des personnages aussi bien que de l’auteur, des moments de langage qui deviennent pour finir également des moments du lecteur, des moments enfin où l’on parvient à « transformer l’une en l’autre » la littérature et la vie 1043 .

C’est finalement dans cette conjonction entre une vérité de la fiction, cachée derrière l’ "ouate" des jours, et une vérité de l’écriture que se produit l’ecstasy : « C’est le ravissement que j’éprouve lorsqu’il m’arrive en écrivant d’avoir l’impression de découvrir ce qui va ensemble, de bien monter une scène, de faire tenir debout un personnage 1044  ».

Mais rien n’est jamais définitif, et Virginia Woolf a parfaitement conscience de la fugacité de tels instants. Partout, des images disent cette évanescence. Elle écrit ainsi dans le Journal, à propos des Ephémères (déjà ce titre, envisagé d’abord pour Les vagues…) : « et maintenant, ce livre : Les éphémères.[…] Je n’essaie pas de raconter une histoire. Cependant ce pourrait être fait de cette manière. Un esprit en train de penser. Ce pourrait être des îlots de lumière, des îles dans le courant [stream] que j’essaie de représenter ; la vie elle-même qui s’écoule 1045  ». Le processus est aussi décrit dans La promenade au phare :

‘« Quel est le sens de la vie ? […] La grande révélation n’était jamais venue. La grande révélation ne vient peut-être jamais. Elle est remplacée par de petits miracles quotidiens, des révélations, des allumettes inopinément frottées dans le noir. […] Mrs. Ramsay disant à la vie : "Arrête-toi"; Mrs. Ramsay faisant de l'instant présent quelque chose de permanent. […] Au milieu du chaos il y a la forme; ce passage, ce flot éternel était d'un seul coup stabilisé. » 1046

Transparaît ici toute la richesse de ces « moments of being », objets d’étude, pourrait-on presque dire, de Virginia Woolf. Nelly Stéphane écrit :« …ce que Virginia Woolf recherche et cerne chaque fois un peu mieux : cette transparence dans laquelle baignent les êtres à de rares moments 1047  », rares moments comme autant de non-lieux qui paraissent déboucher sur un espace infini, et surtout instants fugaces qui pourtant ouvrent sur la durée.

C’est que ces instants sont des foyers d’irradiation 1048 , des centres à partir desquels se propagent les ondes, le rythme propre du flux de pensée (stream of consciousness) dont le rythme de l’écriture lui-même épouse le mouvement. Les perspectives qu’ils ouvrent sont immenses, car le « dessin » qu’ils montrent derrière l’ « ouate », « nous – je veux dire tous les être humains, y sommes rattachés », chaque conscience est touchée. Le monde entier alors est une "œuvre d’art" à laquelle nous participons. Virginia Woolf trouve des accents lyriques pour décrire les mouvements et les flux que déclenchent ces instants, où l’individu communie avec le monde : « Nous sommes les mots ; nous sommes la musique ; nous sommes la chose en soi. Et c’est ce que je vois quand je reçois un choc. […] notre vie ne se limite pas à notre corps ni à ce que nous disons et faisons ; on vit en permanence en se référant à certaines jauges ou théories à l’arrière-plan 1049  ».

Il est des poètes qui, inlassablement, ont traqué la formule susceptible de dire la quintessence de ces instants : René Char, bien sûr, avec sa « matière-émotion instantanément reine », ses constantes références à l’éclair d’Héraclite… Mais cette poésie serait plutôt celle de la contraction la plus extrême, de la condensation la plus forte. Il est aussi arrivé à Virginia Woolf d'écrire de tels moments. Ce sont par exemple les interludes des Vagues, qui sont comme des annonces, qui condensent en quelques lignes les monologues qui les suivent. Leurs thèmes (l’aurore, les oiseaux, les vagues qui battent le rivage, la nageoire du marsouin…) sont sans cesse repris, transformés 1050 , jusque dans le monologue final de Bernard, à la fois clôture et ouverture terminale du roman.

Mais Virginia Woolf dit tout autant, et même davantage, la dilatation. Et la simultanéité qui caractérise les « moments of being » s’exprime aussi, par exemple, par la multiplicité des parenthèses dans ces mêmes monologues. C’est qu’il s’agit de donner le plus possible des éléments qui constituent les « instants de vie », de glisser constamment du local (ce serait le moment systolique de la concentration) au global (moment diastolique de la dilatation), pour reprendre le vocabulaire employé à propos del’événement romanesque "classique".

L’écriture alors se met à vibrer, épouse cette rythmicité par lesquels s’exprime le « flux de conscience », tel que Virginia Woolf le pratique. Sans cesse elle en revient à ces rythmes primordiaux (« dans la littérature, le rythme est tout »), objets d’exaltation lorsqu’ils surgissent : « Mais voici qu’un rythme bien connu recommence à palpiter en moi : les mots dormants, les mots immobiles se soulèvent, courbent leurs crêtes, et retombent, et se redressent encore, de nouveau, et toujours. Je suis un poète. […] Je vois tout ; je ressens tout… 1051  ».

Le risque, on l’imagine, c’est d’être débordé. La difficulté, c’est le trop-plein : dans ces moments, une « pluie incessante d’atomes innombrables, formant au total ce que nous pouvons nous aventurer à appeler la vie » nous submerge. Un long et ardu travail d’écriture est nécessaire : « Mais quand vous essayez de le reconstruire avec des mots vous constatez qu’il se brise en mille impressions qui se heurtent. Certaines doivent être atténuées, d’autres accentuées 1052  ». C’est que le flux de conscience n’est pas la simple continuité de la pensée, sans sélection, sans tri.

Il va de soi qu’il faut choisir ces instants – même si leur surgissement est inopiné 1053 . Il faut se concentrer sur ces moments, et Virginia Woolf indique même comment commencer : « Rappelez-vous alors quelque événement qui vous a laissé une impression distincte. […] Toute une vision, tout un monde en puissance semblaient contenus dans cet instant ».

Dans sa théorie de la nouvelle, elle propose trois critères 1054 , auxquels répond sa "méthode" d’écriture (si le terme convient). Le premier, qui n’est guère surprenant, est la brièveté, entendue à la façon d’Edgar Poe : la short story n’est pas reconnaissable seulement au faible nombre de ses pages, mais elle doit surtout être synonyme de pureté et de perfection formelle. Elle n’est pas un roman en miniature.

Le deuxième critère, plus inattendu, est l’« honnêteté ». C’est la fidélité au réel. Mais il ne faut pas se méprendre : il ne s’agit plus du tout, à la manière "edwardienne", de produire une illusion du réel. Les composantes de l’ « honnêteté » selon Virginia Woolf, sont l’incomplétude et la liberté. Incomplétude : cela signifie que la nouvelle doit être « ouverte, poser des questions plutôt que d’y répondre 1055  », comme la plupart des récits de Tchékhov, dont « la fin est un point d’interrogation 1056  ». Car c’est cette ouverture qui nous fait pénétrer véritablement dans l’ "âme" des personnages, si fluente, si mobile, jamais achevée. La réalité devient intérieure, donc – ce qui ouvre à une infinie liberté de l’écrivain, affranchi des contraintes formelles, des interdits, des conventions littéraires (la clôture du récit, par exemple). Il n’y a plus de sujet obligé : « La "substance propre du roman" n’existe pas. Tout est la substance propre du roman, tout sentiment, toute pensée ; toute qualité de l’intellect ou de l’âme nous sert ; nulle perception n’est à écarter 1057  ». L’événement change de terrain, le récit devient intérieur et de l’intérieur. 

Le dernier critère, c’est l’intensité de l’émotion – et c’est là que reviennent les « moments of being », que Virginia Woolf appelle ici « moments of understanding 1058  ». Ce moment d’émotion qui constitue l’événement central de la nouvelle, son unique événement, est intense à un triple titre : intensité inscrite au cœur de la narration, intensité que l’auteur lui-même a mise dans l’écriture de cet instant, intensité enfin de l’émotion qu’elle suscite chez le lecteur.

