Chapitre V. Musil, ou « l’instant où l’on échappe à la vie inessentielle »

Ce n’est pas la théorie qui pense l’art, mais l’art qui doit englober la théorie comme fiction
Armand GATTI 1167

Ces « paroles inaudibles », Robert Musil, lui aussi n’aura cessé de les traquer, partant à la découverte de "l’autre état", sorte de temps suspendu, d’espace déserté décrit dans l’extraordinaire chapitre 55 du tome II de L’homme sans qualités : « le temps s’arrêta, un siècle ne pesait pas plus lourd qu’un battement de paupières, elle était au seuil du Règne millénaire. […] elle ressentait cela successivement, bien qu’il ne dût plus y avoir de temps ;[…] son frère […] était à côté d’elle, bien qu’il ne parût plus y avoir d’espace…  1168 ».

Virginia Woolf poursuivait ses « moments of being », foyers à partir desquels se déploie toute une gamme de durées, sans guère en faire la théorie. Hermann Broch, pour l’essentiel, demeurait dans un lyrisme descriptif de ses instants d’"Unicité", moments d’éternité où la durée s’abolit dans la communion extatique de l’individu et du cosmos, éprouvée dans tous les rythmes qu’elle engendre. En bon ingénieur qu’il fut, Musil va poursuivre l’investigation du côté de l’analyse, ne faisant le "saut" vers l’"autre état" de ces instants mystiques qu’après avoir été le plus loin possible dans le domaine qu’il appellera "ratioïde". Il va alors tenter d’atteindre à la plus grande exactitude dans l’étude de ces instants « où l’on échappe à la vie inessentielle », s’interrogeant en particulier sur les relations entre l’événement de leur surgissement et leur situation.

Il est confronté, lui aussi, « dans le domaine du roman, [à] l’impossibilité de continuer à prendre au sérieux, en toute candeur, des destins individuels ». Il évoque cette question à plusieurs reprises : « Les romanciers de notre génération (Thomas Mann, Joyce, Proust, etc.) se sont tous heurtés au même problème : l’insuffisance de l’ancienne naïveté narrative par rapport au développement de l’intelligence 1169  ». La remise en cause est double : de l’hypothétique construction de l’identité personnelle (ce que Musil appelle destin individuel) à travers le récit d’abord, du rôle accordé à la causalité ensuite.

Dès le premier chapitre de L’homme sans qualités 1170 , Musil multiplie à plaisir les décalages ironiques par rapport aux codes du récit, et fait pénétrer son lecteur au cœur de sa réflexion continuée sur la forme romanesque.

  1. Dès le titre (« D’où, chose remarquable, rien ne s’ensuit »), il pastiche les romans à la Jules Verne, à la Charles Dickens. Mais l’ironie, qui rappelle aussi une autre tradition plus ancienne, celle de Sterne ou de Diderot, problématise d’emblée l’idée d’une progression narrative, en rendant hypothétique la mise en place d’une intrigue.
  2. Ensuite, le premier paragraphe se présente comme un long bulletin météorologique, qui, là encore, imite la prolifération descriptive des grand romans réalistes, balzaciens par exemple. Et voilà que sa conclusion rend tout le développement précédent inutile et vain : « Autrement dit, si l’on ne craint pas de recourir à une formule démodée, mais parfaitement judicieuse : c’était une belle journée d’août 1913 ».
  3. Il y a plus remarquable encore : l’impossibilité des deux protagonistes de ce premier chapitre sert d’introduction à l’une des questions centrales du roman, celle du réel et du probable. Certes, les deux personnes « qui remontaient une des artères les plus animées de cette villeIl s’agit en fait de Vienne, dont le nom n’a « aucune signification spéciale ». » sont nommées, pourtant leur présence en ce lieu et à cet instant est matériellement inconcevable : « En admettant que ces deux personnes se nomment Arnheim et Hermeline Tuzzi, et la chose étant impossible puisque Mme Tuzzi, en août, se trouve à Bad-Aussee en compagnie de son mari et que le docteur Arnheim est encore à Constantinople, une question se pose : qui est-ce ? »
  4. Dernier point enfin : il y a bien un événement inaugural, en l’occurrence un accident de la circulation. Le mode narratif attendu, supposé traduire les sentiments éprouvés par les deux promeneurs, devrait alors suivre les développements "logiques" de cet événement. Mais voici que l’homme coupe court au début d’émotion de sa compagne« La dame ressentit au creux de l’estomac un malaise qu’elle était en droit de prendre pour de la pitié ». Musil court-circuite les deux dimensions de l’accident que distinguait Edgar Morin. par des considérations d’ordre général, statistiques, brisant ainsi son « sentiment injustifié d’avoir vécu un événement exceptionnel » : « Les poids-lourds dont on se sert chez nous ont un chemin de freinage trop long.[…] D’après les statistiques américaines, il y aurait là-bas annuellement 190 000 personnes tuées et 450 000 blessées dans des accidents de la circulation ».

A l’image de cet incipit, L’homme sans qualités serait ainsi presque dénué d’événements, dit-on souvent. Mais, là comme ailleurs, les choses ne sont pas si tranchées…

D’ores et déjà, il est à remarquer que le regard porté par Musil sur le concept d’événement et sur sa mise en œuvre dans l’écriture romanesque est très étroitement lié à sa réflexion historique. Dès lors analyser cette dernière, en la confrontant à celle des historiens créateurs de la revue des Annales, à la même époque, permettra de mieux comprendre quelle place et surtout quelle fonction 1173 occupent, dans L’homme sans qualités, l’événement.

Musil fait donc de celui-ci une lecture statistique… Le rapprochement et la confrontation avec la révolution historiographique qu’opèrent les pères fondateurs de la "Nouvelle Histoire" sont presque naturels. La grande remise en cause de Marc Bloch et Lucien Febvre porte sur l’événementiel, en un triple sens : refus de privilégier un fait plutôt qu’un autre, refus d’une commode causalité événementielle, disparition de la figure historique du héros. Musil dit-il autre chose?

Néanmoins, il faut se garder de trop rabattre l’attitude de l’un sur celle des autres : si le rapprochement avec Bloch et Febvre trouve une certaine pertinence, c’est bien au travers d’un récit romanesque que la position de Musil s’exprime. C’est qu’il se fait une haute idée de la littérature, la mieux à même, selon lui, de rendre compte du monde et de ce qui s’y passe… Or il est remarquable que même les plus critiques des historiens de ce qui s’est appelé l’école des Annales conservent une image très datée du roman – et ce jusqu’à tout récemment. Voici par exemple François Furet : L’histoire traditionnelle « constitue l’histoire selon la structure du roman, à cette exception près qu’il faut en tisser la trame avec des faits véridiques et vérifiés dans les règles ; et cette histoire est bien le roman vrai des nations. » Mais de quel roman parle l’historien ? Cela se devine, à demi mots, quelques pages plus loin : « le récit offre au travail d’archives et à l’érudition le charme et même le plaisir du roman. Construit sur une succession de faits concrets et uniques, il mobilise plus le pouvoir d’évocation de l’historien que sa capacité proprement intellectuelle, son art plus que son esprit, sa sensibilité plus que son intelligence ». Paul Veyne est encore plus net, en usant de l’expression consacrée ("ça se lit comme un roman") : si l’histoire se contentait de « dire ce qui s’est passé […] elle se lirait comme un roman, exception faite de quelques détails d’ordre scientifique 1174  ».

