La voie mystique de la vache…

Les situations événementielles constituent donc l’essentiel du roman – en tout cas en quantité. Mais ouvrent-elles sur des événements ? Parfois. Et en particulier sur l’instant « mystique », cet instant où le futur, restant ouvert à la multitude des possibles, n’est pas déterminé.

L’extase mystique est sans aucun doute le suprême "essai", indépassable. Plus que d’autres, elle exige la précision, le maximum de rigueur, tant la pente naturelle fait verser dans ces descriptions qui « ressemblent aux images un peu monotones dont un poète de l’amour orne son thème », ces « banales histoires personnelles », ces « vieilles rengaines pieuses ». Bien dommage, dit Ulrich, que les mystiques ne soient bien souvent que gens incultes – en particulier dans les matières scientifiques : « on ne regrettera jamais assez que les maîtres des sciences exactes n’aient pas de vision ». Pour dire ces expériences, le personnage de Musil en appelle à un homme nouveau, « sans qualités », capable de réconcilier « les mathématiques et la mystique 1248  »…

A certains égards proche de l’extase mystique déjà rencontrée chez Broch, voire chez Virginia Woolf, cette "ek-stase", si liée à l’« autre état », est peut-être le fin mot de la « philosophie de l’essayisme 1249  » de Musil. Voici d’abord comment il décrit sa « forme contemplative », où l’on a « le sentiment de s’abîmer, de se dissoudre, d’être porté » :

« Alors que, dans l’état ordinaire, le moi prend possession du monde, dans l’autre état, le monde afflue vers le moi ou se confond avec lui ou le porte, etc. (passif au lieu d’actif). On a part aux choses (comprend leur langage). Dans cet état, l’acte de compréhension n’est pas impersonnel (objectif), mais se manifeste de façon personnelle comme un accord parfait entre sujet et objet. Au fond, dans cet état, on sait tout à l’avance, et les choses ne font que le confirmer. (Connaître, c’est reconnaître) » 1250

On peut entendre ici certaines résonances platoniciennes. Mais qu’est-ce donc que cet « autre état » dans lequel Musil nous fait pénétrer, et autour duquel nous tournons depuis un certain temps ?

D’abord il faut dire que ce n’est pas vraiment un "état". Dans le chapitre 71 de la troisième partie, Agathe lit les notes où Ulrich résume les trois principales théories psychologiques alors à la mode. Chacune propose une définition du sentiment qui ne satisfait guère Ulrich. Il en vient rapidement à penser que « la question de savoir s’il s’agit d’un état ou d’un phénomène n’est qu’une fausse question », puis que « la distinction entre état et phénomène relève plutôt du langage que de l’observation 1251  ». Processus et état ne sont pas structurellement contradictoires, et il apparaîtra que l’« autre état » se définit plus largement par ses voies d’accès.

Dans la même logique, Musil esquisse une analyse de la formation du sens dans le "poème" qui va nous aider à comprendre sa démarche : « l’événement central dans le poème est celui de la formation de sens et celle-ci a lieu d’après des lois qui s’écartent de celles de la pensée du réel sans perdre le contact avec elles 1252  ». L’important dans le "poème" n’est pas le résultat réalisé, mais le temps de la formation, du processus, du poiein. Il est loisible alors d’analyser cette formation par le biais de l’essayisme, où le mouvement de la pensée est décomposé, distribué dans les différents personnages, dans les différentes sphères de la société. Et le subjonctif est le temps de cette analyse, où forme et contenu demeurent indissociables. J’ai largement détaillé les implications et les modes de fonctionnement de ce chemin.

Une autre page importante des Essais semble suggérer qu'à côté de cette « pensée de l’essayiste », lente, laborieuse sans doute, il existe une autre voie d’accès, plus immédiate, à l’ "autre état", à cette « deuxième dimension de la pensée » :

‘« Une pensée devenue soudain vivante et qui opère en un éclair la refonte de tout un complexe de sentiments (comme l’incarne de façon si frappante la conversion de Saul en Paul à Damas), de sorte que, tout à coup, l’on se comprend et comprend le monde, autrement : telle est la connaissance intuitive au sens mystique. C’est aussi, dans une mesure plus faible, le mouvement constant de la pensée de l’essayiste. Des sentiments, des pensées et des complexes de volontés y sont intéressés. Ce sont là des fonctions normales, non exceptionnelles. Mais le fil d’une pensée, en tirant sur les autres, les déplace, et ce sont ces déplacements – même purement virtuels – qui conditionnent la compréhension, la résonance, la deuxième dimension de la pensée » 1253

Le second chemin serait donc celui où « la pensée devient soudain vivante », « opère en un éclair », celui de l’instantanéité… Musil n’évacue donc pas ces moments où le sens surgit de façon immédiate, inattendue – ces instants mystiques, qui, ne l’oublions cependant pas, ont eux aussi besoin de « maîtres des sciences exactes 1254  » pour les transcrire. Quand et comment adviennent-ils ? De quoi sont-ils faits ? Comment en rendre compte ?

L’événement dont il est question dans cet écrit de 1914 qui, déjà, traite de l’essai, est la conversion de saint Paul sur le chemin de Damas. Le bouleversement subit qui s’opère dans la compréhension du monde 1255 du saint, cette « refonte de tout un complexe de sentiments » que traduit bien le mot de conversion serait donc une première caractéristique de l’instant mystique.

