Chapitre IV. Hermann Broch, ou l’instant d’Unicité

– Vous croyez donc maintenant à la vie future éternelle ?
– Non, pas à la vie future éternelle, mais à la vie éternelle ici même. Il est des instants, vous arrivez à des instants où le temps s’arrête soudain et le présent devient éternité
Fédor DOSTOÏEVSKI 1107

L’intérieur entre donc en communion avec l’extérieur, le viscéral rejoint le cosmique, comme dans la vision du Virgile de Broch, d’un lyrisme exacerbé :

‘« Car seul ce qui repose en soi-même est ouvert sur l’éternité et capable d’être un guide, car seul l’instant unique, tiré ou plutôt sauvé de l’écoulement des choses s’ouvre sur l’infini, - seul, ce que l’on tient, ne fût-ce qu’un instant unique dans l’océan des millions d’années, devient durée intemporelle, devient un chant qui oriente, devient une conduite ; oh ! un seul instant de la vie, élargi jusqu’à la totalité, élargi jusqu’au cercle de la connaissance totale, ouvert jusqu’à l’infini ! » 1108

On est loin cependant de l’idée d’un moi souverain, centre autour duquel s’ordonneraient le monde, l’homme – et la fiction : « Le moi n’est plus ce qu’il était jusqu’ici : un souverain qui promulgue des édits », dit Musil 1109 . L’artiste-sujet du XIXe siècle usait de capacités créatrices dont il ne doutait pas, et qui lui permettaient de traiter le monde comme un objet à dominer en se l’appropriant et en le réordonnant dans la création artistique. Ce sujet-là est mort, et notamment des suites de la terrible "blessure narcissique" que lui a infligée le darwinisme. Qui, en faisant de l’homme un simple élément du monde, issu de lui et destiné à y retourner, ne permet plus une vision globalisante et totalisatrice.

Nous le verrons, certains par la suite ont concentré leurs romans sur ce néant central. Comme Kafka, toujours en quête d’un impossible, d’un inaccessible dont l’atteinte serait précisément un événement. Ou Musil, qui, dans L’homme sans qualités, met en scène cette « Action Parallèle » qui mobilise toutes les administrations, qui fédère les énergies et les « forces vives » de toute la « Cacanie » – mais qui n’a aucune réalité : tout tourne autour de ce vide dans un grand vertige de l’absence 1110 .

D’autres ont exprimé, d’une façon épurée, leur effroi face à cette réalité inaccessible… Car le moi est aux prises avec un monde dont il se sent de plus en plus séparé, ou qu’il vit comme de plus en plus hostile, et l’événement qui en est la manifestation est alors vécu comme une menace.C’est ainsi que le professeur Kien, personnage central d’Auto-Da-Fé 1111 , roman d’Elias Canetti, "choisit" pour "solution" de nier l’existence du monde, d’affirmer que sa "vérité" n’existe pas. L’événement le plus terrible, manifestation matérielle de cette menace, c’est sa femme : sorte de monstre difforme, énorme amas de chair et de jupes dans lequel il est à tout instant en péril de disparition, réalité trop menaçante, trop proliférante, trop dangereuse. Alors il la "supprime", en niant son existence :

‘« Même Thérèse se taisait. Il souhaitait qu’elle disparût. Peut-être allait-elle disparaître maintenant qu’elle se taisait. Elle resta. Comme nul ne venait à son aide, il prit lui-même l’initiative de se guérir de son hallucination. […] "Je me heurte là à une jupe" […] Il se livrait à l'examen de son fantôme jusqu'à ce qu'il se soit convaincu de ce qu'il était vraiment. […] Une hallucination ne saurait briser un Kien, c'était lui qui la briserait, même si elle était en chair et en os. » 1112

Une autre "solution" est celle de la fuite hors du monde, « anywhere out of the world », à la manière, déjà, de certains héros de Jacobsen. Ou d’Andreas, le personnage des Irresponsables de Broch, qui se réfugie dans l’anonymat : « Il n’y a qu’un seul moyen de protection, c’est l’anonymat. On ne peut pas appeler celui qui n’a plus de nom, ils ne peuvent pas l’appeler […] Celui qui a perdu son nom vit en dehors des événements, plus rien ne peut lui arriver. Il est dégagé de tout lien. Je n’ai plus de nom, je ne veux plus en avoir 1113  ».

Pourtant, et même si « cette exigence est de plus en plus difficile à remplir dans un monde journellement plus divisé et plus compliqué », Broch n’a cessé d’affirmer que l’expression de cette réalité si menaçante demeure l’exigence essentielle : « Comme tout art, le roman doit évoquer une vue globale du monde, et plus particulièrement de la vie des personnages décrits 1114  ». Et, à l’instar de Virginia Woolf, l’auteur des Somnambules a tenté de le faire à travers l’épiphanie de moments privilégiés.

Mais contrairement à ce qui se passe avec celle de la romancière anglaise, il est difficile de trouver immédiatement un ton singulier dans l’œuvre de l’écrivain autrichien. Cela tient sans doute à l’extrême diversité de ses textes romanesques : comment en effet retrouver directement l’auteur presque sociologique des Somnambules dans l’écriture poétique, à la limite de l’ésotérisme, de La mort de Virgile ? Et comment relier ces deux romans à la forme beaucoup plus traditionnelle du roman plus tardif qu’est Les Irresponsables ?

Très tôt pourtant, Broch s’est affranchi des canons classiques. Outre qu’aucun lien causal ne relie entre elles les trois parties des Somnambules,son premier roman, l’intrigue se relâche suivant une gradation tout à fait significative. Dans la première partie, Pasenow ou le romantisme, la trame est encore celle d’une histoire d’amour somme toute assez classique. Joachim von Pasenow y est déchiré entre son amour pour Ruzena, la "putain", et les contraintes conventionnelles de sa classe, qui lui commandent d’épouser Elisabeth, la "sainte". Le thème est éternel, et lu partout dans le roman du XIXe siècle.L’intrigue de la deuxième partie, Esch ou l’anarchie, est déjà beaucoup moins claire. Le récit est de plus en plus détourné par des digressions sans grand lien avec l’action principale, souvent introduites par des exergues en italiques dans la traduction 1115 . Enfin la troisième partie (« Hugueneau ou le réalisme ») est faite d'une multitude de récits distincts, rarement pourvus de titres 1116 , entremêlés de poèmes, d’aphorismes, et même d’un essai sur « la dégradation des valeurs »… Comme l’écrit Kundera, dans Les Somnambules il n’y a plus continuité d’« action » ou de « biographie ». La grande nouveauté, c’est que la continuité devient thématique : il s’agit de la confrontation de l’homme au processus de dégradation des valeurs 1117 . La décomposition progressive de la forme romanesque traditionnelle illustre et traduit cette dissolution de l’ordre social autrichien entre 1888, date de la première partie, et 1918, date de la troisième. Forme et fond marchent de concert.