Il y a là un étrange paradoxe. Si la discipline historique a connu au XXesiècle une mutation de ses objets, de ses « événements », proposant un nouveau « comment on écrit l’histoire 1175  », tout porte à croire que cette « nouvelle histoire » ne lit que des romans purement distractifs. Les contre-modèles romanesques qu’elle se donne ne semblent pas tirés de l’œuvre de Flaubert, encore moins de celle, pourtant contemporaine de la création de la revue des Annales, de Kafka, de Joyce, de Proust, de Virginia Woolf, de Faulkner, de Broch, – de Musil … Ils n’ont pas vu, nos historiens, que leur volonté de sortir d’une histoire événementielle calquée sur une certaine forme romanesque s’accompagne, pour le moins, d’une semblable volonté d’échapper au cadre traditionnel chez les grands romanciers de leur époque. Si tant est même qu’elle n’est pas anticipée par celle-ci 1176 .

Le roman de Musil est d’autant plus riche qu’outre les questions qu’il pose, et se pose, sur l’écriture romanesque, il contient également une théorie de l’histoire dont le rapprochement avec les théories initiées par Marc Bloch et Lucien Febvre permettra d’éclairer l’originalité – avant d’en voir les conséquences fictionnelles dans L’homme sans qualités.

Que reste-t-il donc de l’histoire événementielle au XXe siècle ? La problématique est connue. Du passage de l’histoire-récit (de batailles, de rois et d’affaires d’alcôves) à «l’histoire-problème », de l’histoire centrée sur le politique à celle qui étend ses prérogatives à la démographie, à l’économie, aux mentalités, jusqu’au non directement humain (la Méditerranée pour Braudel, le climat pour Le Roy Ladurie), les historiens n’ont eu de cesse d’échapper à ce que Claude Lévi-Strauss a appelé « la puissance et l’inanité de l’événement 1177  ».

L’historiographie du XIXe siècle, je l’ai rappelé, se construisait très généralement en deux opérations : l’établissement des événements d’abord, leur mise en œuvre ensuite, c’est à dire la recherche de leurs liens mutuels, de leurs causes et de leurs effets, ce qui permettait de les intégrer dans une forme narrative. Or voici qu’on nous dit que tout cela ne peut se faire sans un choix : il n’y a pas d’événement historique en soi 1178 , c’est la décision de l’historien qui, en sélectionnant un fait, l’institue comme tel :

‘« Car enfin les faits… Qu’appelez-vous les faits ?[…] Pensez-vous qu’ils sont donnés à l’histoire comme des réalités substantielles, que le temps a enfoui plus ou moins profondément, et qu’il s’agit simplement de déterrer, de nettoyer ?[…]Comme si l’histoire n’était pas un choix ! Arbitraire, non. Préconçu, oui.[…] Un historien qui professe la soumission pure et simple à ces faits, comme si les faits n’étaient point de sa fabrication, comme s’ils n’avaient pas été choisis par lui, au préalable,[…] ce n’est pas un historien » 1179

La nouvelle histoire conteste donc cette philosophie de l’histoire, implicite, qui veut que la réalité humaine soit soumise à une double contrainte : celle des « hasards de l’histoire », autre nom de la contingence à laquelle toujours se heurterait notre impuissance, et, contradictoirement, celle des « grands hommes », ceux qui « font l’histoire », c’est-à-dire l’événement, et conduisent malgré qu’il en ait le peuple à son destin 1180 .

Or ces refus (de l’hypostase de l’événement, d’une prétendue causalité événementielle, fondement de la mise en récit et de la narration historique, enfin de l’héroïsation, lit du messianisme) sont aussi, traits pour traits, ceux de Musil :

‘« Rien de plus dangereux qu’une fausse mythologisation de l’événement. Réévaluation de toutes les valeurs, un nouvel âge point […], une nouvelle génération est là, l’Histoire a parlé, l’esprit est purifié, le peuple prêt à créer : autant de mythologisations dangereuses.
C’est fonder l’événement sur une sorte de théorie de la catastrophe, de venue "du jour au lendemain" » 1181

Voilà pour la démythification de l’événement.

Pour le deuxième point : à l’encontre d’une quelconque causalité, Musil se fait une conception évolutive de l’histoire. Les événements n’adviennent ni comme "par enchantement", ni sous l’effet d’une prétendue nécessité historique. Les causes d’un événement ne peuvent que se perdre dans leur infini faisceau, elles ne se "rejoignent", si l’on peut dire, que lorsque la situation de son accomplissement est complète 1182 – soit en fait lorsqu’il débute. Ainsi le "foyer" de la première guerre mondiale pourrait tout aussi bien se trouver dans la petite ville de B…, lieu de naissance du poète Feuermaul, qu’à Sarajevo, dans un des centres industriels de l’armement (Essen, Le Creusot, Pilsen…) que dans une capitale européenne quelconque, ou encore dans « la géographie du pétrole, de la potasse et des autres richesses naturelles 1183  »…

Musil est farouchement hostile à toutes les philosophies déterministes de l’histoire, qu’elles y voient un progrès (à la manière de Hegel, puis de Marx) ou un déclin (Spengler est l’une de ses cibles privilégiées) inéluctables. Pour montrer qu’il n’y a pas de grandes causes agissantes, il oppose à plusieurs reprises les images de la trajectoire déterminée de la boule de billard et du mouvement des nuages : « La philosophie de l’histoire qui privilégie les grandes causes, avec son beau pathos intellectuel, n’est héroïque qu’en apparence. Car elle ne prend pas les faits tels qu’ils sont. Le mouvement de l’histoire n’est pas la trajectoire d’une boule de billard. Il ressemble au mouvement des nuages, soumis à tant de circonstances qu’une autre peut à tout moment le modifier. Il ressemble à l’homme… chaque pas nécessaire, mais sans nécessité pour l’ensemble 1184  ». L’événement dans l’histoire n’a pas une place assignée par une causalité rigoureuse et rassurante 1185 . Le trajet obligé de la boule de billard devient la marche hésitante, fluctuante, moutonnante, du nuage, la flèche vectorisée de l’histoire devient le lacis d’un tissu :

‘« La chaîne des causes est une chaîne de tisserand, il lui faut une trame, et les causes ont vite fait de se fondre dans le tissu. En science, il y a longtemps qu’on a renoncé à la recherche des causes, ou du moins qu’on l’a repoussée à l’arrière-plan pour la remplacer par l’observation des fonctions. La recherche d’une cause est un usage ménager, comme les amours de la cuisinière sont cause que la soupe est trop salée. […]dans l’entrelacs des événements, il existe un étroit espace intermédiaire où telle ou telle chose, avec les différences qui les séparent, peuvent avoir de l’influence sur la réussite ; mais, à la longue, les choses se remplacent parfaitement les unes les autres, elles peuvent même remplacer les personnes à un très petit nombre près » 1186

Il convient que l’histoire fasse la même révolution qu’ont fait les sciences, lorsqu’elles sont passées de l’idée de cause à celle, plus large, de fonction 1187 . Il est déjà possible de saisir ici la hardiesse des ponts jetés entre différentes catégories de la connaissance : des sciences vers l’histoire… et de celle-ci à la fiction. Car Musil, ironisant ailleurs sur les conventions narratives issues de cette hypothétique causalité historique, s’est servi de la même image du tissu : lorsque Ulrich médite sur le prétendu « fil du récit », cette « loi de la narration classique », cet « éternel tour de passe-passe narratif » qui permet tranquillement d’affirmer que « quand cela se fut passé, ceci se produisit ! », c’est pour constater qu’il a « perdu le sens de cette narration primitive à quoi notre vie privée reste encore attachée bien que tout, dans la vie publique, ait déjà échappé à la narration et, loin de suivre un fil, s’étale sur une surface subtilement entretissée 1188  ». La nouvelle fiction, celle de L’homme sans qualités, doit changer de modèle : du fil unique, il faut passer à l’entrelacs.