Le religieux comme voie d’accès privilégiée à l’"autre état" ? S’il est d’essence mystique, ce serait assez logique. C’est pourtant loin d’être l’idée d’Ulrich 1256 – et de Musil. Dans cette même page des Essais, il précise que le mystique prétend à une connaissance de la transcendance, tandis que l’essayiste se « contentera » d’une exigence de « transformation de l’homme ». Il conviendrait donc de retirer à l’instant mystique sa prétention intuitive à la connaissance, en lui ouvrant les voies plus humaines du savoir… Sortons de l’attitude de soumission caractéristique de celui qui croit que Dieu décide où et quand sa grâce nous « tombera dessus », de l’acte de foi à la manière de saint Paul, si proche de la posture stoïcienne 1257 . Non pas réduction du savoir, non pas malgré lui,la "foi" doit être selon le savoir, subordonnée à lui. A l’encontre de toute limitation de son champ, il s’agit de suivre « un discours de la méthode de ce qu’on ne sait pas 1258  ». Vraiment, il convient d’être prudent sur la qualification de mystique donnée à ces instants, quand surgit une nouvelle façon d’appréhender le monde…

En discutant avec Agathe à propos de ces instants, de ces événements majeurs de l’expérience humaine, Ulrich renvoie dos à dos les explications trop faciles par l’illumination divine et par ce qu’il nommait le « passe-partout de l’intuition » : « Ulrich se mit à parler de l’erreur qu’il y avait à interpréter les expériences dont ils parlaient comme s’il ne se produisait pas simplement en elles une modification particulière de la pensée, mais bien comme si une pensée supra-humaine y prenait la place de la pensée ordinaire. Qu’on appelât cette pensée illumination divine ou seulement, à la mode de l’époque, intuition, il voyait là le premier obstacle à toute compréhension réelle ». C’est que ce « second état, bien défini, extraordinaire, capital, auquel l’homme est capable d’accéder », étant « plus ancien que toute religion », ne relève pas d’un quelconque « système théologique ou cosmogonique ». Ce pourquoi d’ailleurs les religions actuelles le craignent : ne pouvant le contrôler, elles lui collent l’étiquette, là encore trop commode, de « délire religieux ou délire érotique 1259  ». Ulrich proclame la fausseté de la lecture chrétienne de l’expérience mystique, qu’elle aille dans le sens de la grâce divine ou dans celui de la folie.

Explorons donc un autre chemin. L’art serait-il plus approprié ? C’est cette fois dans la biographie même de Musil qu’on peut lire le compte-rendu d’une expérience singulière, expérience peut-être à l’origine de l’idée même de l’« autre état ». Il revient à plusieurs reprises  sur un concert du fameux pianiste Ignacy Paderewski, le 18 novembre 1901 1260 :

‘« Un jour, alors que j’avais entendu la veille un pianiste célèbre, la forme qu’avaient fait naître en moi ses incroyables accords était encore présente à mon oreille, lorsque je sus que je devais, ou que j’allais rencontrer une femme dont la silhouette serait identique à la forme des notes qui continuaient de retentir en moi. Au même instant, je me sentis littéralement envahi par le sentiment d’une vie spirituelle complètement transformée, une vie dont la place était à côté de cette femme. Il m’en resta la conscience que cette représentation d’une possibilité de vivre autrement qui m’avait détourné de mon existence ordinaire de façon aussi subite échappait au visible : il ne m’en restait qu’un souvenir sonore privé de contenu, vague, évanescent. Je ressentis quelque chose dont je n’avais jamais eu connaissance auparavant.[…] malgré moi, je fus amené à penser et à comprendre tout autrement, d’une façon dont j’aurais été incapable auparavant » 1261

Nouvelle compréhension du monde, transformation complète de la « vie spirituelle », évanescence de l’expérience : toutes les caractéristiques de l’extase mystique de saint Paul sont présentes. Débarrassée qu’elle est des scories de la foi, l’émotion artistique serait-elle alors une meilleure voie d’accès à l’« autre état » ? Là non plus, rien n’est moins sûr.

Certes, de tels retournements de perspective peuvent se produire à l’occasion d’une intense émotion artistique. Pourrait-on alors concevoir une sorte de méthode, qui permettrait presque de les provoquer sur commande, à l’occasion d’un concert, d’une exposition, d’une lecture ? C’est très loin de la pensée de Musil. Il va nous signifier qu’ils n’ont nul besoin de tels supports pour surgir, et même, comme Virginia Woolf, que ces instants sont, dans la vie, imprévisibles et rares.

Il serait beaucoup plus juste de dire que pour Musil l’art n’est qu’un autre nom de l’« autre état ». Lui accorder le pouvoir, tout extérieur, d’accès à l’expérience mystique, c’est lui conférer un statut d’idéalisation analogue à celui de la foi – c’est le rendre transcendant. Comme le "poème" était formation du sens, ce n’est que dans et à travers les œuvres d’art que « l’autre état » existe. Sous peine de n’être qu’« événementelet » : tel « mouvement (impressionnisme, naturalisme, art moderne) aura sans aucun doute l’honneur[…] de passer pour un événement, ou événementelet, historique. Or, dans tout mouvement de ce genre, il y a une infinité de fonctions d’importance infiniment diverse pour lesquelles il faut trouver, si l’on veut qu’il prenne corps, les hommes qui conviennent 1262  ». C’est donc bien, là encore, en situation, que les fonctions qui le constituent réalisent le mouvement artistique. Comme le dit Meingast, personnage inspiré de la figure de Nietzsche, l’art « n’idéalise pas, mais réalise », précisant : « Pour atteindre à l’essentiel, il faut rompre avec l’idée que l’art exalte ou embellit quelque chose en nous 1263  ».