C’est là ce qu’ailleurs elle nomme « saturation ». Qui n’est pas le fourre-tout : Le moment-atome, il faut le donner en entier, mais surtout en évitant d’y intégrer des éléments qui lui sont extérieurs :

‘« L’idée m’est venue que ce que je voudrais faire maintenant, c’est saturer chaque atome. Je voudrais éliminer tout ce qui est déchet, mort et superfluité, donner le moment tout entier, avec tout ce qu’il peut inclure ! Disons que le moment est une combinaison de pensée, de sensation ; la voix de la mer. Les déchets, l’inertie, proviennent de l’inclusion d’éléments qui n’appartiennent pas au moment. C’est l’épouvantable procédé de narration du réaliste ; ce qui se passe entre le déjeuner et le dîner. Cela c’est le faux, l’irréel, la convention à l’état pur. Pourquoi admettre dans la littérature tout ce qui n’est pas la poésie, je veux dire par là, la saturation ? » 1059

Ce qui suppose un travail de la part du lecteur, qui doit, lisant, déployer toutes les richesses et les non-dits suggérés par les images. Cette saturation devient une polysémie généralisée, qui s’applique aussi bien aux personnages qu’aux éléments naturels. Les impressions sensorielles, les sensations ne sont pas seulement zones de contact entre le moi et le non-moi, elles deviennent le lieu où s’effectue l’union réelle entre l’être et le monde, entre les différentes consciences. « Je ne suis pas un et simple, mais complexe et multiple », « Je suis Bernard, je suis Byron, je suis ceci, cela et autre chose », ne cessent de répéter les personnages des Vagues.

Telle est la réalité selon Virginia Woolf. On a pu parler de vitalisme à son propos, en évoquant certains aspects du bergsonisme, ou certaines spéculations de William James 1060 , par exemple avec des pages comme celle-ci :

‘« Quand il voyait Orlando et l’entendait venir vers lui avec le crocus et la plume de geai dans son sein, il criait "Orlando", ce qui signifiait (et l’on doit se souvenir que lorsque des couleurs brillantes comme le bleu et le jaune se mêlent dans notre regard, un peu de leur poudre reste à nos pensées) tout d’abord les fougères qui se ploient et s’écartent comme creusées par une étrave ; puis, ainsi qu’on l’avait prévu, l’apparition d’un navire, toutes voiles dehors tanguant et roulant comme dans un rêve, avec, dirait-on, toute une armée de jours ensoleillés devant lui pour son voyage… » 1061

En tout cas, ces moments d’émotion intense, qui peuvent surgir à tout instant et de toutes circonstances, sont bien à l’origine de l’écriture, au cœur même du texte, en une dialectique inédite du continu et du discontinu. Virginia Woolf part à la conquête d’une sorte de continu quintessencié, puisqu’il s’agit de saturer les « instants de vie », ces atomes de réalité. Mais en même temps le discontinu essentiel de ces « moments of being » rompt le tissu ouaté du quotidien… Ainsi l’événement du roman ancien, qui servait à asseoir la réalité du monde (la perturbation qu’il y introduisait ne servait qu’à rendre encore plus visible sa stabilité et sa continuité, sa solidité), devient ici l’élément central qui seul permet à la réalité non seulement de surgir, mais d’exister. Le monde naît – de l'écriture, dans l'écriture.

Et ce qui est remarquable, c'est que tout peut susciter cette naissance. Erich Auerbach analyse ainsi en détail une page de La promenade au phare, où l’événement initial est parfaitement anodin : Mrs. Ramsay mesure la longueur d’un bas « couleur de bruyère » sur la jambe de son fils. L’insignifiance de cet acte n’obère pas sa capacité de propagation, et la description de ce moment est entretissée tant des mouvements intérieurs de nombreux personnages, présents ou non, que d’événements annexes « qui servent de cadre aux mouvements qui ont lieu dans la conscience des tierces personnes ». Et Auerbach ajoute :« Ce qui est essentiel, c’est qu’un événement extérieur insignifiant déclenche des représentations et des séries de représentations, qui s’éloignent du présent et se meuvent librement dans la profondeur du temps ». Plus généralement, « les représentations de la conscience ne sont pas liées au temps présent de l’événement extérieur qui les fait naître 1062 ». Tout est donc susceptible de devenir un « moment of being », sans, il faut le redire, que l’on sache vraiment ni comment ni pourquoi.

Alors les événements déclencheurs sont-ils insignifiants, infimes ? La thèse inverse pourrait tout aussi bien être soutenue, que tout est susceptible de devenir hautement signifiant. Mais c’est que ces événements, ces « instants de vie », sont perçus à travers toutes les vibrations, toutes les ondes qu’ils diffusent, tous les rythmes et battements qu’ils inaugurent, tous les souffles, tous les flux et reflux qu’ils provoquent. « Cette sourde mélodie », « cette musique intermittente » sont audibles seulement par l’oreille attentive, dont les vagues sont l’emblématique image – et pas seulement dans le roman éponyme…

Et peu importe alors que les événements soient parfois remis, différés (atteint-on jamais le phare ? Réalise-t-on jamais un désir 1063  ?). Et peu importe qu’ils soient parfois si impalpables qu’ils n’ont même pas lieu, comme la ruine de la maison de La promenade au phare :

‘« Car maintenant était arrivé ce moment hésitant où l’aube tremble et la nuit s’arrête, où la plume la plus légère fera pencher la balance. Si cette plume s’était posée, la maison, s’affaissant, tombant, serait allée s’effondrer dans des abîmes d’obscurité. […]
Si la plume était tombée sur le plateau de la balance, et avait fait descendre celui-ci, la maison tout entière, s’engouffrant dans des profondeurs, serait allée reposer sur les sables de l’oubli » 1064

Et peu importe encore que le personnage central soit, comme le Perceval des Vagues, toujours absent. Car son extériorité est en réalité pure intériorité : « Ce que je ressentais au sujet de Perceval peut se résumer ainsi : il se tenait au centre. Maintenant je n’ai plus de raisons pour m’approcher de ce centre. Cette place est vide ». C’est Neville qui parle, et cette disparition ne l’empêche pas de continuer à ressentir le monde qui l’entoure à travers ce personnage qui n’est plus.

L’éloignement de Perceval se démultiplie, il n’existe qu’à travers les pensées et les sensations des six personnages qui monologuent. Et sa mort, presque intemporelle, a lieu dans un ailleurs radical, c’est, au sens propre, une utopie. Dans des Indes plus ou moins imaginaires, en tombant d’un cheval, à la façon d’un chevalier errant, elle se "mythologise", dans un lieu empli d’irréalité, de ce fait même universel, comme le cercle de Pascal : « Qu’y a-t-il derrière ces ténèbres [the central shadow] ? Quelque chose ? Rien ? Je ne sais pas 1065  ». Comme, dans le Watt de Beckett, ce cercle qui cherche son centre, ce centre qui cherche son cercle…

Le tableau de Lily, dans La promenade au phare, s’organise lui aussi autour d’un vide central, la simple tache de couleur qui représente Mrs. Ramsay, "mise en abîme" du puits sans fond qu’a créée sa mort, comme de la vacuité du chapitre médian du roman, intitulé « Le temps passe ». Ainsi s’organisent les romans de Virginia Woolf, autour d’une absence sans cesse redoublée, démultipliée. Les « moments of being » sont cette présence essentielle au sein même de l’absence, autour de ce foyer absent/présent se concentre et se dilate en même temps la narration.

Ces « moments of being » irradient tout le récit, lui transmettent leur mouvement et le flux de leurs vagues successives, quel que soit par ailleurs sa longueur. Pareilles au battement de la systole et de la diastole, ces vagues de sensations se concentrent autour de la conscience du personnage, puis se dilatent vers le monde. Leur propagation est aussi bien temporelle que spatiale, aussi bien dans les âmes des personnages (d’où le flux de conscience : la mort de Perceval, nous ne la percevons qu’à travers les vibrations qu’elle suscite dans les âmes des six personnages des Vagues) que chez l’auteur elle-même : « Ainsi nous créons en nous cette atmosphère, à la fois ardente et vague, ignorante du détail, mais soutenue par quelque battement régulier, par un rythme, et dont l’expression naturelle est la poésie ». Cette propagation enfin, le texte veut la transmettre au lecteur lui-même, qui doit être pris dans le rythme même de l’écriture, devenant lui-même acteur du récit 1066 .

L’écriture de Virginia Woolf se concentre donc sur ces « instants de vie », mais il faut bien comprendre qu’ils n’existent et ne sont descriptibles qu’à travers toutes leurs manifestations et les ondes qu’ils propagent dans le temps, dans l’espace, dans les différents personnages. C’est cela, la saturation de l’atome. Il n’est pas de fiction plus concentrée sur un événement que celle de Virginia Woolf. Evénement toujours intérieur, certes, mais qui se perçoit à travers les balancements et les mouvements des émotions qu’il suscite : « Notre être, à cet instant, se concentre et se contracte comme sous le choc violent provoqué par une émotion personnelle. Plus tard, il est vrai, la sensation commence à se développer en orbes plus grandes dans notre esprit ; elle atteint des régions plus éloignées ; celles-ci se mettent à résonner, à répondre, et nous percevons des échos et des reflets 1067  ». Les « moments of being » irradient, à la manière de ces petites sautes de vent, ces petits esprits qui se promènent dans la maison semi-abandonnée de La promenade au phare 1068 .