Enfin, à propos du crépuscule des héros, sur le modèle nietzschéen, écoutons Agathe, la sœur/épouse d’Ulrich. Contre l’idéalisation de l’homme providentiel et du héros, elle comprend vite que l’histoire n’est toujours que celle de l’homme « moyen » :

‘« Le devoir de l’histoire serait de laisser derrière elle une race de plus en plus moyenne et de donner une base à sa vie : il se peut bien que des faits parlent ou du moins murmurent pour cela. A cet effet, elle n’aurait rien de plus simple et de plus sûr à faire que d’obéir au hasard et d’abandonner à ses lois la répartition et le dosage des événements ? » 1189

On mesure combien sont étroits les liens entre les conceptions historiques de Musil et sa réflexion comme sa pratique romanesque. Et pourtant, se construisant dans cette tension, L’homme sans qualités accorde une place centrale à une certaine forme, singulière, d’événements, comme cela apparaîtra…

Mais sur quel fond ? Celui d’une vision statistique de l’histoire. La remise en cause des grandes caractéristiques du roman du XIXe siècle, déjà à l’œuvre dès les premières pages du roman, passe par un raisonnement probabiliste à plusieurs étages. Avant d’en détailler davantage les tenants et les aboutissants, j’en esquisse le résumé.

Trois éléments interviennent dans l’histoire : le réel, le possible, le probable. Le premier est l’objet de la discipline historique – à condition d’ajouter qu’elle ne doit pas écrire une histoire causale : l’événement réel n’advient pas par des cause logiquement inéluctables et explicables. Le domaine du possible, c’est l’avenir – à condition d’ajouter que tous les événements n’ont pas la même chance d’apparition. Pour parler le langage de la théorie mathématique des probabilités, ils ne sont pas équiprobables. Celui qui va survenir est le plus probable (celui dont la probabilité est la plus proche du un).

L’avantage alors de la fiction sur l’histoire, c’est qu’elle peut proposer un champ, d’abord à l’événement probable, mais surtout à l’événement possible, même le plus incertain (c’est-à-dire celui dont la probabilité est la plus faible) – par exemple, comme je vais être amené à le montrer, à l’événement mystique. En somme, la fiction permet d’essayer des événements, et même les plus improbables, comme l’inceste du frère et de la sœur.

Ce qui advient, c’est donc, presque toujours, le plus probable. Celui à qui cela advient, c’est l’homme de la moyenne, et l’histoire ne se fait pas par la volonté de quelques hommes exceptionnels ou providentiels. Tel est le premier moment de la réflexion de Musil.

C’est ainsi que l’histoire "s’explique" par le calcul statistique. L’exemple de la tuile est justement célèbre :

‘« Une tuile est-elle jamais tombée d’un toit comme le prescrit la loi ? Jamais ! Même dans un laboratoire, les choses ne se présentent jamais comme elles le doivent. Elles divergent dans tous les sens, sans aucun ordre, et c’est une sorte de fiction que de nous en attribuer la faute et de voir dans leur moyenne la véritable valeur » 1190

L’événement de la "rencontre" de la tuile et du passant, bien que très improbable, a lieu : aucune causalité ne saurait l’expliquer – sauf à se référer à une volonté divine, à un "destin si funeste". Cependant, aucune loi statistique ne s’oppose formellement à la possibilité d’une telle rencontre 1191 . Chaque événement qui survient n’a donc pas de cause réelle. Pris isolément, il est même très improbable – ce qui n’est pas dire impossible. Et si on le considère plus globalement, il "s’explique" par les lois de la statistique 1192 .

Cependant, les "valeurs aux limites" ont une très faible probabilité 1193 . Il y a donc bien peu de chances (au sens probabiliste) de voir surgir dans l’histoire ces hommes exceptionnels que seraient les assassins (d’où les interrogations autour du personnage de Moosbruger) ou les génies, objets des rêves exaltés de Clarisse – ce qui la conduit à l’asile : la folie est une autre limite.

Apparaît clairement ici la difficulté sur laquelle va buter Ulrich – et avant lui son créateur. En effet, comment concilier une telle approche probabiliste avec la forme romanesque, dont, écrit Florence Vatan, « l’une des caractéristiques principales est de mettre en scène des situations et des êtres singuliers 1194  »?

Mais il faut s’entendre sur cette singularité. Car Musil fustige tout cet exceptionnel de pacotille, tout cet événementiel stéréotypé qui est la loi de la plupart des romans. Ce ne sont que clichés, banalité des sentiments, situations toutes faites, personnages « non-individuels ». Plus précisément, il reproche à la littérature grand public de faire une littérature de la moyenne, statique, un « roman moyen, où frappe le caractère non-individuel, très abstrait, des héros »: personnages bornés à « des sentiments simples, noblesse de cœur, colère, pitié, etc. ». « La loi de la vie, pour ce genre de livres, c’est de se garder de tout problème.[…] Des problèmes interviennent-ils, ils doivent être absolument conventionnels ».

Musil n’ignore pourtant pas les plaisirs de la narration : « On exige de la narration des passions, de l’ampleur, de la richesse, de la cruauté dans le simultanéisme de la vie – et l’on oublie que la narration n’a qu’une passion, celle de narrer 1195  ». Mais il convient de « délivrer l’art narratif du monopole des nourrices », de cette « graisse dont on enveloppe un onguent », il faut en finir avec ce « vrai fourré intellectuel et affectif où les personnages eux-mêmes ne peuvent avancer d’un pas 1196  ».

Oui, mais voilà : de plus en plus l’homme "moyen", « sédiment de toute probabilité », et la vie "probable" se substituent à l’homme "vrai" et à la vie "vraie" 1197 . Jacques Bouveresse montre que Musil pose en fait deux questions : 1°) Comment se fait-il que le monde reste « si affreusement bête », retournant à chaque fois systématiquement à cette moyenne, malgré ses changements perpétuels ? « L’histoire du monde n’est une histoire du génie et de ses œuvres que dans ses extrémités, pour ne pas dire dans ses excroissances ; pour l’essentiel, c’est une histoire de l’homme moyen 1198  », déplore Ulrich. 2°) Pourquoi le monde non seulement recrée sans cesse l’homme probable et la moyenne, mais, « ce qui est encore plus désolant, il devient de plus en plus moyen » ?