C’est ici que Musil élabore sa théorie la plus fine de l’expérience mystique. Dans une des ébauches de la fin du roman 1264 , Ulrich opère une distinction entre « "se trouver dans l’état de son idéal" et "se trouver dans l’état de l’action pour son idéal", distinction dans laquelle ou bien le second dans était en réalité un pour, ou bien la relation en question avec l’action était d’ordre exceptionnel, extatique ».

Il y a donc d’un côté la « vie-pour », à rapprocher de l’événement romanesque "classique", de l’autre la « vie-dans », qui représente l’événement mystique de la communion avec autrui et le monde. Le roman que Musil rejette, c’est le premier : rien ne s’y accomplit, il ne fait que demeurer comme en parallèle au monde, se contentant de sa description, sans souci d’y rien changer, bien au contraire, sans « souci d’aboutir ». Les événements ne servent que de faire-valoir, ne sont que confirmation de la bonne marche du monde : où le roman, en son essence, est conservateur 1265 .

C’est que la "vie-pour" n’est qu’un ersatz de vie. Elle consiste à « remplacer son état idéal par son idéalisme. C’est une vie préliminaire : au lieu de vivre, on aspire : on tend de toutes ses forces à l’accomplissement, mais on est débarrassé du souci d’aboutir. Vivre pour quelque chose est le succédané définitif de la vie-dans.[…On réussit] à remplacer le désir par l’activité-pour-le-désir ». On fuit l’accomplissement. Comme le dit le titre du chapitre, « les hommes, à être bons, beaux et véridiques, préfèrent vouloir l’être », et « l’état d’activité [devient], essentiellement, une falsification d’un autre état dont il naissait et qu’il feignait de servir ». On est dans le faux semblant, dans les événements inutiles et vains car, loin de changer quoi que ce soit à la marche du monde, ils ne font que confirmer l’ordre social existant.

C’en est assez de la fuite en avant du quotidien et de sa dérisoire « activité-pour-le-désir », objet du roman pour « nourrices ». Il faut accepter le risque de « la vie-dans ». La fiction qui lui correspond, celle vraiment digne d’être tentée (et revoilà l’essayisme), c’est celle qui part à la poursuite du seul événement véritable, le seul qui soit vraiment révolutionnaire : celui où le désir trouve la voie de son accomplissement, mystique et rare. L’extase que doit poursuivre le roman nouveau, c’est celle de cet instant mystique de la réalisation. Il n’y aurait pas d’événements dans L’Homme sans qualités, comme on l’a peut-être dit un peu vite 1266  ? Au contraire, dirait Musil, son roman se concentre sur les seuls événements vraiment racontables, parce que non insignifiants, sur ces instants de "vie-dans" où s’effectue dans et par le langage la communion mystique avec autrui et le monde, un peu à la manière de Broch.

Un paroxysme des sentiments est ici atteint, exacerbés dans une « cime de l’émotion ». Dans l’autre état on reconnaît la « passion du premier coup d’œil au fait qu’en elle non seulement le Moi, mais le monde aussi brûle », on atteint « des degrés extrêmes d’un sentiment », « c’est un état d’extraordinaire puissance intérieure confondue avec la puissance du monde 1267  ». Les formules abondent.

Un important article des Essais fait le point sur ces questions 1268 . Il commence par une description de l’expérience mystique : « le vouloir se dénoue, nous ne sommes plus nous-mêmes, et pourtant, pour la première fois, nous sommes nous-mêmes ». Dans de tels instants, nous dit Musil, se produisent « des révélations affectives, de grands transferts intérieurs et des décisions capitales qui semblent surgir du néant devant celui qui les vit ». Il s’agit là d’une description somme toute assez classique de « l’état d’éveil » dont ont si souvent parlé les mystiques.

Puis Musil propose trois lectures, trois interprétations de ces états. Ils peuvent d’abord servir, par comparaison avec « d’autres expériences vécues », d’étalonnage et d’instruments de mesure du fonctionnement intérieur de l’esprit humain. Ce serait la voie de la psychanalyse. La seconde serait la lecture religieuse, qui y voit un appel divin : on a vu le scepticisme que Musil professait à son égard.

C’est la troisième voie qui en fait l’intéresse et le retient. Elle cherche à concilier la disparition de l’activité de l’intellect dans ces expériences avec la conservation du maximum de « vertus de méthode et de précision », vertus qui font la valeur de l’intelligence scientifique afin de « bâtir l’esprit de l’homme à partir des matériaux de cette expérience, puis de penser le monde avec cet esprit ». A l’instar de Nietzsche, Musil entend donc pénétrer dans la « zone intermédiaire », où pensée artistique et pensée scientifique sont en permanent contact. Pour rendre compte de ces états, faire cette « épistémologie du sentiment mystique 1269  », il faut employer la « pensée rigoureuse » du modèle scientifique. Cela requiert enfin d’user, dans ces matières où se trouve « l’intégration maximum possible de l’affectivité », du langage même de « l’élimination maximum possible de l’affectivité 1270  ». 