Mais Broch ne s’en tient pas à ce constat. Il s’attelle à la tâche, énorme, de refondation de nouvelles valeurs. Et Kundera a raison d’écrire qu’« à l’encontre de ceux qui voient la modernité du roman dans une subjectivisation extrême, Broch innove le roman comme forme suprême de la connaissance du monde et le charge d’ambitions intellectuelles comme aucun romancier n’a osé le faire avant lui 1118  ». Cette connaissance se dévoile dans ces instants où se produit pour l’individu la confrontation avec le monde. La mort de Virgile, le grand roman de Broch, se déploie ainsi autour de ces événements inouïs du contact entre soi et le monde, des instants de révélation où, par une sorte d’union mystique des contraires, sont célébrées les noces du microcosme et du macrocosme.

De tels instants existent dans Les Somnambules. Mais ils y sont encore liés à une circonstance particulière, à une situation exceptionnelle pour le héros. Comme dans la scène d’amour du début du roman : « somnambulant, comme en rêve », Joachim von Pasenow et Ruzena sont saisis par une « vague de désir déferlant contre vague, tandis que « les saules du fleuve croissent et se tendent de rive à rive 1119  »… Elle a été souvent dite, cette sensation que la nature alentour accompagne et participe de l’extase amoureuse ? Sans doute. Mais ici ces moments d’extase 1120 nous intéressent particulièrement, parce qu’ils préludent à ceux qui jalonnent, de manière beaucoup plus ample, La mort de Virgile. Voici par exemple le début de l’épisode n° 14 de l’« Histoire de la jeune Salutiste de Berlin » :

‘« …je flottais au-dessus de l’océan de la mort, comme un vol, en montées et glissades au-dessus de la crête des vagues, […] c’était une perception presque corporelle par laquelle j’accueillais en moi la réalité platonicienne supérieure du monde… […] Dans cette réalité flottante le flot des chose coulait vers moi, coulait en moi et je n’avais pas besoin de faire effort pour les saisir » 1121

Dans Les Somnambules, ces instants sont encore suscités par des circonstances extérieures déclenchantes, et sont encore décrits comme états « flottants » qui se dissolvent dans « le provisoire devenu définitif ». Fugaces, ils ne sauraient vaincre le temps, et n’ont pas la fulgurance de ces instants mystiques qui constitueront l’essentiel de La mort de Virgile.

C’est vraiment dans ce dernier texte que l’événement romanesque se décentre, se transporte vraiment dans les voies intérieures – à tous les sens de l’expression – du ou des personnages… Il ne s’agit pas là d’un repli frileux et craintif. Car l’événement intérieur devient chez Broch cette union des contraires, des plus absolues, qui va « rapprocher réellement l’homme de l’univers 1122  ». L’ambition démesurée, l’événement central, et le seul en définitive, du grand roman de Broch, c’est bien cette fusion, par le langage, du « lointain intérieur » de Michaux et de l’extrême extérieur du monde.

Un rapprochement avec l’auteur des Vagues est ici possible. Car La mort de Virgile est presque entièrement écrite sous la forme d’un monologue intérieur, elle aussi – et en particulier toute la deuxième partie, « Le feu », où le poète latin est seul avec ses doutes, en proie à la tentation de brûler L’Enéide 1123 . Chez Broch, c’est aussi par le monologue intérieur que cette communion de l’âme humaine avec les formes s’effectue, comme lui-même d’ailleurs l’écrit : « le monologue intérieur de Virgile n’a pas seulement pour tâche de représenter les innombrables variations des contenus affectifs, il a aussi celle de les réunir de nouveau en une unité 1124  ». Et ce double mouvement, de l’intérieur vers l’extérieur, de l’extérieur vers l’intérieur, s’effectue, comme pour Virginia Woolf, à travers ce qu’il nomme un « instant de beauté », qui « n’est point abolition du temps, mais son perpétuel instant ».

Dans cet événement incommensurable qu’est l’advenue de cet « instant éternisé 1125  », « à l’homme l’événement de la beauté se dévoile » : les contraires s’unissent, choses et pensées communient, temps et espace s’entrelacent. Instant du « retour vers la pré-création, la Beauté 1126  »… Ici encore, il est possible de convoquer Walter Benjamin, avec ce qu’il appelle « l’illumination profane ». Sa « dialectique de l’immobilité », selon l’expression d’Adorno 1127 , va à l’encontre de celle de la progression et de la continuité : elle se concentre sur « l’instant de l’actualisation », où il s’agit de « saisir l’actualité comme le revers de l’éternité dans l’histoire et [de] prendre l’empreinte de ce côté caché de la médaille 1128  ». Cette actualité doit être faite de ces instants, de ces « seuils » qui sont autant de lieux de rencontre dialectique du passé et du futur dans la fulgurance de l’à-présent : « Lorsque la pensée se fixe tout à coup dans une constellation saturée de tensions, elle lui communique un choc qui la cristallise en monade ». Monade qui est aussi bien « le signe d’un arrêt messianique du devenir » qu’une « image dialectique jaillissante », qui « conserve l’image du passé comme une image qui fulgure dans l’instant actuel, dans le "maintenant" de la possibilité de la connaissance 1129  ».