Certes, il faut vouloir le possible, mais, « pour l’homme du réel, [cela] signifie à peu de chose près rêver l’impossible », car l’événement qui advient effectivement n’est que celui qui possède la probabilité la plus forte. Il y aurait même une lecture politique du problème : le totalitarisme, n’est-ce pas le triomphe de la moyenne, qui ne peut qu’être séduite par « les solutions extrêmes, totales et définitives » qu’il  propose 1199  ? La génialité, l’exceptionnel – et donc le véritable événement, avec sa capacité d’invention, ses « solutions partielles », seraient donc impossibles, tout se ramenant en définitive à la grisaille de la moyenne ?

Mais Musil ne renonce pas. Même en sachant que le probable qui arrive n’est que très rarement ce possible, il se défend de tout pessimisme 1200 , et ne cesse de prôner une littérature qui « prend le parti des motifs non-ordinaires, de ceux qui, pratiquement, n’entrent pas en ligne de compte. Empêchant le figement 1201  ». Quelles armes donc, dans cette lutte pour le possible, sont susceptibles d’« empêcher le figement » ? Sa réponse, à double détente, se tient, en amont, dans la notion de situation, et en aval, dans les capacités de propagation de l’"homme moyen". La première est le lieu de l’éclosion de l’événement, la seconde celle de son essor.

En amont d’abord. Car c’est sur ce fond "moyen" que peut naître et se reconnaître l’exceptionnel, exception qui ne fait qu’affiner et confirmer le calcul de la moyenne 1202 . Il faut dans un premier temps revaloriser l’homme moyen, élément principal d’une situation, entendue comme l’ensemble des conditions d’émergence de tel être singulier, de tel événement inédit. La situation, c’est ce fond, ce tissu sur lequel se dessine la figure de l’exceptionnel 1203 . Les événements doivent toujours être vus à travers leur "situation" : « Qu’importent en fin de compte les événements en tant que tels ? Ce qui compte, c’est le système de représentations à travers lequel on les observe, et le système personnel dans lequel on les insère 1204  ». On n’est plus du tout dans le kaïros, cette figure aristotélicienne du temps, qui est ce « moment propice », cette occasion favorable qui permet l’advenue de l’événement. La situation est une notion éminemment spatiale, qui remplace chez Musil celles, temporelles, de causalité et de nécessité historiques.

Musil ne dit donc pas du tout qu’il ne saurait exister d’individus géniaux, mais bien plutôt qu’ils ne sont pas tout seuls, comme de grands timoniers du monde. C’en est bien fini de la conception romantique du génie inspiré vivant des événements exceptionnels, et les rapprochements que fait Ulrich entre le « grand esprit » et le champion de boxe ou le cheval de course « génial » le montrent à l’envi. La possibilité et l’épanouissement de tels individus requièrent des conditions sociales appropriées – une situation donc, ce qu’ailleurs Musil appelle aussi une «fonction sociale 1205  ».

Voilà ce qui permet de comprendre le fameux « théorème de l’amorphisme humain » : « C’est l’informité même de sa nature qui oblige l’homme à épouser des formes, à adopter des caractères, des coutumes, une morale, un style de vie et tout un appareil d’organisation ». Musil affirme que si l’on avait pu permuter les situations d’un cannibale et d’un Rainer Maria Rilke, l’un serait sans doute devenu l’autre… L’amorphisme, c'est la « soumission désarmée aux changements et aux circonstances 1206  ». Le théorème entend démontrer que ce que l’homme est à un moment T et en un lieu L dépend essentiellement des formes d’organisation qui le constituent. L’homme est morphologiquement neutre. Ce qu’il "est", il l’emprunte et le doit à la réalité socioculturelle qui l’entoure et s’institue comme son horizon de pensée 1207 .

Mais, et c’est là le deuxième mouvement de la réponse de Musil, l’homme moyen intervient aussi en aval. Car c’est par lui que, volontairement ou non (la question importe peu), se propagent « les effets des impulsions réformatrices ou révolutionnaires qui émanent des individus exceptionnels 1208  ». Lorsqu’il s’agit de « changer l’homme », « d’inventer un homme nouveau », c’est bien à travers les conditions et les transformations externes, et non de l’intérieur, intérieur qui lui ne change jamais, que cela peut se faire. L’homme moyen, c’est donc aussi celui qui répand et diffuse la "bonne parole", les "éclairs" des génies : « même s’il est certain que l’histoire humaine ne reçoit pas ses meilleures impulsions de l’homme moyen, au total, génie et bêtise, héroïsme et inertie, elle n’en est pas moins l’histoire des millions d’incitations et de résistances, de qualités, de décisions, d’aménagements, de passions, de découvertes et d’erreurs que l’homme moyen reçoit et répartit de tous les côtés 1209 ».

La moyenne n’est donc pas seulement réductrice. Il est à cet égard significatif que Musil se soit constamment élevé contre l’illusion de la pensée analogique, celle qui consiste à appliquer le second principe de la thermodynamique 1210 au monde humain. Cette prétendue entropie de l’humanité engendre une pensée du déclin et de l’apocalypse (où l’on retrouve Spengler), qui n’est qu’une "intuition", au sens péjoratif que Musil donne à ce terme. Il l’affirme avec force, le rôle de l’homme moyen ne se cantonne pas à rétrécir le monde à ses propres limites, il est aussi ouverture à un certain possible, c’est-à-dire à de l’inattendu 1211

Etudiant les figures de l’événement et de l’exceptionnel chez Musil, il ne faut donc jamais oublier ce fond de l’homme moyen qui permet leur éclosion et leur essor. « La narration classique » avait pour objet l’événement unidimensionnel, schématisé par la flèche du temps qu’oriente la causalité, selon la logique du post hoc ergo propter hoc :

‘« …la loi de la narration classique ! De cet ordre simple qui permet de dire : "Quand cela se fut passé, ceci se produisit !" C’est la succession pure et simple, la reproduction de la diversité oppressante de la vie sous une forme unidimensionnelle, comme dirait un mathématicien, qui nous rassure ; l’alignement de tout ce qui s’est passé dans l’espace et le temps le long d’un fil, ce fameux "fil du récit" justement, avec lequel finit par se confondre le fil de la vie. Heureux celui qui peut dire "lorsque", "avant que" et "après que" ! Il peut bien lui être arrivé malheur, il peut s’être tordu dans les pires souffrances : aussitôt qu’il est en mesure de reproduire les événements dans la succession de leur déroulement temporel, il se sent aussi bien que si le soleil lui brillait sur le ventre. C’est ce dont le roman a tiré habilement profit » 1212

La nouvelle situation nous fait entrer dans une surface à deux dimensions. Le fil (du récit), la détermination, sont remplacés par la trame entrecroisée du tissu, sur laquelle peuvent se dessiner les motifs : « C’est la différence entre détermination et motivation. Dans le cas idéal, il n’y a qu’une seule possibilité de détermination, mais le nombre des motifs est infini 1213  ». L’hypothétique "causalité événementielle" enferme dans un cercle vicieux qui contraint et lie détermination causale et narrativité. Et croire que cette dernière permet à l’homme de construire son identité personnelle, de définir les contours de son "moi", n’est qu’une pauvre illusion, qui va de pair avec celle de la causalité historique.