Ainsi l’art, c’est l’autre état, le "non-ratioïde" – qui est simultanément l’entrée dans cet état : les deux choses sont en fait confondues, puisque le "non-ratioïde", on l’a vu, est aussi bien "phénomène" qu’"état", aussi bien le sentiment que l’observation du sentiment, non séparés, hors de toute question de causalité 1271 . L’"état" non-ratioïde, davantage qu’un état, est un processus. Voilà comment se peut comprendre l’essayisme de Musil : comme "raconter" (si le terme est approprié) la façon dont on atteint l’autre état, c’est aussi le pénétrer dans et à travers le langage qui dit le cheminement vers lui, l’essayisme a ici toute sa place. Le langage de Musil, le récit de Musil, sa fiction sont performatifs : ils font ce qu’ils disent dans le temps même où ils le disent.

Dans la vie courante, l’événement mystique surgit sans prévenir, sans que des conditions particulières soient requises, fussent-elles internes (une réceptivité particulière), ou externes (lieux privilégiés, moments propices : kaïros…). L’expérience de l’autre état peut se produire pour tout le monde et dans les circonstances les plus banales. Les saints ou « les empereurs chassant » pourront invoquer Dieu ou l’apparition d’un cerf avec une croix dans la ramure, les « dames riches et intelligentes » Van Gogh ou Rilke, la « majorité de nos compatriotes » ne saisiront sans doute pas ce qui leur arrive. Reste qu’ils auront touché à l’autre état : « la solitude, les petites fleurs et le murmure des ruisseaux sont la quintessence de l’exaltation humaine ; et l’on peut découvrir, jusque dans la complète niaiserie de cette adoration toute crue de la Nature, l’ultime reflet mal compris d’une mystérieuse seconde vie 1272  ».

La vache est pour Musil l’animal quintessenciel de cette niaiserie contemplative, qui pourtant s’accompagne des transports vers cette seconde vie : « Il n’est aucun besoin d’être un saint pour faire une expérience analogue ! Simplement assis sur un arbre foudroyé ou sur un banc dans la montagne et contemplant un troupeau de vaches au pâturage, on peut n’éprouver rien de moins que si l’on était transporté d’un coup dans une autre vie ». Ailleurs: « Qu’une vache, maintenant, rayonne au bord de la route, face à ce ciel : l’événement est si pénétrant qu’on dirait qu’il n’y a rien d’autre au monde ! 1273  »

En fait, dans la vie, ces instants apparaissent comme des "chances", au double sens probabiliste que Bachelard, si proche ici de Musil, donne à ce mot 1274  : même si leur probabilité d’apparitions est très faible, elle n’est jamais nulle, et croire qu’ils s’insèrent dans une rassurante causalité qui permettrait d’en reproduire les conditions d’apparition est un vain espoir.

Mais le roman – celui de Musil –, et plus généralement sans doute le langage, permet de créer ces conditions, cette situation. Voilà le dernier mot de l’essayisme : la création des conditions d’apparition de ces instants/événements. Ils existent dans la vie dite "normale", mais ils y sont occultés. Nullement hypostasiés donc, ces instants, qui sont donc tout autant des états, ne sauraient toutefois être permanents et accessibles à tout le monde. Ils nécessitent une certaine qualité d’ « amorphisme humain 1275  », et ne peuvent constituer le fondement de la vie en commun : « Attitude fondamentale : il ne s’agit pas de faire de l’autre état la base de la vie sociale. Il est beaucoup trop volatil ». Avec « son instabilité constitutive » et « l’imprévisibilité de son apparition 1276  », l’autre état est bien l’événement central du roman de Musil.

Telles sont les expériences d’Ulrich et Agathe, lorsqu’ils tentent de s’abîmer dans la contemplation des passants pour « vivre l’animation du monde », pour atteindre à des extases « allocentriques 1277  ».

Telles sont encore les multiples scènes qui tournent autour de l’inceste du frère et de la sœur, événement si proche, événement si lointain, dont Musil lui-même hésitera jusqu’au bout à le conduire à son accomplissement (c’est peut-être une parmi les nombreuses raisons de l’inachèvement de L’homme sans qualités) :

‘« Mais que le lecteur qui n’a pas encore reconnu à ces signes ce qui se passait entre le frère et la sœur abandonne ce récit : une aventure est décrite ici qu’il ne pourra jamais approuver ; un voyage aux confins du possible, qui leur faisait frôler les dangers de l’impossible, de l’anormal, du scandaleux même, et peut-être pas toujours frôler seulement ; un "cas-limite", ainsi qu’Ulrich l’appela plus tard » 1278

Telle est l’expérience de la proximité de la folie et du génie, esquissée autour du personnage de Moosbruger, et plus largement développée encore sur « l’île de la santé » avec Clarisse, dans les ébauches finales du roman…

Musil s’est constamment posé la question du langage adéquat. Que préférer ? L’utilisation de l’instantané poétique pour dire les instants mystiques, ou leur description, d’une manière "essayiste", à travers les longs développements de L’homme sans qualités ? Voici comment, dans une lettre, est évoquée cette difficulté à concilier poésie et essayisme pour parvenir à produire l’instant/événement "mystique" :

‘« Votre problème : poète ou essayiste ou une combinaison nouvelle des deux, n’est pas plus clair pour moi que pour vous. Pour créer une fiction, en effet, il faut un certain goût pour raconter des histoires humaines, quand ce ne serait que la graisse dont on enveloppe un onguent. Moi aussi, la combinatoire de la vie m’intéresse beaucoup plus que la combinaison individuelle, et je suis également convaincu qu’une saine évolution de l’art narratif doit aller dans ce sens ; mais le danger d’en voir sortir quelque chose qui ne soit ni chair ni poisson reste considérable, et trouver la méthode adéquate est très difficile » 1279