De ces instants-monades où se concentrent le temps et l’éternité, certains passages des Irresponsables permettent d’appréhender, pour partie, les caractères. « Les récits de la servante Zerline » évoquent ces instants d’« inoubliable », ce « cadeau que nous fait la mort ». Chez Virginia Woolf, les « moments of being » étaient les crêtes de ces vagues qui s’élèvent au-dessus de l’océan d’"ouate" du quotidien, de la trame monotone des jours. Ici, ces « moments arrivés à maturité », ces « instants d’Unicité », sont portés par « l’espace sans climat de l’oubli » sur lequel ils se détachent, lumineux :

‘« L’inoubliable est un morceau d’avenir, c’est un morceau d’intemporel dont on nous a gratifié par anticipation. […] L’inoubliable est un moment arrivé à maturité, issu d’instants qui le précèdent et d’anticipations semblables infiniment nombreuses, et porté par eux. C’est l’instant où nous sentons que nous sommes en voie de formation, que nous venons d’être formés, que nous allons l’être » 1130

La dialectique de l’ouate du quotidien et de l’écume des « instants de vie » de Virginia Woolf se transforme en celle de l’inoubliable voguant sur la mer de l’oubli. De tels « instants éternels » sont érigés en « événements insondables remontant à l’aurore du temps ». Ils sont véritablement créateurs du temps lui-même, ainsi que le développe de façon répétée La mort de Virgile.

Lors de ces épiphanies mystiques, l’individu entre en phase avec le cosmos, les opposés coïncident, les contraires s’abolissent : le monde intérieur (les viscères) communique avec le monde extérieur (les cieux), le lointain et le proche se rejoignent, comme le commencement et la fin, le dicible et l’indicible, le temps et l’éternité. Tous les aspects de la réalité humaine finissent par se fondre : « L’événement, la connaissance, l’aspect et l’assertion [sont] réunis dans une unique perception lumineuse 1131  ».

Dans La mort de Virgile, cette quête de l’instant mystique est systématisée. Le roman se focalise et s’ordonne autour de ces événements, moments d’extase où l’être tout entier se met à vibrer au rythme du cosmos…

Broch dresse ainsi son cahier des charges : « Je me propose de mettre au jour les racines des événements qui se passent en Allemagne avec tous leurs arrière-plans magiques et mystiques, avec leurs tendances qui ressemblent à des illusions collectives, […] c’est-à-dire non d’en donner une peinture, mais de les réduire à la formule littéraire la plus simple qui soit pour exprimer ainsi ce qui est proprement humain, tel qu’il monte des profondeurs de l’âme et de sa communion avec la nature 1132  ». Le programme est ambitieux, et non sans risques. La lecture de La mort de Virgile est ardue, dit-on 1133 : c’est qu’il est difficile de se maintenir dans la tension entre l’extrême « concentration » qui caractérise de tels instants, où se « condensent » l’intériorité et le cosmos, et l’« étalement » spéculatif du roman de Broch, selon la formule d’Hanna Arendt 1134 … 

Ce « retour au domaine de la magie, au mélange surnaturel de l’extérieur et de l’intérieur 1135  », aux « arrière-plans magiques et mystiques », va s’effectuer à un autre risque : celui d’un certain ésotérisme 1136 . Ainsi s’est faite l’écriture de La mort de Virgile, dans la fièvre et l’exaltation, et le livre porte la marque de cette pratique presque religieuse, voire divinatoire, de la langue, à la fois inscription et description détaillées de ces instants où espace extérieur et espace intérieur s’unissent. Où s’effectue une syncrétique abolition, des différences temporelles dans un présent « unique et éternel », des différences spatiales « jusqu’au non-espace où [Virgile] n’était plus ni création ni pensée », et une dissolution des séparations physiques et psychiques dans l’ouverture de tous les possibles : « …c’étaient tous les événements et toutes les possibilités d’événements, dans leur totalité, individualisés des myriades de fois, tout en étant indiscernables 1137  »… La mort de Virgile est un véritable répertoire de telles formules, qui veulent dire l’impossible devenu possible dans l’extase mystique d’une présence au monde inouïe.

Kierkegaard peut aider à comprendre, lorsqu’il fait dans les Riens philosophiques une étude circonstanciée de ces instants fortunés, ces « instants-monades », où l’homme découvre la vérité en étant en contact avec l’éternité et le monde. Le philosophe commence par l’analyse de l’instant socratique, où se retrouve la vérité comme une réminiscence, par élimination des illusions et sophismes. Mais aussi dans lequel s’annihile l’individu : « le point de départ temporel est un néant ; car à l’instant même où je découvre avoir su la vérité de toute éternité, mais sans le savoir, du même coup cet instant s’enfouit dans l’éternel, absorbé par lui, de sorte que je ne pourrais même pas le trouver, si je le cherchais, parce qu’il ne se localise point mais n’est qu’un ubique et nusquam ». Partout et nulle part, hors lieu, cet instant-là n’a pas de valeur pratique, puisque l’homme, dans sa quête de la vérité, ne s’y arrache à la temporalité et à ses illusions que pour se perdre dans la contemplation de la vérité éternelle.

Est donc requis un autre type d’instants, ceux-là tout sauf socratiques : « Inversement, pour qu’un point de départ temporel ne soit pas du néant, il faut que l’instant dans le temps ait une importance décisive, de sorte qu’en aucun point du temps ni de l’éternité je ne puisse l’oublier, l’éternel n’existait pas auparavant ayant pris l’être en cet instant 1138  ». Ces instants créateurs d’éternité… Voilà une belle définition des "instants d’Unicité" de Broch.

L’auteur de La mort de Virgile aurait-il donc lu ceci encore de Kierkegaard : « Et maintenant, parlons de l’instant.   Celui dont il s’agit est d’une particulière nature. Certes il est bref et temporel, comme l’est toujours l’instant, passant comme lui et déjà chose passée dans l’instant d’après ; et cependant il est décisif et plein d’éternité. Un tel instant exige un nom particulier : appelons-le Plénitude du temps 1139  » ? C’est comme cela qu’apparaît le présent éternel, qu’il s’inaugure dans l’instant, qu’en lui le temps trouve son origine 1140 .

La mort du poète Virgile, où s’épanouit dans tous les sens la conscience de sa communion avec le monde et avec l’éternité, est ainsi sa seconde naissance : « Dans l’Instant, l’homme prend conscience d’être né ; car son état précédent, dont il n’a pas à se prévaloir, était de n’être pas ; dans l’Instant, il prend conscience de la seconde naissance ; car son état précédent était de n’être pas ». Et c’est ce qui fait de l’instant le lieu même du « scandale ». Car il contient « le paradoxe suprême de la pensée », qui est de « vouloir découvrir quelque chose qu’elle-même ne peut penser 1141  » : l’éternité.

Or ce scandale, n’est-ce pas celui précisément qui voit Broch s’installer dans l’oxymore ? Forme romanesque de l’Aufhebung hégélienne, ce trope permet de dire la contradiction en même temps qu’il la crée. Cette abolition des différences, trame même de ce qu’il est difficile ici d’appeler encore une intrigue, peut à bon droit être dite paradoxale : comme elle les supprime, elle les conserve.