La narrativité se construit sur fond de causalité, et c’est grâce à cette causalité narrative que l’homme se construit : c’est là le raisonnement habituel, celui de Forster par exemple, qui voyait dans la causalité le moyen pour qu’une chronique se transforme en une intrigue – c’est-à-dire devienne une narration. Or Musil le retourne complètement. Il montre que c’est sous l’effet d’une nécessité interne de narration, constructive de lui-même, que l’homme invente la causalité et la place au cœur de l’idée même de narration : « Ce serait assez difficile à comprendre si cet éternel tour de passe-passe de l’art narratif[…] ne faisait déjà partie intégrante de la vie. La plupart des hommes sont, dans leur rapport fondamental avec eux-mêmes, des narrateurs. Ils n’aiment pas la poésie, ou seulement par moments.[…] Ils aiment la succession bien réglée des faits parce qu’elle a toutes les apparences de la nécessité, et l’impression que leur vie suit un "cours" est pour eux comme un abri dans le chaos 1214  ». Pour Musil aussi raconter" naïvement", c’est donner au successif les apparences de la nécessité. Mais, ajoute-t-il, celle-ci n’est qu’une illusion, et la narrativité une pure création de l’esprit humain qui croit ainsi ordonner le cours des choses 1215 . Pour se rassurer, sans doute, en « donnant une signification au temps », selon le mot de Cesare Pavese 1216 … Ce serait la vertu cathartique de la narration… Mais qui imposerait aux événements un lien causal qu’ils n’ont pas par eux-mêmes – sauf à perdre leur caractère de nouveauté.

Alors, avec Musil, la causalité se brouille, comme si le sentiment créait sa propre cause : « en un certain sens, c’est toujours le tout que l’on croit éprouver qui est la cause de ce qu’on éprouve ». Citant la fameuse phrase de William James : « Nous ne pleurons pas parce que nous sommes tristes, nous sommes tristes parce que nous pleurons », il la commente ainsi : « on n’agit pas seulement comme on sent : on apprend assez vite à sentir comme on agit, quelles qu’en soient les raisons 1217  ». On imagine de quelles conséquences peut être un tel mouvement – y compris, bien sûr, d’un point de vue philosophique 1218 . Absente, la béquille de la causalité, donneuse de sens, ne permet plus l’assimilation de l’événement, sa prise en compte réelle.

Walter Benjamin l’avait montré, lui aussi. Le penseur allemand opposait l’ère de l’information, qui va de pair avec celle du roman, où « aucun événement n’arrive plus jusqu’à nous sans être accompagné d’explications », où « à peu près rien de ce qui advient ne profite à la narration » –, et l’époque de cette dernière, dans laquelle « l’événement n’est pas imposé au lecteur dans ses connexions logiques 1219  » : de l’ère de la transmission intergénérationnelle à celle du dépérissement de l’expérience, de l’ère de l’exemplarité pour autrui à celle de la solitude grandissante de l’individu, etc…

De cette ère de l’information relève sans doute l’essentiel de l’effort philosophique de conceptualisation de l’événement. Il a précisément consisté à neutraliser sa force de surgissement, en l’intégrant au sein d’une structure – très généralement d’une nécessité causale. A cet égard, et même si elle est habile, la « mise en intrigue » de Ricœur n’échappe sans doute pas à cette règle : elle appréhende l’événement, elle le comprend, assurant en définitive la victoire du sens sur sa violence. Ce qui crée la possibilité de ce que l’auteur de Temps et récit appelle l’identité narrative – mais en opérant une réduction radicale du caractère de nouveauté de l’événement. Or c’était, selon Benjamin, l’essentiel de la transmission de l’expérience.

La pratique romanesque de Musil comme ses écrits théoriques (si la distinction a un sens dans son cas…) récuse de telles analyses intégratives. Sa conception de l’événement préserve son caractère radicalement nouveau. D’une part la causalité est presque inversée : c’est l’événement qui invente sa propre situation, au sens que Musil donne à ce mot. Ensuite, toujours inattendu, l’événement outrepasse l’ensemble des causes qu’on pourra lui trouver. Un mot d’Hanna Arendt résume bien ces deux aspects : « L’événement éclaire son propre passé, il ne saurait en être déduit 1220  ».

Détaillons encore l’analyse et la pratique de Musil. Dans la première partie, nous avions observé que le milieu, notion centrale du roman balzacien, s’y définit comme une convergence de situations, d’antagonismes, sociaux ou autres, qui, gros de l’événement-catastrophe, finissent par le produire, et nous citions Maurice Bardèche : « La masse du roman doit peser sur une scène capitale, en vertu d’une sorte de loi presque mécanique de la narration ».

Dans le roman de Musil, telle n’est pas du tout la place de la situation. Beaucoup plus complexes y sont les relations avec l’exceptionnel, l’événement. On va voir que dans L’homme sans qualités, ceux-ci se résument pour l’essentiel dans l’extase mystique du sentiment. Or dans cette extase, cause et effet échangent constamment leurs places. Mais surtout, dépassant et subsumant ses déterminations, l’extase mystique est bel et bien « sur-numéraire 1221  » par rapport à toutes les situations : ainsi par rapport à « l’Action Parallèle », dont elle est pourtant, mais pour une part seulement, issue. Bien loin de la narration de l’ère de l’information, de cette « narration primitive » pour « nourrices », Musil veut inventer un récit qui évite de donner au successif les apparences de la nécessité.

Notes
1167.

De l’anarchie comme battement d’ailes, t. III, Syllepse, 2002, p. 31.

1168.

Op. Cit., pp. 560 et 535. Abréviations utilisées : HSQ I, HSQ II.

1169.

Respectivement : « La crise du roman »[1931 ?], Essais, trad. P. Jaccottet, Seuil, 1984, p. 384, et lettre à Johannes von Allesch (15 mars 1931), in Lettres, trad. P. Jaccottet, Seuil, 1987, p. 179.

1170.

HSQ I, pp. 9-12.

1173.

J’emploie à dessein ce terme, dont on verra que l’acception, chez Musil, est assez proche de sa définition mathématique.

1174.

François FURET, L’Atelier de l’Histoire[1982], Préface, Champs Flammarion, 1988, pp. 15 et 23. Paul VEYNE, « L’Histoire Conceptualisante », in Faire de l’histoire, t. I : Nouveaux Problèmes, Gallimard, 1974, pp. 62-92 (p. 67).

1175.

Selon le titre de l’ouvrage de Paul VEYNE, où se rencontrent les mêmes expressions : « l’histoire est un roman vrai » (Seuil, 1971, p. 10). Voir Sartre, parlant de L’idiot de la famille : « Je voudrais qu’on lise mon étude comme un roman puisque c’est l’histoire, en effet, d’un apprentissage qui conduit à l’échec de toute une vie. Je voudrais en même temps qu’on le lise en pensant que c’est la vérité, que c’est un roman vrai » (Situations X, Gallimard, 1976, p. 94. Cité par François NOUDELMANN, « Roman spéculatif et vérité spéculaire », in Récits de la pensée. Etudes sur le roman et l’essai, sous la dir. de G. Philippe, Centre d’Etudes du roman et du romanesque, Université de Picardie-Jules Verne, SEDES, 2000, p. 24). 