Le roman essayiste est donc bien celui qui a pour ambition de sortir du réalisme pour entrer dans l’ère du possible. Les « combinaisons singulières », celles du roman pour « nourrices », ont fait leur temps. Comme l’écrit Jacques Bouveresse, il ne s’agit plus « de décrire des faits réels ou qui pourraient éventuellement l’être, mais d’explorer des possibilités 1280  ». Il est normal que trouver « la méthode adéquate », « ni chair ni poisson », pour cette exploration n’aille pas sans difficulté.

A cette difficulté Ulrich lui aussi se heurte. Il déplore l’insuffisance du langage à exprimer ce qui se produit réellement lors de ces instants/événements que j’ai essayé de cerner. Il stigmatisait déjà la pauvreté et la carence des relations des mystiques eux-mêmes : « Ces relations me mettent à la torture : au moment où les élus assurent que Dieu leur a parlé ou qu’ils ont compris le langage des arbres et des bêtes, ils omettent de me dire ce qui leur a été communiqué ; s’ils le font, c’est pour produire de banales histoires personnelles ou de vieilles rengaines pieuses 1281  ».

Le problème pourrait être exprimé ainsi : si, comme le veut l’interprétation religieuse, l’événement mystique transcende l’expérience humaine, alors le langage ne peut qu’être impuissant et inadéquat. Mais, répétons-le, Musil (et Ulrich) tient que le langage est le lieu même où s’accomplit cette expérience mystique, où elle se produit. Il doit donc nécessairement être possible d’en rendre compte.

On est bien loin de Broch, semble-t-il. Et pourtant… Pourtant Musil use lui aussi d’un langage parfois fort proche de celui de La mort de Virgile, un langage fleuri d’oxymores 1282 et de figures de style chargées de pallier les déficiences du langage "exact" : les moyens de la poésie sont bien requis dans cet essai d’« épistémologie du sentiment mystique », où le subjectif et l’objectif, le moi et le monde, « échangent des vibrations 1283  ». Voici comment Ulrich décrit de telles expériences : « Tout à coup, on est porté par sa minuscule existence comme une plume qui vole au vent, délivrée de toute pesanteur, de toutes forces », « tout est si lumineux que l’œil ne croit saisir que de l’obscurité, et sur la rive, de l’autre côté, les choses paraissent n’être plus sur terre, mais flotter dans l’air avec une netteté exceptionnelle et subtile, presque douloureuse, presque troublante » 1284 . Et de citer des textes de mystiques 1285 , de parler de « l’obscurité flamboyante de l’expression », voire d’échouer « sur un chemin qui évoquait souvent les préoccupations des possédés de Dieu ».

Décidément, il paraît bien difficile, même à Ulrich d’échapper au pauvre langage des « Confessions extatiques 1286  »… Voici encore comment Musil décrit l’état d’exaltation dans lequel se trouve Agathe :

‘« Elle lui parla de cet état particulier d’accroissement de la réceptivité et de la sensibilité qui produit, à la fois, une surabondance et un reflux des impressions, état d’où l’on retire le sentiment d’être lié à toutes les choses comme dans le fluide miroir d’une étendue d’eau, celui aussi de donner et de recevoir sans que la volonté y soit pour rien ; ce sentiment merveilleux, commun à l’amour et à la mystique, que le dehors comme le dedans, ayant perdu leurs limites, sont devenus illimités »’

Cela semble constituer une description assez précise, assez "objective", de l’état/phénomène mystique. Mais Musil ajoute aussitôt : « Agathe, naturellement, n’usait pas de ces termes qui supposent déjà une explication, elle se contentait d’aligner des fragments passionnés de souvenir ». Ainsi, lorsqu’on est dedans, pas moyen de trouver les mots 1287 , l’expérience n’est guère communicable, et Ulrich lui-même « ne savait pas s’il devait tenter leur explication sur leur mode particulier ou selon la méthode ordinaire de la raison ».

Pourtant notre homme sans qualités a bien essayé d’analyser ce qui se passe lors de ces "transferts" dans l’"autre état", lors de ces changements de regard. Décrivant le troupeau de vaches, déjà évoqué, dans sa trivialité et son réalisme le plus banal 1288 , il en vient à cet « ondoiement d’émotions » où il n’est « plus question de surface ; on ne sait comment, toutes choses ont perdu leurs limites et sont passées en toi ». Dans cette vaste communion avec le monde 1289 , même l’idée de surface, dont nous avons vu le lien avec celles de moyenne et de situation, se dissout dans « cet instant où l’on échappe à la vie inessentielle », où « toutes choses inaugurent de nouvelles relations mutuelles ». L’événement mystique déchire le tissu de la situation sur lequel pourtant il se construit.