Figure centrale, constante, absolument prégnante, de La mort de Virgile, chaque page en est pleine : « …le néant emplissait le vide et devenait l’univers…Le grondement continua, et il émanait du mariage de la lumière et de l’obscurité… la fin jointe au commencement, le commencement à la fin… O roc montagneux de la réalité, immensément dressé et pourtant englouti dans toutes les profondeurs… ce chuchotement sans parole… la beauté remplissait toutes les limites de l’espace sans limite… oh ! un seul instant de la vie, élargi jusqu’à la totalité 1142  »...

Et si, comme le titre même le dit, il est à penser que l’événement dont il est toujours question, c’est la mort (qui est, selon Jankélévitch, redisons-le, le seul événement « qui advient »), toute la suite du livre montre que cet "instant" de la mort de Virgile, qui "dure" dix-huit heures, est fait d’une multitude d’instants extatiques. Les contraires s’y épousent et se transfigurent dans leur rencontre et leur choc. Et c’est cet instant multiple, où le temps s’ouvre sur l’éternité, où l’espace intérieur s’élargit jusqu’à l’infini, où la personne individuelle s’abolit dans autrui et le recueille, cet instant « élargi jusqu’à la connaissance totale, ouvert sur l’infini 1143  », que l’oxymore est chargé de transcrire et de faire vivre. Chez Virginia Woolf, le langage de l’extase se réduisait parfois à des monosyllabes, tant l’expérience était vécue comme indicible. Pourrait-on alors dire que Broch parvient, par le biais de l’oxymore, à réintroduire cette expérience dans le langage ?

Car cette figure ici n’est pas un simple jeu rhétorique. Elle est, de manière essentielle, la traduction dans et par le langage de cette communion de l’intérieur et de l’extérieur qui se produit dans l’instant mystique, de cette synthèse du passé et du futur qui se transcende dans le moment du présent extatique, de cette dissolution des différences qui simultanément les conserve 1144 .

Marie-Hélène Perennec fait une analyse très serrée de l’oxymore dans La mort de Virgile. Il ne s’y limite pas à la « simple addition des sens de ses composants », mais il est à la fois « abolition conservatrice » et « dépassement » de ceux-ci 1145 . N’est-il pas significatif qu’Aufheben soit un des mots clés du roman ? Broch lui-même en souligne le « double sens » de recueillir et abolir chez Hegel 1146 . Bien sûr Hegel… Ou encore la « synthèse disjonctive » de Kant, reprise par Deleuze dans son approche du « mot-valise » de Lewis Carroll, cette « ramification infinie de séries coexistantes » de sons et de sens : une telle définition conviendrait très bien pour les oxymores de La mort de Virgile 1147

Dans ses Remarques sur la traduction, Broch esquisse une théorie de cet Aufhebung.Partant d’un parallèle avec la musique, il montre combien pour lui « forme » (le déterminant de l’oxymore) et « contenu » (son déterminé 1148 ) sont indissociables. Il y a « cohésion indissoluble » de ce qu’il appelle, à la suite de Jung, l’Archétype (le contenu) et le Logos (la forme). Ainsi le langage, loin d’en être seulement le vecteur, est imprégné de l’Idée dans sa substance même. L’oxymore est la figure exemplaire de ce dépassement des oppositions, il accomplit cette fécondation réciproque des contraires qui, en s’entrechoquant, créent l’unité de l’être et du monde.

Dans l’usage que Broch fait du monologue intérieur de Virgile, et qui constitue les trois-quarts du livre, il s’agit moins, comme chez Virginia Woolf, d’instants de vie fugitifs, qu’on s’efforce de saisir au vol lorsqu’ils surgissent, que de l’expérience fondamentale d’un certaine présence au monde qui est au cœur de l’écriture romanesque. Instants mystiques, extatiques, dont le langage lyrique non seulement rend compte, mais qu’il crée 1149 par cette « tension entre les mots » de l’oxymore. L’accent événementiel est ainsi déplacé dans les mots eux-mêmes, seuls capables d’ « inventer » ces instants magiques. Voyez le commentaire de La mort de Virgile par Broch lui-même :

‘« Le prophète, le voyant et, précisément par là, le grand poète, lui aussi, tous parlent le langage de l’obscurité.[…] ils utilisent en toute tranquillité le langage traditionnel, bien qu’en vérité il soit insuffisant pour exprimer la "nouveauté" et ce langage devient pourtant dans leur bouche un langage nouveau car, chez eux, la « nouveauté » est transférée dans la tension entre les mots, dans l’inexprimé et l’inexprimable, dans l’architecture » 1150

Est nommé ici un autre élément de l’écriture de La mort de Virgile, indissociable de l’oxymore : celui de l’architecture des « instants d’Unicité », qui a partie liée avec la question du rythme et avec la "technique" du monologue intérieur.

Le symbole architectural, Broch le reprend un peu plus bas dans ses Remarques…: « le monologue intérieur[…] n’a pas seulement pour tâche de représenter les innombrables variations des contenus affectifs », mais aussi « celle de les réunir de nouveau en une unité, en dépit de toute leur disparité », de leurs contradictions. Il répète également la formule de l’oxymore : « Or seule la forme du poème est capable de produire et de rendre plausible une pareille unité d’éléments disparates car dans le poème l’affirmation n’a pas lieu dans l’expression rationnelle mais dans la tension irrationnelle entre les mots, entre les lignes, bref dans le "symbole architectural" ». Il ajoute enfin que ce symbole architectural est « exclusivement musical » : « La syntaxe de Broch[…] d’une part, tire son origine de la construction musicale, d’autre part, du monologue intérieur 1151  ».