Ils se propagent dans le temps, disais-je : ce sont des « états qui durent », selon la belle expression de Marguerite Yourcenar 1069 . Ils sont véritablement créateurs du temps. Dans sa réfutation de la durée bergsonienne, Gaston Bachelard a développé une telle théorie de l’instant créateur. Selon l’auteur de La dialectique de la durée, la réalité de l’être ne se trouve pas dans une « conscience de la durée pure » obtenue par abstraction, en supprimant les événements du temps, mais dans la construction permanente de l’être à travers les instants qu’il utilise sans cesse pour son progrès : « La conscience du temps est toujours pour nous une conscience de l’utilisation des instants, elle est toujours active, jamais passive.[…] La durée est donc une richesse, on ne la trouve pas par abstraction. On en construit la trame en mettant l’un derrière l’autre des instants concrets, riches de nouveauté consciente et bien mesurée 1070  ».

Chez Virginia Woolf, cela peut se traduire par tel moment de l’enfance qu’on a conservé et qui resurgit, comme dans Instants de vie. Cela peut se traduire par une extrême dilatation, comme dans Orlando, où le personnage central vit plus de trois cent ans, et plusieurs vies, d’abord comme homme, puis comme femme. Ou tout aussi bien, et à l’inverse, par l’extrême concentration de quelques heures, comme dans Mrs. Dalloway. Ou par la construction singulière de La promenade au phare : la première partie décrit le début d’une journée qui va se poursuivre, dans la deuxième partie (intitulée « Le temps passe »), dix ans plus tard. C’est encore Les vagues, où la vie des personnages se ramène à celle de la journée au bord de la mer décrite par les neuf intermèdes qui rythment le flux et le reflux des six monologues entrecroisés. La construction est ici particulièrement subtile, puisque ces intermèdes multiplient les références aux rythmes naturels dont les personnages alors sont des éléments. En voici par exemple, du premier et du dernier, le début :

‘« Le soleil ne s’était pas encore levé. La mer et le ciel eussent semblé confondus, sans les mille plis légers des ondes pareils aux craquelures d’une étoffe froissée. Peu à peu, à mesure qu’une pâleur se répandait dans le ciel, une barre sombre à l’horizon le sépara de la mer, et la grande étoffe grise se raya de larges lignes bougeant sous sa surface, se suivant, se poursuivant l’une l’autre en un rythme sans fin.
Chaque vague se soulevait en s’approchant du rivage, prenait forme, se brisait, et traînait sur le sable un mince voile d’écume blanche. La houle s’arrêtait, puis s’éloignait de nouveau, avec le soupir d’un dormeur dont le souffle va et vient sans qu’il en ait conscience. »
« Le soleil s’était enfin couché. Le ciel et la mer se confondaient. Les vagues déferlantes étalaient sur la rive leurs larges éventails, faisaient pénétrer de blanches ombres dans les profondeurs sonores des cavernes, puis reculaient en chantant sur le gravier » 1071

Certes, les vagues et le mouvement du soleil fonctionnent ici comme des images du flux et du reflux des sensations et des émotions qui se développent dans l’âme des personnages. Mais c’est aussi beaucoup plus que cela : car l’âme et ses mouvements sont partie intégrante de l’univers 1072 . Décrire alors ce qui se passe en elles, à partir des foyers d’émotions que constituent les « moments of being », c’est aussi communier avec le monde, dans toutes ses dimensions.

Ainsi cette rupture d’avec le monde qui résonnait mélancoliquement dans la prose de Jacobsen, Virginia Woolf la nie. La communion se refait – mais en renversant complètement le réalisme traditionnel : ce ne sont plus les actes des personnages, ce ne sont plus les événements du monde qui sont au cœur de la narration, éléments centraux permettant d’illustrer et d’expliquer un caractère. C’est ici le monde qui se saisit à travers les âmes des personnages, non par leurs actes, mais « entre les actes », non par ce qu’ils font et par la façon dont ils réagissent aux événements qui adviennent, mais par les trains d’ondes qui irradient à partir d’eux, mais par les vibrations qu’ils propagent.

Propagation qui est autant spatiale que temporelle. C’est que « notre vie ne se limite pas à notre corps ni à ce que nous disons et faisons 1073  ». L’extension de notre moi n’est pas limitée par la seule enveloppe corporelle, et dans ces moments d’extase que sont les « moments of being », nous nous rendons compte que l’univers est autant en nous que nous en lui :

‘« Comme l’été approchait, comme les soirées s’allongeaient, les vigilants, les confiants, qui se promenaient sur la plage et agitaient l’eau des flaques, eurent des visions de la plus étrange espèce : de chair transformée en atomes chassés par le vent, d’étoiles s’allumant soudain dans leur cœur, de falaise, de mer, de nuage et de ciel rassemblés à dessein pour réunir dans une forme extérieure les fragments dispersés de l’image intérieure » 1074  ’

Ce qui intéresse Virginia Woolf, ce sont les limites entre l’homme et le monde – ou plutôt leur absence. L’art se fait ici inductif, en quelque sorte, il jette un pont entre l’intérieur et l’extérieur 1075 , et fait disparaître la solution de continuité entre moi et non-moi. « Jacob s’étend, continu et discontinu, très loin au dehors de ce qui paraît être lui-même », écrit Jean-Jacques Mayoux à propos de La chambre de Jacob, qui précise ainsi le fonctionnement du « moment of being » : il « s’étend, ou plutôt se concentre, autour d’une conscience, ou d’un groupe de consciences. Spatial et temporel, strié de successions et de simultanéités, il constitue une unité organique, vivante, au contour imprécis ». Equivalent du motif chez le peintre, un tel moment est décrit tantôt avec « la précision tendue d’un rythme qui joue presque à se rendre immobile, comme dans ces ralentis cinématographiques qui muent en extase le saut d’un cheval », tantôt à la façon de « ces accélérés qui rejoignent en un seul mouvement les phases de l’épanouissement d’une fleur 1076  ». Ces scansions sans cesse concentrent et dilatent, sans cesse se succèdent, sans cesse imbriquées les unes dans les autres.

L’ancilla narrationis du roman réaliste a vécu. La description passe au premier plan – et pas seulement par le volume qu’elle occupe dans l’économie du texte, comme dans le naturalisme. Elle définit une vision du monde : devenir visionnaire, ou voyant à la manière de Rimbaud, c’est un mode d’être. La perception fait mieux qu’enregistrer les qualités des objets, elle les modèle. La vision devient créatrice – comme dans la fameuse formule de Paul Klee : « L’art ne rend pas le visible, il rend visible 1077  ».

Quelles sont les techniques utilisées par Virginia Woolf pour traduire ces fusions presque extatiques, moments de personnages autant que de l’écrivain elle-même ? C’est par exemple le « fondu enchaîné 1078  » : glissement d’un monologue intérieur à l’autre qui n’est pas juste un procédé littéraire, mais bien un mode de perception du monde, où intérieur et extérieur cessent de s’opposer. Le "réalisme" edwardien opérait par « glissements métonymiques 1079  » basés sur des relations de contiguïté : du personnage à son environnement immédiat puis plus éloigné ou, à l’inverse, d’un plan large à un resserrement progressif autour du personnage. Ici au contraire, la métaphore crée sans cesse des écarts, fait des sautes d’images qui déstabilisent le lecteur et le conduisent sur un chemin toujours inattendu.

Dans Mrs. Dalloway, le flux de conscience saute ainsi de l’un à l’autre par la perception commune et simultanée des mêmes bruits, des mêmes incidents par Clarissa et Septimus – comme lors de l’apparition initiale de celui-ci 1080 . La technique narrative est sans doute moins novatrice que dans Les vagues, puisque Virginia Woolf a encore besoin ici, comme de sortes de balises, de certains événements extérieurs qui permettent la transition d’un « événement de pensée » à l’autre 1081 . Dans le Journal, cette technique est appelée « my tunneling process » (« mon procédé de sape »), et elle est ainsi explicitée : « …je creuse de belles grottes derrière mes personnages.[…] Mon idée est de faire communiquer ces grottes entre elles et que chacune apparaisse au grand jour au moment nécessaire  1082 ».