1176.

Une étude serrée des dates et des éventuelles références en particulier chez Marc Bloch et Lucien Febvre serait à faire. Rappelons simplement que la sortie du premier numéro des Annales, acte de naissance des nouvelles conceptions de l’histoire, est de 1929 : à cette date, Proust et Kafka sont déjà morts, Ulysse est en librairie depuis1922, Faulkner publie Le Bruit et la Fureur, Virginia Woolf a publié plusieurs romans majeurs, dont Madame Dalloway et La Promenade au Phare. Le premier volume de L’homme sans qualités sort en octobre 1930, et les Somnambules en 1931 et 1932. Il y a bien, a minima, conjonction – ainsi d’ailleurs qu’avec les nouveaux courants artistiques qui révolutionnent les formes dans tous les arts : cubisme, surréalisme et art abstrait en peinture et sculpture, dodécaphonisme en musique, Bauhaus en architecture…

1177.

Du miel aux cendres, Op. Cit., p. 408.

1178.

J’aurai à revenir sur la notion d’"événement historique", dans l’étude du roman lié à celui d’Auschwitz.

1179.

Lucien FEBVRE, Combats pour l’Histoire, A. Colin, 1953, pp. 116-117. Voir également Marc BLOCH : « Face à l’immense et confuse réalité, l’historien est nécessairement amené à y découper le point d’application de ses outils ; par suite, à faire en elle un choix » (Apologie pour l’Histoire[1942], A. Colin, 1993, p. 81).Ou, plus récemment, Paul VEYNE : « Les historiens racontent des intrigues, qui sont comme autant d’itinéraires qu’ils tracent à leur guise à travers le très objectif champ événementiel ; aucun historien ne décrit la totalité de ce champ, car un itinéraire doit choisir et ne peut passer partout.[…] Les événements ne sont pas des choses, des objets consistants, des substances ; ils sont un découpage que nous opérons librement dans la réalité… » (Comment on écrit l’histoire, Op. Cit., p. 51).

1180.

Fernand BRAUDEL : « Cette histoire-récit a toujours la prétention de dire "les choses comme elles se sont réellement passées". En réalité, elle se présente comme une interprétation, à sa manière sournoise, comme une authentique philosophie de l’histoire. Pour elle, la vie des hommes est dominée par des accidents dramatiques ; par le jeu des êtres exceptionnels qui y surgissent, maîtres souvent de leur destin et plus encore du nôtre » (Ecrits sur l’Histoire, Paris, Flammarion, 1969, p. 22-23).

1181.

« Réflexions d’un lent »[1933], Essais, Op. Cit., p. 395.

1182.

Don Ciccio, le détective de Carlo Emilio GADDA, ne pense pas autrement, lorsqu’il enquête sur un crime : « Il soutenait, entre autre choses, que les catastrophes inopinées ne sont jamais la conséquence ou l’effet, comme on voudra, d’un seul et unique motif, d’une cause au singulier, mais l’équivalent d’un tourbillon, d’un point de dépression cyclonique dans la conscience du monde : point vers lequel ont convergé toute une multiplicité de facteurs conspirants » (L’affreux pastis de la rue des Merles [1938-1957], trad. L. Bonalumi, Points Seuil, 1983, p. 12).

1183.

HSQ II, pp. 1013-1014 : « Appliquée à la guerre mondiale, cette recherche de la cause et du responsable a eu le résultat négatif hautement positif que la cause était partout et en chacun ». Dans Etant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation[1998], le philosophe Jean-Luc MARION entreprend d’élaborer une spécification phénoménologique de l’événement. Or, curieusement, nulle part il ne cite Musil. Il écrit pourtant ceci à propos de la Première Guerre Mondiale : cet « événement accepte toutes les causalités qu’on lui voudra assigner. Mais cette surabondance interdit précisément de lui assigner une cause, et même de le comprendre par une combinaison de causes. En effet, ce qui le qualifie comme événement tient à ce que ces causes résultent elle-mêmes toutes d’un surgissement incommensurable à elles. Nous les poursuivons parce que l’événement advint par soi, loin qu’il soit advenu par suite de ce qu’elles nous apprennent » (PUF, coll. Epiméthée, 1998, p. 237). Ce qui ressemble fort à un commentaire de ce passage de HSQ… 

1184.

« L’allemand comme symptôme »[1923], Essais, Op. Cit., p. 350. Voir p. 354 : « Le mouvement de l’histoire n’est pas celui d’une boule de billard qui, une fois heurtée, suit une trajectoire déterminée ; il ressemble plutôt à celui des nuages, lequel, tout en obéissant aux lois de la physique, se trouve soumis aussi à l’influence de quelque chose que l’on peut bien appeler une coïncidence de faits[…]. Qu’il y ait ou non une agglomération, un massif montagneux à proximité pour en modifier la direction, ou quelque autre influence concurrente, toutes ces circonstances qui font la météorologie restent dans leur coïncidence, même calculables, des faits et non des lois. Il en va de même quand un homme flâne dans les rues, attiré tantôt par l’ombre, tantôt par un groupe de passants, tantôt par une bizarre imbrication de façades, et qu’un autre, le croisant "par hasard", lui dit quelque chose qui le fait choisir un itinéraire particulier, de sorte qu’il finit par se retrouver en un lieu inconnu et où il n’avait pas songé à se rendre : là aussi, le moindre pas de ce nouveau trajet est commandé par la nécessité, mais la succession des nécessités particulières n’offre pas de cohérence. Que je me trouve soudain là est un fait, un résultat ; et le qualifie-t-on de nécessaire – parce que toute chose, en définitive, a ses causes –, cela prend le caractère d’une protestation au nom de la causalité qui restera sans effet, parce que nous ne pourrons jamais la soutenir. Ce caractère de fait, de chose individuelle, soumise à un devenir, à un déroulement, (à un fourvoiement aussi bien), l’homme en tant que mélange de types le partage avec les événements historiques, les nations et les civilisations.[…] Il s’agit, non pas d’une phase d’un processus régi par une loi, non pas d’un destin, mais, simplement, d’une situation ». L’idée de situation est centrale dans la pensée de Musil, on le verra.

1185.

« Quelle drôle d’histoire que l’Histoire ! On pouvait affirmer avec certitude de tel ou tel événement qu’il avait trouvé, ou trouverait certainement sa place en elle ; mais que cet événement eût véritablement eu lieu, cela n’était pas sûr. Car, pour qu’un événement ait lieu, il faut bien aussi qu’il ait lieu dans une année précise et non pas dans une autre ou pas du tout ; et il faut encore que ce soit bien lui qui ait lieu, et non pas un événement analogue ou tout à fait identique » (HSQ I, p. 430).

1186.

HSQ II, pp. 1013-1014.

1187.