Et Broch insiste, parlant du « balancement du rythme » de ses phrases, de la construction de La mort de Virgile comme « poème », comme « œuvre musicale » dont les quatre parties

‘« ont entre elles les mêmes rapports que les parties d’une symphonie ou d’un quatuor, elles sont comme celles-ci naturellement équilibrées tant au point de vue des motifs que de la structure formelle, et dans la composition de chacune des quatre parties et même dans chacune des articulations isolées, la structure de l’ensemble se reflète comme en écho, le matériel des motifs, comme des variations musicales, se répète et s’épanouit dans la répétition » 1152

L’accent dans La mort de Virgile ne porte plus sur les quelques « événements » de l’intrigue 1153 (est-il d’ailleurs légitime de les nommer encore ainsi ?), mais sur le mouvement et le rythme de l’écriture 1154 , le mouvement et le rythme du monologue intérieur : amples stances à la manière du grand verset claudélien, très longues phrases (quatre, cinq, huit pages…) balancées par des répétitions et des retours thématiques, multiples images évocatrices de rythmes naturels (houle, ressac, flot, marée, pulsations, battements de cœur, respiration, haleine…) ? Dans cet instant mythique des origines, éternel parce qu’hors du temps, précédant même tout langage, Virgile retrouve des rythmes primordiaux, le « chuchotement sans parole de ce qui semble être le foyer de tout événement », la « marée mélodique […] vibrant sans paroles au fond de lui 1155  ».

Les mots mêmes reviennent constamment, qui disent le rythme : vibration, cadence, flux, ondulation, battement… Nombre de formules conviendraient à une définition de cet objet introuvable, de cet « événement » dont est « indiscernable le point d’origine » : « une chose étant déterminée par l’autre, le mouvement par le mouvement adverse, l’arrêt par l’arrêt adverse, les choses sont reliées entre elles, s’entretissent, s’entrereflètent […] ; cet état était à la fois changement et stabilité, si changeant dans son perpétuel changement, mais si vibrant dans l’un et dans l’autre, à tel point, vibration faite de stabilité dans le changement, résonnant comme un coup de cymbale amorti émanant de l’astre du jour… ». Déferlement d’oxymores, de métaphores rythmiques autant que rythmées, fond et forme absolument indissociables… Qu’est-ce que l’événement romanesque au cœur d’un tel livre, sinon ce flux rythmique primordial qui soulève le lecteur et le conduit, vagues après vagues, jusqu’à une fin « ajustée au commencement, enfantée à nouveau, enfantant à nouveau », « au-delà de tout langage 1156  »?

Parlons du commencement, justement… La description de l’entrée dans le port de Brindisi est un flux de sensations et d’impressions : mouvements de foule, sons et bruits qui se répondent, s’entremêlent, mélange du lointain et du proche, en rythmes d’abord alternés, qui très vite se rencontrent : les idées et les sentiments de Virgile, son « rêve éveillé », qui « embrasse des relations d’existence qui se passent à l’ultime lointain, et ce sont justement celles-là qu’il découvre dans toute proximité, même la plus immédiate et la plus concrète », la houle puissante et le bruit grandissant du peuple qui envahit les quais. L’avance est lente :

‘« par saccades, par vagues frémissantes, tendues et presque explosives, le corps haletant et gémissant progressait, s’élançait contre une résistance pour ainsi dire élastique, dont la présence n’était pas douteuse, car elle se manifestait en vagues opposées et également par saccades, et dans la vigueur violente des avances et des reculs… ». ’

Déjà, dans ces mouvements mêmes, « l’intérieur et l’extérieur sont une même chose ». Ils seront éléments de « l’Unité 1157  » dans le savoir suprême atteinte dans les dernières pages du livre, au plus proche de la mort, par Virgile.

Flux et reflux de la foule, et "flux de conscience", deviennent indiscernables. Les rythmes, qui traduisent les mouvements du "monologue intérieur" aussi bien que ceux de la foule, conduisent à l’extase de « l’instant éternel », cet événement capital où le plus intérieur et le plus extérieur se conjuguent, sont perçus de façon parfaitement simultanée. Et ces rythmes ne se "limitent" pas à cela, ils ne "s’arrêtent" pas là : ils sont aussi l’expression même de cette rencontre, la réalisent dans leur mouvement même. Alors les temps se télescopent, les périodes s’abolissent dans une sorte de durée instantanée où les moments de la quête sont aussi ceux où cette quête atteint son but. Où réapparaît l’oxymore, cette « abolition conservatrice », chargée de représenter la totalité contradictoire d’une époque, dans une sphère aussi bien mythique que mystique, puisque le mythe traduit cette ère bénie de l’indifférenciation entre l’individu et le monde.

Pourtant, au fur et à mesure des années, l’espoir de Broch d’atteindre à cette époque révolue s’amenuise. Dans une étude de 1936, intitulée James Joyce et le temps présent, il parlait encore de « la grande réalisation artistique » à qui est échue la « tâche mythique […] de devenir foyer des forces anonymes de l’époque, de les rassembler en elle ». « Mystique » est alors cette « capacité de l’homme à s’élever à ces grandes réalisations spirituelles », à « l’œuvre d’art totale ». Et La mort de Virgile était bien ce « roman gnoséologique 1158  » dont l’immense ambition est « de représenter encore une fois la totalité de l’univers », était bien la « forme mythique du roman à la naissance duquel nous assistons de nos jours 1159  »…

Mais dix ans plus tard, le ton est beaucoup plus pessimiste. Dans un essai consacré cette fois à Hofmannsthal, Broch écrit que « la distance qui sépare du mythe » les grands romans de Tolstoï et de Dostoïevski, mais aussi celui de Joyce, est incommensurable. D’où « cette curieuse situation bâtarde du roman, […] jamais capable de conquérir le rang d’"œuvre littéraire intégrale" créatrice de style ». Même la poésie de Dante alors « ne peut plus être qualifiée de proprement mythique 1160 ». La mort de Virgile,ce roman-poème, ce roman total du retour aux origines mythiques où le langage était parfaitement adéquat au monde : tout ce « mysticisme du langage 1161  » semble s’être singulièrement éloigné… Seul Kafka, peut-être, parvient encore à s’approcher de cette « naïveté grandiose, véritablement mythique 1162  »…

C’est que Broch ne croit plus guère aux pouvoirs du langage comme « milieu médiateur » où devrait exemplairement s’accomplir cette fusion du plus intérieur et du plus extérieur. Le Logos s’est éloigné de l’Archétype. La quête du mythe, le retour aux origines, se sont dévoyés dans le « mythe du XXe siècle » nazi, singulièrement représenté par « le manque de culpabilité de cet esprit petit-bourgeois dont Hitler a été l’incarnation », esprit que le Broch particulièrement désenchantédes Irresponsables met en scène 1163 .