Peut-être est-ce une première ébauche de réponse à la question qui sera posée dans Les vagues : « Comment relier entre elles ces éblouissantes, ces dansantes apparitions par un fil capable de tout unir ? » Ce qui pourrait se traduire par : les « moments of being », comment les relier ? Il s’agit d’« ouvrir ma petite trappe, et [de] laisser pendre ma chaîne de phrases qui sert à relier entre eux les événements », « de sorte que le sentiment de l’incohérence est remplacé par celui d’un lien sinueux qui unit légèrement les choses 1083 » ?

Mrs. Dalloway ne parvient sans doute pas à une telle légèreté. Ici ce serait plutôt : comment faire « tenir ensemble » le récit ? Comment « faire communiquer les grottes entre elles » ? D’où ces événements infimes, "extérieurs", présents encore pour des raisons essentiellement narratives, certes, de "cimentage" du récit. Mais aussi, déjà, parce que se fait sentir la nécessité de creuser des « tunnels » entre les cavernes des consciences des différents personnages. C’est sans doute le vitalisme de Virginia Woolf qui se manifeste ici : les êtres ne se limitent pas à « eux-mêmes », ils s’étendent vers autrui, vers le monde.

Le procédé est poussé beaucoup plus loin, et c’est vraiment dans Les vagues qu’on largue les amarres. Cette fois, il n’y a plus besoin d’une béquille extérieure pour le passage, il s’effectue par voisinages de sensations, transitions purement langagières.Le glissement d’un monologue à l’autre s’opère par répétition de mots (fin d’un monologue de Neville : « C’est le premier jour des grandes vacances », repris mot pour mot par le suivant, de Suzanne), ou plus généralement par reprise ou opposition thématique (monologue de Neville : « Viens, douleur, repais-toi de ma chair… » ; monologue de Bernard : « …je ne parviens pas à démêler la joie de la douleur… » 1084 ).

Dans L’immortalité, Milan Kundera ébauche une théorie de ces « passerelles ». Il y a d’abord la coïncidence muette d’événements, qui n’a aucun sens : aucun lien n’est fait entre les deux événements rapprochés (ex. : « au moment précis où le professeur Avenarius entra dans le bassin[…], dans le jardin public de Chicago une feuille morte tomba d’un châtaignier »). Si l’on écrit : « au moment précis où la première feuille morte tombait dans la ville de Chicago, le professeur Avenarius entrait dans le bassin », le professeur devient un « messager de l’automne », la coïncidence poétique « a insufflé à l’événement une signification imprévue ». Troisième genre de coïncidence, contrapuntique, lorsque deux séries d’événements sans aucun lien se rencontrent (« Le professeur Avenarius plongea dans le bassin au moment précis où Agnès, quelque part dans les Alpes, mettait sa voiture en route »). La dernière, « particulièrement chère aux romanciers », est enfin génératrice d’histoire (« Le professeur Avenarius s’engouffra dans le métro au moment précis où s’y trouvait une belle dame portant une tirelire rouge 1085 »).

Virginia Woolf use aussi bien de toutes ces coïncidences, sans hiérarchie, et toutes sont, à un même point, susceptibles de "coudre" le texte. Ainsi, cimenter le récit, c’est respecter une certaine contrainte narrative, mais c’est aussi affirmer une certaine conception du monde, une forme de continuité aussi bien temporelle (les temporalités des personnages ne sont pas disjointes) que spatiale (les émotions et sensations se propagent vers autrui, et plus largement sont la forme de la communication avec le monde). Poussant alors le vitalisme jusqu’au bout, les « grottes » ouvrent leurs réseaux jusqu’à une sorte de flux de conscience de la nature elle-même, en particulier à travers les intermèdes des Vagues.

Avec « un bruit pareil au piétinement d’une bête énorme 1086  », le rythme des vagues, symboles, formes mêmes de l’irradiation qui se propage à partir des « moments of being », donne son rythme au texte, les monologues se répondent en échos, comme les chants d’oiseaux d’un interlude à l’autre. Du roman-poème s’élève une rumeur obstinée, pareille au souffle de la mer qu’on entend en collant son oreille à une conque marine.

L’intrigue s’amenuise ainsi d’un roman à l’autre. Quelle causalité subsiste dans Les vagues, ce roman « mosaïque », comme elle le qualifie, dans Entre les actes, fait « de bribes, de déchets, de fragments 1087  » ? Le récit devient temporalité pure, où la durée humaine se conjugue avec « le présent continu des choses 1088  ». L’inscription du temps dans le langage, les signifiants et les thèmes, sans cesse répétés, sans cesse rénovés, en un mot le rythme, telest tout naturellement l’élément et l’événement essentiel qui est au cœur des fictions de Virginia Woolf. Dans Les vagues, les mêmes thèmes, les mêmes référents toujours reviennent, toujours réapparaissent, ils se métamorphosent les uns dans les autres, s’épousent les uns les autres, déformés, reformés « dans et par le langage », « mimant le passage du temps, le grand alchimiste qui déforme, littéralement change la forme 1089  ». « On ne peut rien écrire sur une transformation » ? Au contraire, nous dit Virginia Woolf, car transformation c’est « non seulement changement, mais accomplissement ». Et ces rythmes enfin relient entre eux, comme sur la crête d’une vague, ces « sommets de montagne » de l’ existence que sont les « moments of being » 1090 , qui sont autant de moments épiphaniques.

Mais y a-t-il néanmoins des thèmes privilégiés ? Il semble bien que oui. Car les « instants de vie » sur lesquels s’appuient ces rythmes naissent presque toujours à partir de visions aquatiques – et ce depuis

‘« mon premier souvenir et, en fait, le plus important de mes souvenirs. Si la vie repose sur une base, si c’est une coupe que l’on remplit, que l’on remplit indéfiniment – alors ma coupe, à n’en pas douter, repose sur ce souvenir. Je suis au lit, à demi réveillée, dans la chambre des enfants, à St. Ives. J’entends les vagues qui se brisent, une, deux, une, deux, et qui lancent une gerbe d’eau sur la plage ; et puis qui se brisent, une, deux, une, deux, derrière un store jaune. J’entends le store traîner son petit gland sur le sol quand le vent gonfle le store. Je suis couchée et j’entends ce giclement de l’eau et je vois cette lumière, et je sens qu’il est à peu près impossible que je sois là ; je suis en proie à l’extase [ecstasy] la plus pure » 1091

Premier souvenir, premier « moment of being ». Mais attention, l’eau de Virginia Woolf n’est pas celle qu’on rencontrera chez Maupassant, qui immobilise et fige le récit. Son imaginaire, c’est celui dont Bachelard parle en ces termes : l’eau y est « maîtresse du langage fluide, du langage sans heurt, du langage continu, continué, du langage qui assouplit le rythme, qui donne une matière uniforme à des rythmes différents 1092  ». Au delà même d’une métaphore, la vague, c’est ce qui donne forme à l’écriture : « Les Vagues se réduisent, je crois, à une série de soliloques dramatiques. Ce qu’il faut, c’est donner plus d’homogénéité aux entrées et aux sorties, comme un rythme de vagues 1093 ».

D’autres cadences, ailleurs, ramènent toujours à celle de l’eau, basse continue primordiale, primitive :

‘« La paix descendait sur elle, le calme, la sérénité, cependant que son aiguille, tirant doucement sur le fil de soie jusqu’à l’arrêt sans brutalité, rassemblait les plis verts et les rattachait, en souplesse, à la ceinture. C’est ainsi que par un jour d’été les vagues se rassemblent, basculent, et retombent ; se rassemblent et retombent »
« Elle attendit un peu, remise à son tricot, intriguée, et, lentement, les mots qu’on avait dit pendant le repas : "Dans les roses en fleur l’abeille bourdonner", se mirent à osciller d’un côté à l’autre de son esprit d’un mouvement rythmique de clapotis… » 1094

Au centre de la vision de Virginia Woolf est le mouvement continu que la vague dessine. Mouvement qui se redouble souvent, comme par exemple, dans La promenade au phare, par l’alternance de la lumière et de l’ombre du phare sur la mer... C’est moins le foyer donc, le point focal, que ses irradiations, moins l’événement en lui-même, le « moment of being », que les rythmes qu’il déclenche.