Très grossièrement, la cause demeure dans le modèle aristotélicien de la substance et des accidents. La fonction (dont le nom et la notation remontent, en mathématiques, à Leibniz et Euler), privilégiant l’aspect relationnel, désubstantialise ses objets d’étude (voit notamment Pierre BOURDIEU, Science de la science et réflexivité, Raisons d’Agir, 2001, p. 98-99, et les références à l’ouvrage d’Ernst Cassirer, Substance et fonction).

1188.

HSQ I, pp. 775-776. La comparaison avec la distinction opérée par Walter Benjamin entre Erfahrung et Erlebnis, dont nous avons vu les conséquences, pourrait être éclairante…

1189.

HSQ II, p. 486.

1190.

HSQ I, p. 684. Voir les Essais (Op. Cit., p. 137) : « Je ne peux m’empêcher de penser à l’homme fameux qui passe sous le fameux toit dont une tuile se détache. Etait-ce une nécessité ? Sûrement oui et sûrement non. Que la fameuse tuile se soit détachée et que le fameux homme soit passé, voilà qui, sans nul doute, a un lien avec la loi et la nécessité ; mais que ces deux faits se soient produits au même moment n’en a aucun, à moins de croire au bon Dieu ou au règne, dans l’histoire, d’une raison plus puissante encore. De là qu’on peut bien conclure de Dieu ou d’un Ordre supérieur aux accidents, mais non l’inverse » (« L’Europe désemparée »[1922]).

1191.

De la même façon, dans « Tonka » (nouvelle de 1924), la probabilité pour que l’héroïne éponyme tombe à la fois enceinte et malade des œuvres de son amant est « pratiquement, égale à zéro », car « la vie du monde repose sur le fait que l’on n’est pas obligé de tenir compte de toutes les possibilités, que les extrêmes, pratiquement, ne se réalisent jamais. Mais théoriquement ? Le vieux médecin chez qui il avait conduit Tonka au début, une fois qu’ils s’étaient retrouvés seuls, avait haussé les épaules : était-ce possible ? Sûrement pas impossible… » (Trois femmes suivi de Noces, trad. P. Jaccottet, Points Seuil, 1983, pp. 98-99).

1192.

Jacques BOUVERESSE a montré que ce qui intéresse Musil dans les applications du calcul des probabilités, c’est « le fait que, même là où les choses donnent l’impression de pouvoir tourner aussi bien dans un sens que dans l’autre, il est néanmoins possible de formuler des régularités et des lois » : « L’essentiel des événements fortuits : on ne peut pas les expliquer à partir de connexions causales. S’il y a entre eux une régularité, alors elle est d’une nature autre que causale. La causalité ne suffit pas pour expliquer toutes les régularités. Il faut ajouter à cela le fait que nous appelons la loi des grands nombres et qui fait que les irrégularités que les événements fortuits introduisent dans le monde disparaissent à nouveau dans le résultat global » (Journaux, I, p. 568. Cités et traduits par J. Bouveresse, L’homme probable. Robert Musil, le hasard, la moyenne et l’escargot de l’histoire, Combas, Ed. de l’Eclat, 1993, p. 184).

1193.

« Pour former et fortifier une moyenne, il faut donc que les valeurs supérieures ou particulières soient beaucoup moins fréquentes que les valeurs moyennes, qu’elles ne se présentent presque jamais. […] le fait que, dans l’histoire aussi, les créations unilatérales et la réalisation intégrale d’expériences extrêmes n’ont duré que rarement correspond visiblement à la faible probabilité des valeurs "aux limites" » (HSQ II, p. 484).

1194.

Robert Musil et la question anthropologique, PUF, coll. "Perspectives germaniques", 2000, p. 101.

1195.

« Quelques réflexions »[avant 1925] et « A propos des livres de Robert Musil »[1913], Essais, Op. Cit., pp. 585 et 50.

1196.

Lettre à Karl Baedeker du 16 août 1935 (Lettres, Op. Cit., p. 234). Ce n’est que dans le roman qu’on va trouver « la vie exacte, essentielle, épurée de la causalité et de la répétition de l’insignifiant », écrit C. Magris (L’anneau de Clarisse, Op. Cit., p. 369), la vie dépouillée « de cette enveloppe de graisse qui vous fait croire que la réalité est chose toute ronde » (HSQ, cité par Magris, ibid.). Magris cite une phrase qui ne figure pas dans la version française de L’homme sans qualités : « l’histoire de ce roman se trouve dire que l’histoire qui devait y être racontée n’est pas racontée », qu’il commente ainsi : « Le racontable est éliminé du roman, parce que le racontable présuppose la vie et le sens de la vie, l’épique fondé sur l’unité du monde et de l’individu, sur une multiplicité éclairée et ordonnée par une signification et par une valeur » (Ibid., p. 368).

1197.

« Le problème de l’essence du probable semble de plus en plus vouloir se substituer au problème de l’essence de la vérité » (HSQ II, pp. 486-487).

1198.

Journaux II, p. 181. HSQ II, p. 483.

1199.

Bouveresse, L’homme probable, Op. Cit., pp. 176-178, pp. 273 et 280.

1200.

« Je ne suis absolument pas un pessimiste. Il est vrai que je n’aime pas beaucoup l’"homme", l’espèce humaine; mais j’aime les tâches qui lui sont imposées et les possibilités qui lui sont offertes » (15 mars 1934, Lettres, Op. Cit., p. 217). Toujours le possible…

1201.

Journaux II, p. 64, et I, p. 549 et 579.

1202.

Voir les réflexions d’Ulrich sur le génie, « considéré comme une hiérarchie de la réussite », comme « pas au-delà de quelque chose dont la valeur est déjà établie » (HSQ II, p. 493). Musil est loin du naturalisme, et de la phrase de Maupassant citée plus haut (« On veut faire, pour ainsi dire, une moyenne des événements humains »), qui a un tout autre sens : la moyenne s’impose à l’écrivain qui ne doit pas choisir les "écarts" de la vie, mais la plus grande généralité.

1203.

Florence VATAN (Op. Cit., pp. 7-8) a montré que cette notion de situation s’est sans doute constituée chez Musil d’une part à partir des écrits ethnologiques de Lucien Lévy-Bruhl sur l’importance des représentations collectives dans la construction sociale de l’individu ; d’autre part à partir des travaux de l’école berlinoise de la "psychologie de la forme" (la Gestalt Theorie), qui soutient que la « réalité phénoménale est structurée par des formes globales irréductibles à la somme de leurs éléments », formes « qui structurent le domaine de la perception, de la pensée, de la vie sociale et de la conduite de l’existence en son ensemble ». Musil étend cette théorie à l’étude du "moi" et de la "personne", « entités qui ne peuvent être pensées indépendamment des contextes et des modes d’interaction qui les définissent ».

1204.

HSQ II, p. 24. Voir aussi HSQ I, pp. 435-436 : « Ulrich exposait son programme : vivre l’histoire des idées, et non plus l’histoire du monde. La différence, fit-il remarquer au préalable, serait moins dans l’événement que dans la signification qu’on lui donnerait, l’intention qu’on y attacherait et le système où on l’inclurait.[…] Toutes ces considérations, affirma Ulrich, pouvaient se résumer ainsi : nous nous soucions trop peu de ce qui arrive, et beaucoup trop de savoir quand, où et à qui c’est arrivé, de telle sorte que nous donnons de l’importance non pas à l’esprit des événements, mais à leur fable[…]. La conclusion était qu’il fallait considérer les événements un peu moins comme quelque chose de personnel et de concret et un peu plus comme quelque chose de général et d’abstrait, ou encore avec le même détachement que si ces événements étaient simplement peints ou chantés. Il fallait non pas les ramener à soi, mais les diriger vers l’extérieur et vers le haut ».