Et pourtant, si ce dernier roman de est inabouti 1164 , si « on oublie en général ce qui se trouve entre les différentes étapes de la vie » puisqu’ici le lien entre elles apparaît assez lâche, l’attention portée à certains instants, indépendamment de tout ce qui pourrait constituer en eux une étape, une « tranche de vie » à la façon naturaliste, reste très marquée : « Mais […] il lui vint à l’idée qu’il n’oublierait plus jamais cet instant, qu’il se le remémorerait à l’heure de sa mort pour l’emporter dans l’éternité. Il n’aurait pas pu indiquer pourquoi il choisissait cet instant fugitif, à peine saisissable, au lieu d’un moment plus imposant et délimité ». Il n’est plus besoin là d’une cause externe pour expliquer et justifier la survenue d’un tel instant, où l’âme de A. s’est sentie « irrémédiablement liée au corps par des attaches pour ainsi dire souterraines 1165  ». C’est que l’écriture de La mort de Virgile et l’expérience qu’elle illustre sont passées par là…

D’ailleurs, lorsque Broch parle de son ultime œuvre, ses accents ne sont pas sans évoquer ses anciens grands desseins : il s’agit de « plonger dans l’inaccessible, pour révéler la réalité invisible, les paroles inaudibles de l’homme 1166  »… Ne dirait-on pas un commentaire de La mort de Virgile ?

Notes
1107.

Les démons[1870], trad. B. de Schloezer, Pléiade Gallimard, 1997, p. 250. 

1108.

Hermann BROCH, La mort de Virgile[1940], trad. A. Kohn, L’Imaginaire Gallimard, 1980, pp. 19-20.

1109.

L’homme sans qualités, cité par Magris, L’anneau de Clarisse, Op. Cit., p. 320.

1110.

Le titre de l’essai de Magris, L’anneau de Clarisse, fait justement référence à cette absence autour de laquelle se construit tout le roman : « L’homme sans qualités […] n’a ni centre ni fin, pas plus que n’a de centre l’anneau que Clarisse […]ôte de son doigt, pas plus que n’a de centre l’Action Parallèle, trame principale du récit qui tourne autour d’un vide, qui est donc bâtie sur le néant » (Op. Cit., pp. 319-320).

1111.

Le titre allemand, Die Blendung, dit mieux l’"aveuglement", l’"éblouissement" de l’homme contemporain, « qui ne parvient pas à embrasser la proliférante réalité du multiple », écrit Magris (Ibid., p. 382).

1112.

Auto-da-fé[1935], trad. de l’allemand par P. Arthex, Imaginaire Gallimard, 2001, pp. 405-409.

1113.

Les irresponsables[1949], trad. A. R. Picard, Gallimard, 1961, pp. 24 et 27.

1114.

Broch est parfaitement conscient de la gageure, puisqu’il ajoute que « cette exigence est de plus en plus difficile à remplir dans un monde journellement plus divisé et plus compliqué » (Ibid., « Sur la genèse du livre », p. 290).

1115.

« Quand les désirs et les fins… », « Vienne Celui qui assurera… », « Grande est l’angoisse de qui s’éveille… ». On trouve même un intertitre (« L’élu de l’insomnie »). Voir Les Somnambules, Op. Cit., t. I, pp. 332, 337,344, 353.

1116.

« L’histoire de la jeune salutiste de Berlin » est le principal.

1117.

L’art du roman, Op. Cit., p. 64. A propos de la troisième partie, Kundera part d’« art du contrepoint romanesque », de polyphonie (pp. 91-93).

1118.

Les Somnambules, t. II, Op. Cit., quatrième de couverture.

1119.

Ibid., t. I, pp. 42-43.

1120.

Sigrid SCHMID, commentant la scène ici évoquée, écrit que « ces moments produisent une totalité, y compris sur ce niveau vertical qui s’étend des pulsions inconscientes à l’intellectualité rationnelle en passant par la sensualité corporelle » (Hermann Broch. Ethique et esthétique, trad. de l’allemand par O. Manonni, PUF, coll. « Perspectives Germaniques », 2001, p. 57). Elle évoque également ce qui s’avèrera être le moyen stylistique majeur de Broch dans ses descriptions de tels instants : la technique de la coincidentia oppositorum, de l’oxymore : « leur marche imitait le repos », « immobiles et fluant comme le fleuve », « se touchant, ils avaient à se chercher… ».

1121.

Les somnambules, t. II, Op. Cit., pp. 284-285.

1122.

« Le style de l’âge mythique »[1947], Création littéraire et connaissance, Op. Cit., p. 262.

1123.

Sauf qu’ici, bien davantage encore que chez Virginia Woolf, le flux de conscience "dérive" vers le roman-essai. Mais s’agit-il vraiment d’une dérive ? C’est Musil qui s’est aventuré le plus loin dans cette voie – et c’est donc avec lui que s’ébauchera une réponse à la question.

1124.

« Remarques à propos de La mort de Virgile », in Création littéraire et connaissance, Op. Cit., p. 286.

1125.

Selon l’expression d’Edmond JABES (Du désert au livre, Belfond, 1980, p. 65).

1126.

La mort de Virgile, Op. Cit., successivement pp. 112, 116, 113.

1127.

Cette dialectique lui permet d’échapper « à l’antithèse de l’éternité et de l’histoire grâce à sa démarche micrologique, en se concentrant sur le plus petit détail, où le mouvement de l’histoire s’arrête et se sédimente dans des images » (Theodor ADORNO, "Introduction aux écrits de Benjamin"[1955], in Notes sur la littérature, trad. de l’allemand par S. Muller, Flammarion, 1984, p. 407).

1128.

C’est à propos de Sens unique que Benjamin s’exprime ainsi dans une lettre à Hofmannsthal du 8 février 1928 (citée par G. Raulet, Op. Cit., pp. 14-15).

1129.