L’auteur des Vagues sans cesse affirme que le rythme de l’écriture non seulement traduit les instants vitaux, mais influe sur leur intensité. « Pression de la forme, sa splendeur, sa grandeur » que cette façon d’écrire « une vague après une autre » :

‘« Supposons que j’aie pu réunir toutes les scènes plus étroitement, surtout par le rythme, afin d’éviter ces ruptures, afin que le sang coure, d’un bout à l’autre comme un torrent. Je ne veux pas de ce gaspillage que sont les interruptions, je veux éviter les chapitres. […] Un tout, nourri et ininterrompu, des changements de scènes, de pensées, de personnes, accomplis sans une goutte versée » 1095

Il s’agit de faire « de la prose, mais poétique », dit le Journal 1096 . Obsédante présence des rythmes de l’écriture et dans l’écriture, question qui bien souvent précède celle du signifié. D’où les incessantes répétitions, les constants retours, itérations et renvois – de mots, de constructions syntaxiques, induisant des effets de rimes et d’échos, autant de cadences que donnent certains rythmes, souvent ternaires. Marguerite Yourcenar a su les respecter dans sa belle traduction des Vagues : « Des raies jaunes et vertes tombaient sur le rivage, doraient les flancs du canot mangé des vers, mettaient une lueur bleu acier sur le chardon marin aux feuilles cuirassées » ;« les vagues déferlaient, reculaient puis déferlaient de nouveau 1097  ».

La promenade au phare, Les vagues (dix interludes, neuf parties) sont même, dans leur structure d’ensemble, conçus à la façon d’une œuvre musicale 1098 , accordés à cette définition du « rythme » comme « arrangement caractéristique des parties dans un tout 1099  ». Et, échos intérieurs, nulle part les figures évoquant des rythmes ne sont plus nombreuses que dans Les vagues, ce point culminant de l’œuvre, du « gong battu par les sensations » à la danse et à l’horloge (voir le Big Ben de Mrs. Dalloway), du « pouls qui retentit contre mes tempes, contre mes yeux, avec le bruit d’un tambour » aux « ailes des papillons de nuit, qui battent si rapidement qu’elles paraissent immobiles ». Partout toujours, « expansions, puis contractions de la machine » de l’écriture, car « dans la littérature, le rythme est tout », « le rythme nous maintient, nous unit », lorsque « les mots dormants, les mots immobiles se soulèvent, courbent leurs crêtes, et retombent, et se redressent encore, de nouveau, et toujours » 1100 .

C’est le souffle de l’écriture elle-même qui devient le cœur de la création romanesque de Virginia Woolf. Il n’est alors pas étonnant que Les vagues, ou Orlando, multiplient les questions sur le langage et ses moyens : « "Encore une métaphore, par Zeus!" s'exclamait Orlando […]. "Et à quoi bon?" se demandait-il. […] "Pourquoi ne pas dire simplement ce qu'on veut dire, pas plus?" » ; « Qui nous dira le sens secret des choses ? Qui peut prévoir la courbe d’un mot, une fois lancé ? 1101  ». La réflexion poétique, la méditation sur l'écriture sont inscrites dans le récit lui-même, jusque dans sa forme poétique – et singulièrement dans Les vagues.

Jusqu’à atteindre parfois à une dislocation du langage – encore retenue, à peine évoquée, comme un danger, aux frontières du silence. Car le langage toujours manque, peut-être. C’est le dernier monologue des Vagues, qui raccourcit de plus en plus le récit, qui reprend la première section du roman, la condensant en deux pages, qui exprime la lassitude de Bernard à l’égard des histoires, son désir de monosyllabes, sa parole faite de cris, de « râles, d’aboiements du cœur » : « Je commence à rêver d’un langage naïf comme celui qu’emploient les amants, de mots sans suite, de mots inarticulés, pareils au bruit traînant des pas sur le pavé » ; « J’étais pareil à un enfant qui ne sait se servir que de monosyllabes », comme « ces vieux fantômes à demi inertes[…] qui poussent des cris confus » ; « j’ai besoin d’un langage naïf comme celui des amants, des mots d’une seule syllabe ». « A la recherche de quelque chose d’intact au milieu des fragments et des membres de phrases », « brume de paroles ». Raréfaction du verbe, aspiration au silence, à la page blanche… Les vagues est un roman ainsi écartelé entre l’excès et le vide. La dernière phrase (« Les vagues se brisent sur le rivage ») dit cette brisure du texte qui se heurte au mot « fin » en même temps que l’événement de cette fin, le plaisir d’en avoir fini – et le déplaisir d’en avoir fini, la clôture sans limite, sans garde-fou…

Dans l’ultime roman, Entre les actes, le dépouillement s’accentue : plus d’actes, d’événements, le récit reste dans l’entredeux. Il y a bien toujours quête d’unité, et le révérend, « en tant que l’un de l’auditoire » de la représentation théâtrale de la fête paroissiale, l’exprime ainsi : « comme je vois les choses, on a semblé nous suggérer que nous faisons partie d’un tout ». Nous ne sommes que « des pièces, des morceaux, des fragments. A coup sûr, nous devrions nous unir 1102  ». Mais cette mise en forme à partir du chaos 1103 est un leurre, et le lamento du gramophone qui a servi pour la pièce répète : « Nous nous dispersons, nous qui étions rassemblés », « nous nous dispersons », jusqu’au bégaiement final : « Le gramophone gargouille : Unité – Division. Il gargouille : Un… Div… et s’arrête ». Le langage s’éteint, comme le souvenir : « "Des pièces, des morceaux, des fragments", c’est la seule citation qu’elle se rappelle de la pièce en train de lui échapper » 1104 . Le langage se disperse dans le gargouillis du gramophone, la lutte contre cette dispersion est ici vouée à l’échec.

Mais contrairement au Joyce de la même époque, en train d’écrire Finnegans Wake, c’est de façon métaphorique que Virginia Woolf exprime cette dissolution du langage, moment ultime de sa quête, en la transférant à cet objet mécanique, le gramophone. Comme si elle doutait de la possibilité d’expression d’un langage disloqué, désarticulé…

Dans ces sortes d’instants mystiques où intérieur et extérieur deviennent indistincts, Virginia Woolf s’enfonce au plus profond de cette mer intérieure qu’est l’âme humaine, en analyse les courants et les flux, en suit les mouvements et les ondulations, en décrit les nuances et les miroitements. Au risque de se perdre dans un langage désarticulé. Ces voix du "flux de conscience" peuvent conduire à l’utopie de ce rêve où intérieur et extérieur perdraient leurs frontières, où « forme extérieure » et « image intérieure » seraient enfin réunies :

‘« Comme l’été approchait, comme les soirées s’allongeaient, les vigilants, les confiants, qui se promenaient sur la plage et agitaient l’eau des flaques, eurent des visions de la plus étrange espèce : de chair transformée en atomes chassés par le vent, d’étoiles s’allumant soudain dans leur cœur, de falaise, de mer, de nuage et de ciel rassemblés à dessein pour réunir dans une forme extérieure les fragments dispersés de l’image intérieure » 1105

Dans cette « chimie de l'instant soudain » que Friedrich Schlegel avait appelé de ses vœux, l’événement romanesque s’est bel et bien déplacé. Il est devenu intérieur 1106 . Mais dans une "co-naissance" (selon l’orthographe claudelienne) mutuelle avec le monde : sonder les profondeurs de l’âme humaine, c’est aussi rejoindre le monde, à la façon de certaines mystiques orientales. L’événement le plus subjectif, le plus intérieur, débouche sur l’universel.

Notes
998.

Lettre à Zette, 19 novembre 1940, in Miroir de l’Afrique, 1995, p. 1385. L’ange exilé[1929], Op. Cit., p. 11.

999.

Les vagues[1931], trad. de M. Yourcenar, Livre de Poche Biblio, 1983, p. 7. Max-Pol FOUCHET attribue ce propos à George ( ?. Il faut sans doute entendre Thomas S.) Eliot (préface, Entre les actes[1941], trad. de l’anglais par C. Cestre, Livre de Poche Biblio, 1986, pp. 11-12).

1000.

« Mr Bennet et Mrs Brown »[1924], in L’art du roman, trad. de l’anglais par R. Celli, Seuil, 2000, pp. 43-65.

1001.

« Le roman moderne »[1919], in L’art du roman, Ibid., pp. 11-20 (p. 12).

1002.

« Les romans modernes », in Entre les livres, Op. Cit., p. 29. Il s’agit d’une version modifiée du « Roman moderne » de L’art du roman.

1003.

« Comment lire un livre », in L’art du roman, Op. Cit., p. 156. Les vagues, Op. Cit., p. 204.

1004.

« Mr Bennett et Mrs Brown », Op. Cit., p. 58.

1005.

L’expression est de Frédéric REGARD, La force du féminin. Sur trois essais de Virginia Woolf, La Fabrique Edition, 2002, p. 18. Il ajoute qu’il y a « un inconscient politique du descriptif », car « le vraisemblable se fonde toujours sur un système de valeurs ».