Généralités encore un peu vagues, dira-t-on peut-être. Et pourquoi ne pas inventer un nouveau langage ? Musil, dans les scènes frappantes de la fin du roman, évoque cette possibilité à l’extrême du possible, là « où le mystère est presque mort du fait que la réalité est presque rejointe ». Lors de leur séjour sur "l’île de la santé", les deux amants Ulrich et Clarisse communiquent, aux portes érotico-mystiques de la folie et du génie, à l’aide de signes mystérieux et par eux seuls compréhensibles. Clarisse crée un langage d’avant le langage, un langage fait de traces, dont la signification est sans cesse renouvelée : « c’étaient deux pierres et une plume posée dessus. Cela signifiait : je désire te voir, viens vers moi, aussi vite que les oiseaux volent, mais tu ne me trouveras point » ; « un morceau de charbon dans le sable blanc signifiait : aujourd’hui je suis noire, trouble et triste ». Des dessins dans le sable sont un « langage concentré où s’amassaient les battements de cœur », où chaque signe est « chargé comme une barque supportant à peine l’abondance du fret ». Et même si le risque est de sombrer dans la folie, comme Clarisse, les amants touchent pourtant là à des moments qui rendent « étrangement heureux » : « les dessins dans le sable, les figures de galets, de plumes et de branches prenaient un sens même pour lui, comme si, dans cette île de la santé, quelque chose devait s’accomplir que sa vie avait quelquefois effleuré 1290  ». Peut-être est-ce dans et par ce nouveau langage, toujours à inventer, que l’approche peut se faire au plus près de l’événement incommensurable du passage dans l’autre état, où s’estompent les frontières entre le moi et le monde, entre le génie et la folie, entre les mathématiques et la mystique…

Le dernier Broch, celui des Irresponsables, ne portait plus guère foi dans le langage et dans son pouvoir d’atteindre à la fusion du plus intérieur et du plus extérieur, tentée auparavant avec la rythmique, fondée sur l’oxymore, de La mort de Virgile. Musil paraît plus optimiste, qui est sur le point de croire en la vertu du roman nouveau, essayiste, celui de cet événement qui conjoint l’état/phénomène mystique et l’exactitude scientifique. Mais sur le point seulement… Car, poussé par l’impuissance du langage habituel, il évoque l’hypothèse de nouveaux systèmes signifiants. Mais, tout comme Virginia Woolf répugnait à la création d’un nouveau langage, transférant à la froide mécanique d’un gramophone l’hypothèse de sa dislocation, Musil ne fait qu’esquisser celui de Clarisse, fait de signes, sensés plus aptes à rendre compte de l’intensité des expériences. Il n’y croit guère : significativement, il est situé aux antichambres de la folie, cette autre frontière de l’humain…

Comment ne pas évoquer Joyce ? En le rapprochant curieusement de Proust, l’auteur de L’homme sans qualités a contesté sa réussite langagière : « Proust et Joyce se contentent de céder à la dissolution en recourant à un style associatif aux contours très flous 1291  ».

On saisit l’esprit du grief : ces deux romanciers n’usent que fort peu des moyens rigoureux du domaine du ratioïde, ce ne sont pas des « maîtres des sciences exactes »… Du côté de Joyce, sans doute Musil n’a-t-il pas eu connaissance de la monstruosité linguistique de Finnegans Wake. Savoir ce qu’il en eût dit reste spéculatif – même si l’on s’en doute…

Quant à la "cathédrale" proustienne, elle aurait des « contours très flous »… Serait-elle donc impressionniste, comme celle de Reims peinte par Monet 1292  ? Entrons dans cette cathédrale, pour y aller voir de plus près…

Notes
1248.

HSQ II, pp. 104 et 122. N’est-il pas significatif que dans L’homme sans qualités ce soit le financier Arnheim qui parle du rôle de l’intuition, de l’inspiration, de la poésie, de l’âme, tandis qu’Ulrich est du côté du calcul, de la planification, de la prévision ? 

1249.

Cf. Jean-Pierre COMETTI, Musil philosophe. La philosophie de l’essayisme, Seuil, 2001.

1250.

« L’allemand comme symptôme », Essais, Op. Cit., pp. 376 et 375. On peut, là encore, retrouver des échos de la théorie gestaltiste dans ces descriptions de l’« autre état », où l’« on sent alors, à côté du monde apparemment objectif, solide et rationnel, un monde mobile, singulier, visionnaire et irrationnel » (Journaux II, p. 664, cité par F. Vatan, Op. Cit., p. 175).

1251.

HSQ II, p. 656 et suiv. (pp. 659 et 680).

1252.

GW 8, p. 1215, traduit et cité par J. Bouveresse, La voix de l’âme…, Op. Cit., p. 435. Bouveresse écrit : «  L’essai, pour Musil, semble avoir affaire, beaucoup plus qu’à la question de la vérité ou de la fausseté proprement dites, à celle de la signification et du changement de signification que subissent les choses, les actions et les hommes lorsqu’on modifie l’ensemble auquel ils sont intégrés » (p. 409). Où l’on retrouve le perspectivisme, le contextualisme – bref la notion de situation. 

1253.

« De l’essai », Essais, Op. Cit., p. 337.

1254.

HSQ II, p. 104.

1255.

Dans Les désarrois de l’élève Törless[1906], Musil parlait déjà de « changement de perspective mentale », de « cette relation insaisissable qui donne aux événements et aux choses, selon l’endroit d’où nous les considérons, des valeurs inédites absolument incomparables entre elles, étrangères l’une à l’autre » (trad. P. Jaccottet, Seuil, 1978, p. 237). C’est encore la situation, cette fois d’un point de vue spatial…

1256.