« Thèses sur la philosophie de l’histoire », Op. Cit., p. 287, et Charles Baudelaire…, Op. Cit., p. 240. On commence à connaître maintenant le principe de la pensée de Benjamin. La massification, la "reproductibilité technique", en faisant perdre à l’œuvre d’art son "aura", contraindraient à l’exploration de nouvelles formes de « beauté moderne », à une « barbarie positive » : la civilisation industrielle, si elle dissout l’aspect « auratique » des choses, « engendre par contrecoup une "beauté moderne" [selon le mot de Baudelaire] précisément fondée sur l’esthétique du choc ». Voir cette synthèse de D. Rabaté : « Benjamin suggère que l’événement, que ce qui arrive au sujet moderne, advient selon une structure nouvelle, sur le mode du choc. La violence de l’événement le fait surgir comme un traumatisme, une déchirure[…]. Mais dès lors ce qui est vécu par le sujet moderne déborde ses facultés conscientes, dépasse ses capacités défensives et doit donc être contourné, mis en réserve ailleurs, s’inscrire comme trace dans la mémoire. Selon le modèle à la fois proustien et freudien, c’est sous le signe de la remémoration que pourra donc se réaliser, après-coup, la nature véritable de cet événement. Le vécu a ainsi la structure du traumatisme, selon Freud, ou du souvenir involontaire, selon Proust : il n’arrive authentiquement que lorsqu’il fait retour » (« Figures de l’après-coup », Op. Cit., pp. 222-223). 

1130.

Les Irresponsables, Op. Cit., p. 102.

1131.

Ibid., successivement, pp. 119, 186.

1132.

Hermann BROCH, Autobiographie, cité par Alfred KERN, « Hermann Broch et son temps », in Cahiers d’Etudes Germaniques, n° 16, 1989, Actes des colloques de Paris (Centre Pompidou, mai 1986) et Lyon (Université Lumière Lyon II, mars 1988), réunis et présentés par J.-C. Margotton, pp. 9-17 (p. 11).

1133.

C’est par exemple ce qu’Aldous Huxley écrit à Broch lui-même : « Mon propre sentiment est que la quantité détruit la qualité et que, bien que, intrinsèquement, les phrases dont se composent ces sections soient riches de beauté et de signification, leur nombre même – à cause de leur intensité et de leur étrangeté stylistique – impose une tension à l’esprit du lecteur et le rend, à la longue, incapable d’y réagir comme il faudrait » (cité par Théodore ZIOLKOWSKI « Une mission humaine », Europe n° 741-742 : Broch, Janvier-Février 1991, p. 80).

1134.

« A partir de l’aporie : comment éviter que le roman, lorsqu’il n’a plus rien à rapporter, se décompose en lyrisme et réflexion philosophique, Broch a créé un poème qui, dans la réunion du pur lyrisme et de l’authentiquement spéculatif, a découvert les éléments d’une tension qui, aujourd’hui seulement, atteignent leur pleine validité artistique » (« Hermann Broch et le roman moderne », trad. de l’anglais par N. Stéphane, Europe n° 741-742, Ibid., pp. 95-103. P. 102).

1135.

Les irresponsables, Op. Cit., p. 265.

1136.

Musil fut conscient du danger. Nous verrons avec quelle précision presque scientifique il élabore la théorie de tels instants. Mais il lui arrive de parler à leur propos d’une doctrine « ésotérique », illustrée par cette « expérience première » qui est « cet état où toi et moi, l’homme et la nature aussi bien, sont bercés par la même branche » (L’homme sans qualités II, Op. Cit., p. 560).

1137.

« …l’immuable condition des dieux et des hommes », c’est que « chaque point de leur route devienne un instant d’Unicité, unissant tout le passé et tout l’avenir dans un présent unique et éternel… » (La mort de Virgile, Op. Cit., respectivement pp. 151, 43, 186).

1138.

Soren KIERKEGAARD, Riens philosophiques[1884], trad. K. Ferlov et J.J. Gateau, Idées Gallimard, 1969, p. 54. Voir également les commentaires de Paul-Henri TISSEAU dans sa préface à sa traduction des Sermons sur l’instant (sans nom d’éditeur, Bazoges-en Pareds, 1948). Au maître socratique, dont la fonction est de rappeler au disciple qu’il possède la vérité sans le savoir, et qu’une fois celle-ci découverte, il n’a plus qu’à s’effacer et à disparaître, se substitue ici la figure du Christ, qui apprend d’abord au disciple que la vérité n’est pas innée, puis qu’il est lui-même la condition qui lui permettra de la trouver. Le maître chrétien, c’est ce Dieu « sauveur », « libérateur » et « rédempteur » qui « donne et la condition et la vérité » (Riens, pp. 57-59).

1139.

Ibid., pp. 60-61.

1140.

On n’aura garde d’oublier que l’arrière-fond chez Kierkegaard reste le christianisme, tandis que celui de Broch est teinté d’un syncrétisme parfois confus, où se mélangent de grandes traditions païennes (Paracelse, Lavater… jusqu’à Freud et Jung) aussi bien que bibliques. De même, il n’est pas question de faire de Broch un romancier existentialiste… Quoi de plus éloigné en effet de La nausée que La mort de Virgile ?

1141.

Riens…, pp. 64, 87, 106-107. J’évoquerai encore un admirable texte de Hölderlin, qui commence ainsi : « à cette limite, l’homme s’oublie, lui, parce qu’il est tout entier à l’intérieur du moment. Dieu, parce qu’il n’est plus rien que le temps » (cité par Anne CAUQUELIN, Court traité du fragment, Aubier, 1986, p. 54).

1142.

La mort de Virgile, pp. 438, 247, 226, 165, 114, 20.

1143.

Ibid., p. 20. Voir aussi, par exemple, p. 24 : « il s’accrochait à la conscience, il s’y accrochait avec la force de celui qui voit approcher le plus important événement de son existence terrestre et qui est plein d’angoisse à l’idée de pouvoir le manquer… »

1144.

Significativement, Michel de CERTEAU fait de l’oxymoron, « mixte de mots déplacés », l’un des tropes « exemplaires » du récit des mystiques (en particulier de Jean de la Croix), où « les opposés qui sont rapprochés relèvent chacun d’échelles ou de mesures différentes ». Ainsi l’oxymoron « crée un trou dans le langage », qui y « taille la place d’un indicible ». De Certeau le rapproche alors des monstres, « combinaisons de parties extraites de touts hétérogènes », et des « collages de disparates » de Jérôme Bosch (La fable mystique, 1[1982], TEL Gallimard, 1987, pp. 197-199).

1145.

Marie-Hélène PERENNEC, « Der Tod Des Vergil, délire verbal ou création langagière ? Le point de vue d’un grammairien », in Cahiers d’études germaniques, n° 16, Op. Cit., pp. 153-164 (p. 160).

1146.

Voir « Quelques remarques à propos de la philosophie et de la technique de la traduction », in Création littéraire et connaissance, Op. Cit., pp. 288-308 (p. 295). Le verbe est généralement traduit par « s’abolir ».