1006.

Orlando[1928], trad. de l’anglais par Ch. Mauron, Livre de Poche Biblio, 1982, pp. 78, 116, 287. Les vagues, Op. Cit., p. 279.

1007.

Auerbach décrit ainsi le mouvement : « Chez Virginia Woolf, les événements extérieurs ont perdu leur hégémonie, ils ne servent qu’à susciter et interpréter les événements intérieurs, alors qu’auparavant les mouvements intérieurs avaient pour fonction essentielle de préparer et légitimer des faits extérieurs significatifs » (Mimésis…, Op. Cit., p. 534).

1008.

Ces expressions sont de Liliane LOUVEL (« The waves, "une histoire, un soupir, une vague". Questions de réflexion », Cahiers Forell, n° 5 : Autour de Virginia Woolf, sous la dir. de B. Gensane, Université de Poitiers, U.F.R. Langues et Littérature, janvier 1996, pp. 73-94. P. 90).

1009.

« Le roman moderne », Op. Cit., p. 15.

1010.

« Mr Bennet et Mrs Brown », Op. Cit., p. 65.

1011.

Ibid..

1012.

Virginia Woolf, notent plusieurs commentateurs, ne s’affranchit jamais tout à fait de l’intrigue romanesque : « Y a-t-il une solution pour rassembler ce qui se disperse, rendre continu le discontinu et maintenir l’errant en un tout cependant unifié ? Virginia Woolf parfois la trouve, dans cette parole mouvante qui est comme le rêve et l’imagination de l’eau, mais, dans l’intrigue romanesque dont elle ne peut tout à fait se libérer, parfois ne la trouve pas » (Maurice BLANCHOT, Le livre à venir[1959], Idées NRF, 1971, p. 150). Dans Mrs. Dalloway, « l’avancée de la journée » est « jalonné par de menus événements », et « ces événements parfois infimes tirent le récit vers sa clôture attendue : la soirée donnée par Mrs. Dalloway » (Ricœur, Temps et récit II, Op. Cit., p. 193). Dans La promenade au phare « s’intègrent des événements extérieurs en quelque sorte secondaires[…] qui servent de cadre aux mouvements qui ont lieu dans la conscience des tierces personnes » (Auerbach, Op. Cit., p. 525).

1013.

Dans ses Principles of Psychology [1890].

1014.

« Les romans modernes », Op. Cit., p. 29.

1015.

Monique NATHAN, Virginia Woolf par elle-même[1956], Seuil, coll. "Ecrivains de Toujours", 1966, p. 139.

1016.

Ces instants ne sont peut-être pas si éloignés des "chocs" de Benjamin, selon lequel « seule une interruption de ce temps vide, du déroulement perpétuel de la quotidienneté, une interruption de ce temps chronologique, peut permettre l’expérience profonde et durable » (Zschachlitz, « Epiphanie » ou « illumination profane » ? L’œuvre de Peter Handke et la théorie esthétique de Walter Benjamin, Op. Cit., p. 49). Toutefois, chez Benjamin, ces "chocs" n’ont pas la valeur positive qu'ils ont pour Virginia Woolf, bien au contraire : « Il ne s’agit pas de transformer les chocs, qui sont des manifestations sociales d’aliénation, en expériences esthétiques ponctuelles, mais la seule condition d’apparition d’une conscience esthétique est de libérer cette conscience de sa pure fonction de protection contre ces chocs » (p. 157).

1017.

Il lui arrive d’en trouver aussi chez d’autres romanciers. Ainsi lorsqu’elle cite un de ces « moments de vision » tiré de Lord Jim, « qui nous intéressent presque davantage pour ce qu’ils révèlent de l’écrivain que pour une quelconque lumière qu’ils jettent sur l’histoire ». Selon elle, Conrad aussi possède ce « don de voir par éclairs [qui] est, bien entendu, une faiblesse autant qu’un don » (Entre les livres, Op. Cit., p. 150).

1018.

Le terme d’ "ecstasy" revient le plus souvent (Voir Instants de vie[1941], trad. de l’anglais par C.-M. Huet, Stock, Nouveau Cabinet Cosmopolite, 1986, pp. 71-75) – y compris dans les romans : « C’est pourquoi elle répétait "Pleurs de joie, pleurs de joie!" [Ecstasy! Ecstasy !] en attendant de pouvoir traverser la rue » (Orlando, Op. Cit., p. 308). Les accents sont pascaliens, on le voit.

1019.

C’est ainsi qu’est souvent décrite l’expérience mystique fondamentale : « …il n’est pas possible que la vie temporelle devienne l’éternité. Aussi le mystique ne l’approche-t-il que par instants. Dans son existence passagère adviennent des pauses du temps, des moments retirés à l’écoulement des heures. Il en éprouve la plénitude "momentanément", hors de tous les moments qui se succèdent irrémédiablement. […] Aux mystiques est accordée l’expérience de la plénitude et de l’intensité d’instants incomparables » (Joseph BEAUDE, La mystique, Ed. du Cerf, 1990, pp. 111-112). Ajoutons qu’il convient dans le cas de Virginia Woolf de détacher le terme de "mystique" de tout ce qu’il peut comporter de connotations spiritualistes, voire spiritistes.

1020.

Instants de vie, Op. Cit., p. 73.

1021.

Par exemple p. 178 (Op. Cit.). 

1022.

« Puis sans raison, […] quelque chose se produisait avec assez de violence pour que je m’en souvienne toute ma vie » (Instants de vie, Op. Cit., pp. 77-78).

1023.

Ibid., pp. 92, 78, 70.

1024.

D’aucuns se sont posé la question d’une vision "féminine" des choses. C’est que « dans la vie comme dans l’art, hommes et femmes n’ont pas les mêmes valeurs. Lorsqu’une femme entreprend d’écrire un roman, elle constatera à tout moment qu’elle désire modifier les valeurs reconnues, souligner l’intérêt de ce qu’un homme jugerait insignifiant et la trivialité de ce qu’il jugerait essentiel » (Les fruits étranges et brillants de l’art, trad. de l’anglais par S. Durastanti, Des Femmes, 1983, pp. 15-16). Et il est vrai que l’Orlando masculin de la première partie du roman, très actif au sein d’un récit qui ne manque pas de péripéties, cède petit à petit la place à l’Orlando féminin, beaucoup plus méditatif, dont la vie intérieure, beaucoup plus riche, est décrite avec un luxe de détails : « Mais Orlando était une femme[…] et lorsque nous écrivons la vie d’une femme, nous pouvons, cela est admis, écarter l’action, ailleurs nécessaire, et la remplacer par l’amour » (Orlando, Op. Cit., p. 287). Sur cette question, voir l’article de Jacqueline JONDOT, « A voice answering a voice. D’Orlando à The Waves », in Cahiers Forell, Op. Cit., pp. 43-57, ou le livre de Frédéric Regard (La force du féminin, Op. Cit.) qui définit le féminin comme « opérativité poétique », au-delà d’une prétendue « essence féminine » (la féminité) et de la revendication féministe : « Le féminin réinvente une différence : c’est un geste, un style, une figure qui balaie les fixations ». Virginia Woolf pense la force du féminin. C’est-à-dire : elle pense ce qu’elle écrit autant que ce qu’elle écrit la pense » (pp. 6-8) Voir également la lecture que fait Pierre Bourdieu de La promenade au phare dans La domination masculine (Op. Cit., pp. 76-86).

1025.

Mais on a déjà vu que « I prefer, where truth is important, to write fiction » et « Fiction here is likely to contain more truth than fact »

1026.

Orlando, Op. Cit., p. 26.

1027.

Instants de vie, Op. Cit., pp. 77-78.

1028.

Sylvie DURASTANTI, dans sa préface au Livre sans nom. Les Pargiter (trad. de l’anglais par S. Durastanti, éd. Des Femmes, 1985), montre que l’ambition de Virginia Woolf aurait été, en usant de ce genre hybride du roman-essai, de « rendre compte de l’empiètement du non-être sur l’être », de « montrer à la fois l’univers victorien et son envers »… Mais elle coupa ensuite, pour Années, la plupart des parties réflexives.

1029.

Voilà pourquoi elle loue Proust et Joyce, dont les « ouvrages se distinguent par leur honnêteté, leur franchise, leur détermination de tout dire » (cité par S. Durastanti, Ibid., p. 9).

1030.