1205.

Journaux I, p. 181. Il faut là encore entendre le terme de fonction dans son sens mathématique, il me semble.

1206.

« L’allemand comme symptôme », Essais, Op. Cit., p. 353. HSQ I, p. 430.

1207.

Bouveresse encore : « Musil ne croit pas que notre époque manque de génies, d’individus capables d’imaginer et de proposer des solutions inédites et des changements significatifs[…]. Ce qui lui manque est, selon lui, avant tout le type d’organisation qui donnerait aux efforts des individus créateurs des chances d’être pris au sérieux et éventuellement d’aboutir » (La voix de l’âme et les chemins de l’esprit. Dix études sur Robert Musil, Seuil, coll. Liber, 2001, p. 219).

1208.

Bouveresse, Ibid., p. 176.

1209.

HSQ II, p. 484. 

1210.

Selon ce principe, « l’évolution s’effectue toujours dans le sens qui va du moins probable au plus probable ». Alors « les choses s’acheminent[…]vers un état final d’indifférenciation et d’équilibre complets dans lequel plus aucun événement ne pourra avoir lieu » (Bouveresse, L’homme probable, Op. Cit., p. 176).

1211.

« Ce que d’autres percevaient comme un simple désordre qui ne peut que s’aggraver ou un déclin auquel l’humanité semble condamnée[…], Musil le voyait au contraire comme une possibilité qui nous est peut-être offerte pour l’invention d’un homme nouveau ou de nouvelles possibilités d’être homme » (Ibid., p. 179).

1212.

HSQ I, p. 775.

1213.

Journaux I, p. 578.

1214.

HSQ I, pp. 775-776.

1215.

: « Ce serait solliciter par trop la croyance en la nécessité historique que de chercher, dans toutes les décisions que nous avons subies, l’expression d’un sens cohérent. On peut bien, par exemple, après coup, voir dans l’échec de la diplomatie et de la stratégie allemandes une nécessité ; chacun n’en sait pas moins que les choses auraient pu aussi bien tourner autrement, et que la décision a tenu, plus d’une fois, à un cheveu. A croire que le cours des événements n’est nullement nécessaire, et ne tolère qu’après coup ce qualificatif » (« L’Europe désemparée », Essais, Op. Cit., p. 137).

1216.

A plusieurs reprises, dans son journal intime, l’écrivain italien fait des réflexions très proches de celles de Musil. Par exemple, le 12 avril 1941 : « L’un des plaisirs humains les moins observés est celui de se préparer des événements à échéance, de s’organiser un groupe d’événements qui aient une construction, une logique, un commencement et une fin. La fin est aperçue presque comme une acmé sentimentale, une joyeuse ou flatteuse crise de connaissance de soi. Cela s’étend à la construction d’une réponse du tac au tac à celle d’une vie. Et qu’est-ce que cela sinon la prémisse du fait de narrer ? L’art narratif apaise justement ce goût profond. Le plaisir de raconter et d’écouter, c’est de voir se disposer des faits selon ce graphique. A la moitié d’un récit, on se retourne vers les prémisses et on a le plaisir de retrouver des raisons, des clefs, des motivations causales. Que fait-on d’autre quand on repense à son passé et qu’on se plaît à y reconnaître les signes du présent ou de ce qui se passera ensuite ? Cette construction donne en substance une signification au temps. Et le fait de narrer est en somme seulement un moyen de le mythologiser, un moyen de lui échapper. » (Le métier de vivre, trad. de l’italien par M. Arnaud, Folio Gallimard, 2002, pp. 266-267).

1217.

HSQ II, p. 781 et 677-678.

1218.

On peut penser au Nietzsche du Crépuscule des idoles, au Sartre de L’être et le néant.

1219.

« Le narrateur », Op. Cit., pp. 145-146.

1220.

« Non seulement la signification véritable de tout événement dépasse toujours toutes les "causes" passées qu’on peut lui assigner[…] mais le passé n’advient qu’avec l’événement en question. C’est uniquement lorsque quelque chose d’irréversible s’est produit que nous pouvons même seulement tenter d’en retrouver à rebours l’histoire. L’événement éclaire son propre passé, il ne saurait en être déduit » (La nature du totalitarisme, trad. de l’allemand par M.I.B. de Launay, Payot, 1990, pp. 54-55).

Plusieurs philosophes ont tenté d’éclairer ces deux caractères de l’événement. Claude Romano écrit par exemple : « l’événement est ce qui ouvre à lui-même, donne accès à soi et, loin de se soumettre à une condition préalable, fournit la condition de son propre avènement » (L’événement et le monde, Op. Cit., p. 60). Jean-Luc Marion (Etant donné, Op. Cit., pp. 229 à 236) parle quant à lui de l’incausabilité de l’événement : les phénomènes, en tant qu’événements, « apparaissent et se laissent d’autant mieux comprendre qu’ils se dérobent d’un même geste à l’empire de la cause et au statut d’effet. Moins ils se laissent inscrire dans la causalité, plus ils se montrent et se rendent intelligibles comme tels ». D’où il s’ensuit : 1°) que « l’événement précède sa cause (ou ses causes). Le privilège temporel de l’effet – lui seul surgit au et en présent, se donne – implique que toute connaissance commence par l’événement de l’effet ; car sans l’effet, il n’y aurait ni sens ni nécessité à s’enquérir de la cause » ; 2°) que, « en tant que phénomène donné, l’événement n’a pas de cause adéquate et ne peut pas en avoir », car « l’événement – précisément parce qu’il a en propre de surgir par arrivage – dépasse la mesure et l’entendement, donc s’excepte de toute cause adéquate ».

1221.

C’est le mot d’Alain BADIOU. Selon son analyse, un « site n’est événementiel que dans la qualification rétroactive de l’événement ». C’est donc l’événement qui invente son site (sa situation donc, pour Musil). Rien ne rendait prévisible la Révolution Française, elle n’avait pas de « site », c’est l’événement de son advenue qui transforme son passé en « site événementiel ». De plus, l’événement n’est pas entièrement déterminé par son « site ». Il n’est donc jamais prisonnier de sa causalité. Toujours « indécidable », toujours un pas au-delà, il la dépasse. En ce sens, il est « sur-numéraire » (« Méditation 17 : Le mathème de l’événement », L’Être et l’événement, Seuil, coll. "L’ordre philosophique", 1988, pp. 199-204). Si l’ouvrage de Badiou, qui s’appuie sur la logique formelle, donne quelques pistes intéressantes, il « confine parfois à l’abscons », comme l’écrit Emmanuel BOISSET (« L’événement est inadmissible, d’ailleurs il n’existe pas », in Que se passe-t-il ?, Op. Cit., pp. 57-77)…