Qui « haïssait les hommes incapables, selon le mot de Nietzsche, "de souffrir la faim de l’âme par amour de la vérité", ceux qui ne vont pas jusqu’au bout, les timides, les douillets, ceux qui consolent leur âme avec des radotages sur l’âme et la nourrissent, sous prétexte que l’intelligence lui donne des pierres au lieu de pain, de sentiments religieux, philosophiques ou fictifs qui ressemblent à des petits pains trempés dans du lait » (HSQ I, p. 53). 

1257.

« Saint Paul dit que la foi est l’attente confiante de ce que l’on espère et l’assurance de ce que l’on ne voit pas : cette définition[…] était juste le contraire des plus fermes convictions d’Ulrich. Considérer la foi comme une réduction du savoir était contraire à sa nature, car cette foi-là est toujours "contre sa propre conviction". Il lui avait été donné en revanche de reconnaître dans le "pressentiment selon sa conviction" un état particulier et un champ libre pour les esprits entreprenants » (HSQ II, p. 478).

1258.

« Ulrich exige, contre la foi, un discours de la méthode du pressentir. Mieux : un discours de la méthode de ce qu’on ne sait pas » (brouillons de L’homme sans qualités, cité en note in Lettres, p. 506).

1259.

HSQ II, pp. 116-119.

1260.

Le 12 mars 1902, il parle de « ces passages énervants entendus naguère joués par Paderewski », puis il réfléchit : « avoir quelqu’un qui puisse ainsi vous embobiner l’âme en permanence […]. C’est la représentation d’une autre vie » (Journaux I, p. 40. Voir également Journaux II, p. 659).

1261.

Note consacrée à « l’utopie de la vie motivée », cité par Jean-Pierre COMETTI, L’homme exact. Essai sur Robert Musil, Seuil, 1997, p. 30.

1262.

« L’allemand comme symptôme », Essais, Op. Cit., p. 358.

1263.

HSQ II, p. 747.

1264.

HSQ II, pp. 740-745. Les citations ci-dessous sont extraites de ces pages.

1265.

C’est, on l’a vu, la théorie de Charles Grivel.

1266.

Ainsi T. Pavel : « le roman de Musil n’a pas d’action, au sens d’une intrigue riche en projets, en obstacles et en rebondissements… Le résultat est une œuvre qui ressemble moins à un roman qu’à un recueil de réflexions » (Pensée du roman, Op. Cit., p. 386).

1267.

HSQ II, respectivement pp. 780, 715, 787. Les neurosciences ont depuis entamé des recherches assez poussées sur ces états extrêmes de conscience, étudiant la transe, les effets des drogues, etc.

1268.

« Note sur une métapsychique », Essais, op. Cit., pp. 68- 73. Cet essai est un compte-rendu d’un ouvrage de W. Rathenau (1867-1922), écrivain qui servit de modèle pour le financier Arnheim de L’HSQ.

1269.

Dans une lettre à Bernard Groethuysen de décembre 1938, Musil parle de la possibilité de tirer de L’homme sans qualités, pour une publication dans la NRF de Paulhan, « un essai sur la psychologie du sentiment et l’épistémologie du sentiment mystique » (Lettres, pp. 301-302).

1270.

« La science représente l’élimination maximum possible de l’affectivité. La littérature représente l’intégration maximum possible de l’affectivité » (« Préface à une esthétique contemporaine »[1933-1934 ?], Essais, Op. Cit., p. 410).

1271.

« Domaine non-ratioïde : celui des faits singuliers. En théorie, nous affirmons qu’ils sont soumis à la causalité, mais cela reste sans aucune signification pratique » (« Quelques réflexions », Essais, Ibid., p. 578).

1272.

HSQ II, p. 101.

1273.

HSQ II, p. 111, et HSQ I, p. 774. Hugo von HOFFMANNSTHAL, dans sa Lettre de Lord Chandlos[1901-1902], fait état de tels instants, qui emplissent « comme un vase n’importe quelle apparence de mon entourage quotidien d’un flot débordant de vie exaltée ». Lui aussi parle d’une « présence de l’infini », d’un « rapport nouveau, mystérieux, avec toute l’existence », de « cette harmonie qui nous traversait, le monde entier et moi, de son flottement suspendu ». La « vache » de Musil est ici « un chien, un rat, un scarabée, un pommier rabougri », « un chat qui se glisse, agile, entre les pots de fleurs », un grillon, mais encore « un arrosoir, une herse à l’abandon dans un champ, un chien au soleil, un cimetière misérable, un infirme, une petite maison de paysans, tout cela peut devenir le réceptacle de mes révélations » (Lettre de Lord Chandlos et autres Essais, trad. de l’allemand par A. Kohn et J.-C. Schneider, Gallimard, 1980, pp. 81-84). Tout cela… mais, curieusement, on est toujours « parmi tous ces objets misérables et grossiers de la vie paysanne » (p. 85). La ville serait-elle un espace non mystique ?

1274.

Voir G. Bachelard, L’intuition de l’instant, Op. Cit., pp. 55-56 : « La durée n’agit pas à la manière d’une cause, elle agit à la manière d’une chance ».

La proximité avec Musil s’exprime encore d’une autre façon. Dans un article de 1939, le philosophe s’attache à préciser ce qu’est l’instant poétique, non plus tellement ouvrant à l'éternité (donc à la fois concentrant et déployant le temps dans son instantanéité même, comme chez Broch) qu’ouvert dans l’espace. Contenant une multitude de simultanéités, cet instant complexe serait comme étalé de façon verticale, se déployant en hauteur et en profondeur. Temps vertical qui s’oppose au temps horizontal de la durée, temps de la « relation harmonique des contraires » qui « se contractent en ambivalence », temps de l’oxymore, là aussi... (« Instant poétique et instant métaphysique », in L’intuition de l’instant, pp. 101-111).