Multiples exemples de cette proximité : l’un des titres envisagés pour Les vagues a été Moments of being, qui est devenu celui du recueil d’essais autobiographiques. A un autre moment Virginia Woolf envisage un chapitre introductif fictionnel à la prochaine publication de certains de ses essais en un volume : « Il faudrait aussi un chapitre d’introduction. Une famille qui lit les journaux. Il serait intéressant d’envelopper chaque essai de sa propre atmosphère. De les intégrer à un courant de vie, et ce faisant, donner forme au livre » (Journal d’un écrivain, 17 août 1923, trad. de l’anglais par G. Beaumont, 10/18, p. 102).

1031.

Roland BARTHES, « Sagesse de l’art »[1979], in L’obvie et l’obtus, Seuil, 1982, p. 175.

1032.

C’est Liliane Louvel en particulier qui développe cette analyse de l’œuvre de Virginia Woolf, que je reprends en partie. Elle écrit : « L’originalité de Woolf réside dans le fait qu’il ne s’agit pas pour elle de se limiter à la simple application d’une découverte métaphysique, de tendre vers le "rendu" d’une intuition de l’instant par exemple, mais de la réactiver, de la faire revivre, et ainsi de montrer une pensée en action, en train de théoriser, tout en réalisant une œuvre de fiction.[…]Le défi est lancé à l’aporie de la relation théorie/roman, qui placerait la théorie du côté de l’idée, le roman du côté de la Vie. Ici, c’est le tout qui doit être saisi, dans sa multiplicité, grâce à ce fameux "moment of being" qui passe par la vision » (Op. Cit., p. 75).

1033.

Journal, 7 novembre 1928, Op. Cit., p. 220.

1034.

Instants de vie, Op. Cit., p. 80. Voir également le Journal, par exemple le 10 septembre 1928 : « c’est là une des expériences […] qui m’a rendue consciente de ce que j’appelle la réalité. […] et parfois je me dis que c’est la chose qui m’est le plus nécessaire ; et je ne cesse de chercher. Mais qui sait, une fois qu’on a pris une plume et qu’on s’est mis à écrire ? […] Il se peut toutefois que ce soit un don tout personnel et c’est peut-être ce qui me distingue des autres personnes ».

1035.

The voyage out[1915], premier roman de Virginia Woolf, a pour titre français La traversée des apparences.

1036.

Instants de vie, Op. Cit., p. 80.

1037.

La promenade au phare[1927], trad. de l’anglais par M. Lanoire, Stock, Bibliothèque Cosmopolite, 1979, p. 226.

1038.

Capacité qui, là encore, n’est pas celle de tout le monde – et parfois pour des raisons purement sociales. Ainsi Mrs. Ramsay, prisonnière du rôle que la société masculine impose aux femmes : « Et tout ce temps-là elle attendait passivement que quelqu’un lui répondît, que quelque chose arrivât. Mais ce n’est pas quelque chose, songea-t-elle en servant la soupe, que l’on puisse dire » (La promenade au phare, Op. Cit., pp. 103-104).

1039.

La réalité, c’est cette « chose que je vois devant moi, quelque chose d’abstrait, mais qui est incorporé cependant aux landes, au ciel ; à côté de quoi rien ne compte » (Journal d’un écrivain, Op. Cit., p. 213).

1040.

Instants de vie, Op. Cit., p. 80. Voir également le Journal : « Monter des scènes est ma manière naturelle de témoigner du passé. Il y a toujours une scène qui refait surface ; tout arrangée, significative.[...]Serait-ce cette disposition aux "scènes" qui est à l’origine de mon impulsion d'écrire?[...] Il est évident que j’ai exploité cette faculté puisque dans tout ce que j’ai écrit : roman, critique, biographie, j’ai presque toujours eu à trouver une scène ; soit que j’écrive sur des personnes, et que je doive trouver une scène représentative de leurs vies ; soit que je traite de livres et qu’alors je doive trouver la scène représentative des poèmes ou des romans » (p. 177).

1041.

Le moment of being, c’est aussi bien cet instant de vie « qu’évoque le récit que le récit lui-même, forme parfaite transmettant un moment parfait, ce qui crée à son tour une émotion intense chez le lecteur » (Christine REYNIER, « De l’honnêteté et de l’impureté : l’art de la nouvelle selon Virginia Woolf », in Virginia Woolf. Le Pur et l’Impur, Actes du Colloque de Cerisy 2001, sous la direction de C. Bernard et C. Reynier, Presses Universitaires de Rennes, coll. Interférences, 2002, pp. 167-178. P. 172).

1042.

Louvel, Op. Cit., p. 88.

1043.

« La vie ? La littérature ? Transformer l’une en l’autre ? Mais quelles difficultés monstrueuses ! » (Orlando, Op. Cit., p. 305).

1044.

Instants de vie, Op. Cit., pp. 80-81.

1045.

Journal d’un écrivain, Op. Cit., pp. 227-228. Je souligne.

1046.

La promenade au phare, Op. Cit., p. 193. Je souligne.

1047.

« Entre les lignes », revue Europe, n° 676-677, 1985, pp. 3-11 (p. 6).

1048.

« Chaque instant est le centre et le lieu de rencontre d’un nombre extraordinaire de perceptions encore jamais exprimées » (« Le pont étroit de l’art », in L’art du roman, Op. Cit., p. 79). Voir ceci, de Deleuze : « L’événement est une vibration, avec une infinité d’harmoniques ou de sous-multiples, telle une onde sonore, une onde lumineuse… » (Le pli. Leibniz et le baroque, Minuit, 1988, p. 103).

1049.

Instants de vie, Op. Cit., pp. 80-81.

1050.

Ils « ne cessent de refaire surface, signifient les transformations du même dans l’autre, mimant le passage du temps, le grand alchimiste qui déforme, littéralement change la forme.[…] choix esthétique et éthique qui montre le passage du temps dans et par le langage, ce qui fonde l’identité de l’individu » (Louvel, Op. Cit., p. 82).

1051.

Les vagues, Op. Cit., p. 95. Ou : « Ce que je cherche à obtenir, c’est un effet de rapidité, de chaleur, de fondu, ce flot de phrases coulant l’une dans l’autre, comme de la lave… Le rythme tant cherché retentit dans ma cervelle (dans la littérature, le rythme est tout) » (p. 91).

1052.

Entre les livres, Op. Cit., pp. 29 et 152.

1053.

« N’est-ce pas là le grief que je fais aux romanciers, le fait qu’ils ne choisissent pas ? » (Journal d’un écrivain, Op. Cit., 28 novembre 1928, p. 223).

1054.

On trouve ces critères essentiellement dans trois essais : « The Russian point of view », « On Re-reading Novels » et « An essay in criticism », analysés par C. Reynier (« De l’honnêteté et de l’impureté », Op. Cit., pp. 168-177).

1055.

Reynier, Ibid., p. 169.

1056.

« Le point de vue russe », in L’art du roman, Op. Cit., p. 24.

1057.

« Le roman moderne », in L’art du roman, Ibid., p. 20.

1058.

Dans « On Re-reading Novels », cité par C. Reynier, Op. Cit., p. 170.

1059.

Journal d’un écrivain, 28 novembre 1928, p. 223, à propos des Vagues. Même idée dans Entre les livres : « N’est-ce pas la tâche du romancier que de transmettre cet esprit incessamment variable dans toutes ses tensions et toutes ses soudaines déviations, et avec aussi peu d’ingrédients externes et étrangers que possible ? » (Op. Cit., p. 30).

1060.

Il faut rester prudent. Si ce "vitalisme" est bien dans l’air du temps, les contacts qu’a pu avoir Virginia Woolf avec la philosophie de Bergson ont été restreints, même si à Bloomsbury on a pu discuter de ses théories et de celles de William James. Sur ce point, voir Jean GUIGUET, Virginia Woolf et son œuvre. L’Art et la Quête du Réel, Thèse principale, Grenoble, Imprimerie Allier, 1962 (en particulier pp. 26-28 et 364-369).

1061.

Orlando, Op. Cit., p. 279.

1062.

Mimésis, Op. Cit., p. 536.

1063.

« Il faut bien mal lire Virginia Woolf, me semble-t-il, pour croire que James avec son père, dix ans après, arrive au phare. Il arrive à un phare[…] Le phare est idée [au sens platonicien] », écrit Mayoux (Vivants piliers, Op. Cit., p. 245). Il fait le rapprochement avec Proust, chez qui « les chemins de l’expérience ne sauraient jamais rejoindre les voies de l’imagination. Entre le Balbec, la Berma, les Guermantes, rêvés et créés à la mesure du rêve, et le Balbec, la Berma, les Guermantes rencontrés au grand jour ou plutôt au petit jour de la vie quotidienne, il n’y a de rapport qu’absurde et dérisoire » (p. 246).