1147.

Deleuze, Logique du sens, Op. Cit., p. 62. A toutes ces références philosophiques Hanna Arendt, commentant La mort de Virgile, ajoute un panthéisme aux accents spinozistes : « …c’est une spéculation sur le cosmos et le logos teintée de spinozisme : tout le particulier ne s’y dévoile que comme aspect partiel de l’Un éternel, tout le divers n’y apparaît que comme individualisation provisoire séparée de ce qui embrasse tout.[…] le fait que, dans l’illusion de la fièvre, chacun peut acquérir l’importance de l’autre ou être magnifié jusqu’à atteindre l’importance absolue, n’est possible que sur la base d’une image du monde panthéiste ou panlogique, d’un espoir de salut panthéiste » (« Hermann Broch et le roman moderne », Op. Cit., pp. 100-101).

1148.

M.-H. Perennec écrit, toujours à propos de l’oxymore dans La mort de Virgile : « le terme positif étant le déterminant et le terme négatif le déterminé », l’auteur par là « affirme que toute qualité négative comporte en soi l’affirmation de la valeur positive correspondante ». Alors « les deux contraires s’abolissent pour ne laisser subsister que leur valeur de contradiction » (Op. Cit., pp. 160-161).

1149.

Selon Hanna ARENDT, pour Broch « l’activité poétique elle-même doit avoir été une sorte d’extase » (Introduction à Création littéraire et connaissance, Op. Cit., p. 16).

1150.

« Remarques à propos de La mort de Virgile », Op. Cit., pp. 275-287 (p. 281. Je souligne). Broch précise qu’à la différence de Joyce, il n’a pas fait de « condensations verbales », mais qu’il a réussi à créer la nouveauté en faisant en sorte que le « vocabulaire traditionnel » reste « intact » (p. 282).

1151.

Ibid., pp. 286 et 284 (Broch parle ici de lui à la troisième personne). Ailleurs : « …l’architecture de l’œuvre littéraire est d’aussi grand poids que celle d’une sonate… le roman nouveau dans sa polyphonie à la fois rationnelle et irrationnelle est un instrument symphonique tellement merveilleux que celui qui veut entendre sent vibrer dans ses sonorités d’orgue le bruissement de l’avenir » (« La vision du monde donnée par le roman »[1933], Création littéraire et connaissance, Op. Cit., pp. 215-244. Pp. 235 et 244).

1152.

Remarques…, Op. Cit., pp. 280 et 283. Voir les commentaires des Somnambules par Milan KUNDERA, qu’il rapproche des Versets Sataniques de Salman Rushdie (Les testaments trahis, 1993, Gallimard, pp. 33-34).

1153.

S. Schmid écrit : « le rythme du langage, le principe lyrique, qui place la signification dans la tension entre les mots et non dans leur teneur sémantique propre, le niveau discursif tout court est plus important que n’importe quelle histoire ; les signifiants dominent très clairement les signifiés » (Hermann Broch, Op. Cit., pp. 145-146).

1154.

H. Arendt a magistralement analysé la nouveauté de la prose de Broch : « […] Le rythme de la prose jaillit immédiatement du mouvement de la spéculation philosophique. Dans la mesure où il est possible de représenter dans une œuvre d’art le mouvement propre à la démarche philosophique elle-même, à peu près comme la musique peut représenter les mouvements de l’âme, ce livre y parvient. […] le lecteur de ce livre est attiré dans un mouvement passionnant qui n’a plus rien à faire avec l’intrigue, ne dépend absolument pas des épisodes singuliers – ceux-ci, dans La mort de Virgile, rappellent, en outre, plutôt des images immobilisées (le quartier du port, les trois personnages du peuple dans la rue), en raison de leur manque d’incidents, qu’une histoire racontée – à travers tous les épisodes et toutes les conversations vers le repos final» (« Hermann Broch et le roman moderne », Op. Cit., p. 102).

1155.

La mort de Virgile, Op. Cit., pp. 165 et 167.

1156.

Ibid., pp. 417, 414, 438, 439.

1157.

Ibid., pp. 31, 48.

1158.

Hermann BROCH, Lettres (1929-1951), trad. par A. Kohn, Gallimard, 1961, p. 25 (cité par Jean-Michel RABATE, « Le sourire du somnambule : de Broch à Kundera », revue Critique, n° 433-434, juin-juillet 1983, pp. 505-521, p. 507).

1159.

Création littéraire et connaissance, Op. Cit., pp. 63 et 256.

1160.

Ibid., respectivement pp. 188-189 et 68-69. Voir aussi la préface de H. Arendt, pp. 15-16. On pourrait contester ici la réflexion de Broch, en montrant que certains grands romans sont, précisément, créateurs de mythes – à commencer par l’un des premiers d’entre eux, Don Quichotte…

1161.

Broch emploie l’expression à propos de Joyce, dont « le mysticisme du langage est le mysticisme du milieu médiateur » (ibid., p. 64).

1162.

Ibid., p. 66.

1163.

Tout comme, du côté du témoignage, la saisissante Histoire d’un allemand. Souvenirs 1914-1993 écrite en 1940 en Angleterre où il s’était réfugié, par Sébastian HAFFNER (trad. de l’allemand par B. Hébert, Actes-Sud, 2004), et du côté du roman, le récent Les Bienveillantes de Jonathan LITTLE (Gallimard, 2006).

1164.

Il s’est construit par raccords, plus ou moins convaincants, de plusieurs nouvelles et histoires écrites à différentes époques. D’où, à la lecture, l’impression d’une juxtaposition un peu arbitraire. Il faut noter cependant la volonté de cohérence et de totalité, là aussi, de Broch, visible par exemple dans le choix des prénoms des deux héros, Andreas et Zacharias. Il s’agit bien d’écrire une histoire qui va de A à Z…

1165.

Les Irresponsables, Op. Cit., pp. 53-54. Autre exemple, parmi d’autres : « Les réalités vues, entendues et pensées se fondaient en un tout aux dimensions infiniment multiples. Ce tout était une réalité plus haute où l’immédiat se transforme en dépassant tout ce qui est immédiatement humain dans l’élément terrestre et dans la procréation, mais en le conservant néanmoins pour l’instant éternel et intemporel où l’espace et le temps se précipitent à leur commune rencontre » (p. 249).

1166.

Postface aux Irresponsables, Ibid., p. 292.