1275.

« Notre état présuppose une disposition déterminée du cœur et chavire à la moindre rupture d’équilibre » (HSQ II, p. 607). Ou encore : « le rapport du monde extérieur au monde intérieur n’est pas celui d’un poinçon qui imprime son image dans une matière, mais celui d’un pain de cire qui se déforme, de sorte que son dessin, sans que le rapport soit détruit, peut aboutir à des images étrangement différentes » (HSQ II, p. 781).

1276.

Journaux II, pp. 156 et 196. Voir HSQ II, p. 608 : « Quelque chose a fondu sur lui qui détruit l’intention et la volonté ».

1277.

HSQ II, p. 560 et 568 : « Etre allocentrique, c’est n’avoir plus de centre du tout ; participer au monde sans réserve, sans rien garder pour soi ; au sommet, cesser simplement d’être ».

1278.

HSQ II, p. 111. Les parties inachevées du roman contiennent plusieurs chapitres qui balancent entre l’inceste réalisé et l’inceste inaccompli. « Ni séparés, ni réunis », dit le titre du chapitre 56 de la 3ème partie…

1279.

Lettre à Karl Baedeker (Lettres, p. 234), déjà citée.

1280.

La voix de l’âme…, Op. Cit., p. 382.

1281.

HSQ II, pp. 103-104.

1282.

Comme M.-H. Perennec dans son étude « grammaticale » de Broch, Achim AUERNHAMMER voit dans l’oxymore « la figure de rhétorique préférée de Musil » (« L’androgynie dans L’homme sans qualités », revue L’Arc, Op. Cit., pp. 35-40, p. 38).

1283.

« On est lié à tout et on ne peut rien approcher. Tu es de ce côté-ci, le monde de ce côté-là, toi plus que subjectif, lui plus qu’objectif, mais tous deux presque péniblement nets ; et ce qui sépare et lie ces deux éléments d’ordinaire entremêlés, c’est une sombre scintillation, un débordement et une extinction, un échange de vibrations » (HSQ II, p. 100). Les citations ci-dessous sont extraites des pages 100-115.

1284.

Voir également ceci : « Ce qu’on pouvait entendre dans la nuit sanglotait sans mesure ni bruit, ce qu’ils apercevaient était sans forme, sans qualification, et contenait pourtant la joie multiple de toutes les formes et de toutes les qualifications.[…] Ils voyaient sans lumière et entendaient sans aucun son. […] Nulle pensée ne bougeait en eux, mais le monde entier était plein de pensées merveilleuses » (HSQ II, p. 835). Ne dirait-on pas une page de La mort de Virgile ?

1285.

« Alors j’entendis sans aucun son, alors je vis sans aucune lumière. Puis mon cœur n’eut plus de fond, mon esprit plus de forme, ma nature plus d’essence » (Ibid.).

1286.

C’est le titre d’un ouvrage de Martin Buber, selon J.-P. Cometti source principale de Musil pour les pages "mystiques" de L’homme sans qualités (Musil philosophe, Op. Cit., p. 28). Le titre même du roman paraît tout droit sorti d’un sermon de Maître Eckhart. Pour le mystique rhénan, la condition de l’entrée de Dieu en notre for intérieur, en notre « château-fort » est d’être « …cet un unique sans mode et sans propriété » (Sermon Intravit Jesus in quoddam castellum, cité et traduit par Jeanne ANCELET-HUSTACHE, Maître Eckhart et la mystique rhénane, Seuil, coll. « Maîtres spirituels », 1971, p. 67). La différence, capitale, est que la disponibilité d’Ulrich, l’homme sans qualités, ne fait pas référence à Dieu, mais se veut ouverture au possible.

1287.

« On oublie de voir et d’entendre, on perd la parole.[…] On s’exalte et on sombre à la fois dans cette impression ».

1288.

« D’ordinaire, un troupeau n’est à nos yeux que de la viande de bœuf qui paît » (HSQ II, p. 112-113. Les citations suivantes sont extraites de ces pages).

1289.

« On dit que rien ne peut se produire, dans cet état, qui ne soit en accord avec lui. Un désir d’abandon à cet état est l’unique motif, l’unique forme, l’amoureuse détermination de tout acte et de toute pensée qui se produisent en son sein. Il est quelque chose d’infiniment tranquille et d’infiniment vaste, et tout ce qui se passe en lui accroît sa signification régulièrement, tranquillement grandissante ».

1290.

HSQ II, pp. 958-962.

1291.

A Johannes von Allesch[1931], Lettres, p. 179. Voir les « Aphorismes » : « Une autre caractéristique de Joyce et de toute la tendance actuelle, c’est la dissolution » (Essais, Op. Cit., p. 567).

1292.

L’impressionnisme, Proust en parle en ces termes, à travers le personnage d’Elstir, qui « dissout maison, charrette, personnages, dans quelque grand effet de lumière qui les fait homogène » (Le côté de Guermantes,  A la Recherche du Temps Perdu, II, p. 51, éd. P. Clarac, Pléiade Gallimard, trois volumes. Je citerai dorénavant cette édition).