1064.

Op. Cit., pp. 166-167.

1065.

Les vagues, Op. Cit., pp. 167-168 et 312.

1066.

« Puis-je finir en m’aventurant à vous rappeler les devoirs et les responsabilités qui sont les vôtres en tant qu’associés dans cette affaire de littérature, en tant que voyageurs dans le compartiment et compagnons de voyage de Mrs Brown ? », nous écrit Virginia Woolf à la fin de « Mr Bennett et Mrs Brown » (Op. Cit., p. 64).

1067.

« Comment lire un livre ? », L’art du roman, Op. Cit., pp. 156 et 157.

1068.

Op. Cit., pp. 152-153.

1069.

« l’intérêt se détourne des sentiments qui éclatent pour se fixer sur les états qui durent, et sur le temps même où s’établit leur durée » (Les vagues, préface, Op. Cit., p. 7). Elle parle également du « Temps-Atmosphère qui gonfle les feuillets des livres de Mrs. Woolf » (p. 9).

1070.

L’intuition de l’instant[1932], Livre de Poche Biblio, 1998, pp. 88-89.

1071.

Les vagues, Op. Cit., pp. 15 et 255.

1072.

Thème classique de l’extase mystique que ce sentiment « océanique », analysé par Freud comme régression à la vie intra-utérine dans le premier chapitre de Malaise dans la civilisation, en réponse à Romain Rolland. Voici, à titre d’échantillon, un texte cité par C.G. Jung : « Je suis étendu sur la plage, les flots scintillants jettent un éclat bleuté dans mes yeux qui rêvent. Les brises, au large, agitent leur éventail… L’assaut régulier des vagues, exaltant, berceur, parvient jusqu’au rivage lavé par l’écume… ou jusqu’à l’oreille ? Je ne sais. Le proche et le lointain se confondent, dedans et dehors glissent l’un dans l’autre. Le battement des vagues se fait toujours plus porche, plus intime. Leur pulsation résonne dans ma tête, résonne par-delà mon âme qu’elle enlace et engloutit, tandis qu’elle s’épanche au-dehors sous la forme des flots bleus. Oui, dehors et dedans ne font plus qu’un, l’univers s’exhale dans l’âme et l’âme se dissout dans l’univers… » (Karl Joël, Seele und Welt, cité par Michel HUTIN, La mystique sauvage, PUF, coll. Perspectives critiques, 1993, p. 17). On le voit : tous les éléments de l’extase mystique se retrouvent chez V. Woolf : instant et éternité confondus, univers et moi confondus, etc. Mais il y a une différence, centrale : chez elle, l’expérience mystique ne trouve sa véritable dimension qu’à travers l’écriture – et singulièrement l’écriture fictionnelle, comme dans Les vagues.

1073.

Instants de vie, Op. Cit., p. 81.

1074.

La promenade au phare, Op. Cit., p. 159.

1075.

Un essai, déjà cité, s’intitule « Le pont étroit de l’art » (The narrow bridge of art). Voir L’art du roman, Op. Cit., pp. 66-80.

1076.

Vivants piliers, Op. Cit., p. 236.

1077.

Chantal DELOURME a analysé cette « célébration incantatoire du visible », cette « scénographie du voir » dans son article : « "To the lighthouse": Virginia Woolf, diamantaire du visible », in Autour de Virginia Woolf, Op. Cit., pp. 11-28.

1078.

C’est Bourdieu qui la nomme ainsi dans La domination masculine, Op. Cit., p. 81.

1079.

Regard, Op. Cit., p. 38. Il ajoute: « La métaphore, dans sa structure d’indécidabilité, fonctionne comme une redescription plus fidèle de l’événement, est en fait plus réaliste que le "réalisme". Autrement dit, la vraie vie est la littérature elle-même ! » (p. 39).

1080.

Op. Cit., p. 76.

1081.

Voici comment Ricœur décrit cette technique de Mrs. Dalloway : « L’unité de lieu équivaut à l’unité d’un même instant sur lequel le narrateur greffe l’extension d’un laps de mémoire.[…] Un arrêt dans le même lieu, une pause dans le même laps de temps forment une passerelle entre deux temporalités étrangères l’une à l’autre » (Temps et récit II, Op. Cit., pp. 196-199).

1082.

Journal d’un écrivain, 15 octobre et 30 août 1923, Op. Cit., pp. 107 et 105.

1083.

Les vagues, Op. Cit., pp. 238 et 59.

1084.

Les vagues, Op. Cit., pp. 71 et 167. Joyce, dans Ulysse, utilisera ce procédé d’une façon encore beaucoup plus allusive et elliptique. A noter que Ricœur voit dans ces procédés une « limite » à la polyphonie romanesque : « un pur roman à voix multiples – les Vagues de Virginia Woolf – ne serait plus du tout un roman, mais une sorte d’oratorio » (Temps et récit II, Op. Cit., p. 185).

1085.

L’immortalité, trad. du tchèque par E. Bloch, 1990, pp. 271-272.

1086.

Les vagues, Op. Cit., p. 164.

1087.

Journal, 28 mars 1930 et 31 mai 1940, Op. Cit., pp. 248 et 525.

1088.

L’expression est de Mayoux, Op. Cit., p. 238.

1089.

L. Louvel, Op. Cit., p. 82.

1090.

Journal, 26 janvier 1940, 16 novembre 1938 (Op. Cit., pp. 509 et 482).

1091.

Instants de vie, Op. Cit., p. 70.

1092.

Gaston BACHELARD, L’eau et les rêves[1942], José Corti, 1964, p. 250.

1093.

Journal, 20 août 1930, Op. Cit., p. 253. Ou encore, toujours à propos de l’écriture du même roman : « Une vague après une autre. Pas de lieu et ainsi de suite » (1er mai 1930, p. 252).

1094.

Mrs. Dalloway, Op. Cit., p. 111, La promenade au phare, Op. Cit., p. 142.

1095.

Journal, 28 mars, 1er mai, 30 décembre 1930, Op. Cit., pp. 248, 252, 259.

1096.

Ibid., 21 février 1927, p. 171. C. Lacourarie parle de « l’enchaînement métrique de la phrase, le rythme ascendant des iambes et des anapestes, le rythme descendant des trochées et des dactyles » dans Les vagues et dans certains passages de Mrs. Dalloway (Op. Cit., pp. 200-201). L. Louvel écrit : « La phrase anglaise, libérée des rimes au sens traditionnel, reste cependant marquée par les inflexions et son rythme interne, celui des allitérations et des assonances, des syllabes accentuées et non accentuées, d’où des effets prosodiques comme dans : "The waves broke on the shore", "bars of yellow and green fell on the shore" » (Op. Cit., p. 75).

1097.

Les vagues, Op. Cit., pp. 84 et 165.

1098.

Une rhapsodie, écrit V. Woolf (Journal, 7 janvier 1931, p. 260). Louvel évoque un oratorio, ou une fugue et son contrepoint (Op. Cit., p. 83).

1099.

Benveniste, « La notion de "rythme" dans son expression linguistique », in Problèmes de linguistique générale, I, Op. Cit., p. 330.

1100.

Les vagues, Op. Cit., pp. 49, 51, 293, 55, 153, 106, 91, 116, 95.

1101.

Orlando, Op. Cit., p. 116. Les vagues, Op. Cit., p. 131.

1102.

Entre les actes, Op. Cit., pp. 169-170.

1103.

Bien suggérée dans le premier interlude des Vagues (« Chaque vague se soulevait en s’approchant du rivage, prenait forme…Peu à peu les fibres se fondirent en une seule masse incandescente ; la lourde couverture du ciel se souleva, se transmua en un million d’atomes bleu tendre »).

1104.

Entre les actes, Op. Cit., pp. 172 à 176. Et p. 187.

1105.

La promenade au phare, Op. Cit., p. 159.

1106.

Pavel a bien marqué le double héritage, romantique et naturaliste (dans la lignée de Flaubert), de cette littérature : « L’enseignement romantique insistait de surcroît sur la prééminence de la subjectivité. L’unité poétique du monde[…] n’était censée se dévoiler que dans le secret de l’intériorité.[…] La tâche principale de l’art – y compris celle de l’art du roman – devint donc celle de surprendre sur le vif et de convoquer par la magie de la forme la co-naissance du sujet et du monde. Transfiguré par le culte de la subjectivité, le "Livre sur rien" devenait en un tour de main le "Livre sur tout" » (Pensée du roman, Op. Cit., p. 24).