Chapitre VI. Proust : l’événement et l’intervalle, l’événement et la série

Entre le souvenir qui nous revient brusquement et notre état actuel[…], la distance est telle que cela suffirait[…] à les rendre incomparables.
La mémoire, en introduisant le passé dans le présent sans le modifier, tel qu’il était au moment où il était le présent, supprime précisément cette grande dimension du Temps suivant laquelle la vie se réalise.
Marcel PROUST 1293

Il est vrai qu’à l’inverse de Musil, Proust n’a ni formation, ni ambition scientifiques… Je voudrais montrer qu’un double mouvement, contradictoire, est à l’œuvre dans La Recherche : d’une part une constante tendance, centripète en quelque sorte, à l’intégration de n’importe quel événement, aussi inattendu soit-il, aussi lié au "vécu" singulier d’un personnage soit-il, dans ce qu’on pourrait nommer un "nappé" général de la durée, une durabilisation de l’instant – ce qui engendre une dissolution de l’événement dans sa répétition (peut-être est-ce là que s’applique la remarque de Musil) ; d’autre part un processus de fragmentation de cette durée, une dislocation de celle-ci dans des raccourcis, des courts-circuits entre présent et passé, plus subtilement encore entre présent raconté au passé et cette sorte de passé antérieur qu’est le temps perdu. L’événement est en quelque sorte nié dans sa propre répétition : la remémoration sensitive (la madeleine) qui, dans un premier mouvement, transforme en événement ce qui n’était peut-être pas vécu comme tel, en démontre en même temps toute la vacuité. En effet le sujet perd simultanément ce qu’il gagne : cette sensation, passée, n’a pas été éprouvée comme événement dans le passé, c’est son souvenir qui fait événement, et le temps reste perdu. Et raconter ce processus, c’est rajouter un étage à cette construction en fait dislocatrice, puisqu’elle recompose le passé en y superposant non des sensations mais des perceptions, toujours déformantes, de ces sensations. Ainsi, de degré en degré, la réalité émotive initiale, et l’événement tel qu’il a pu peut-être advenir, s’éloignent.

Et pourtant… Relisons ce fameux passage du Temps retrouvé :

‘« Et voici que soudain l’effet de cette dure loi s’était trouvé neutralisé, suspendu par un expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation – bruit de la fourchette et du marteau, même titre de livre, etc. – à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et dans le présent où l’ébranlement effectif de mes sens par le bruit, le contact du linge, etc. avait ajouté aux rêves de l’imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l’idée d’existence, et, grâce à ce subterfuge, avait permis à mon être d’obtenir, d’isoler, d’immobiliser – la durée d’un éclair – ce qu’il n’appréhende jamais : un peu de temps à l'état pur. (…)Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous, pour la sentir, l’homme affranchi de l’ordre du temps » 1294 . ’

Ne serait-ce pas là la forme proustienne de l’instant mystique, dans lequel la perception est bel et bien éprouvée d’une façon positive ? Il faut débrouiller cet écheveau.

En revenant d’abord sur la place de l’événement dans La Recherche. La question est loin de faire l’unanimité. D’un côté il y a ceux qui parlent d’« une œuvre où il ne se passe rien 1295  ». De l’autre il y a ceux qui répertorient les « coups de théâtre » dans la Recherche, comme Jean-Yves Tadié 1296 qui, dans un chapitre de Proust et le roman intitulé « Temps et Evénements », range ces « coups de théâtres » qui donnent « à la complexité du récit une puissance nouvelle », sous les deux rubriques de l’obstacle et de la rencontre fortuite.

Proust lui-même a des affirmations qui paraissent contradictoires : d’un côté il refuse le « parasitisme des anecdotes » et les « scories de l’histoire », de l’autre il soutient que « tout événement est comme un moule d’une forme particulière, et, quel qu’il soit, il impose à la série des faits qu’il vient interrompre, et semble conclure, un dessin que nous croyons le seul possible parce que nous ne connaissons pas celui qui eût pu lui être substitué 1297  ».

Pour expliquer toutes ces hésitations, il peut être intéressant de repartir du schéma de Lotman (qui, rappelons-le, définit l’événement romanesque comme franchissement par le héros d’une frontière pourtant posée comme infranchissable dans le topos que le récit a mis en place initialement). Dans un premier temps, ce schéma paraît rendre compte parfaitement de l’œuvre de Proust – mais on s’aperçoit assez vite qu’en fait elle le subvertit, comme insidieusement.

Il y a dans La Recherche trois topoï centraux : le social  (les deux « côtés »), le sexuel (hétéro et homosexualités), le temporel (le répétitif et le singulier). Or il apparaît qu’à chaque fois, Proust privilégie l’entre-deux, l’intervalle, pense la distance entre deux "côtés", quels qu’ils soient, en termes, sériels, de degrés. C’est là que la dialectique proustienne entre continuité et discontinuité (dislocation, fragmentation) fonctionnera à plein 1298 . Dans chacune des typologies (temporelle, sexuelle, sociale) qui décrivent le "monde" aussi bien que le Monde, les personnages ne seront jamais définitivement fixés d’un seul "côté".

L’événementiel de La Recherche se joue ainsi, dans cette tension entre la volonté de construire cette « cathédrale du temps » et ce travail intérieur de dislocation et de destruction qui est en même temps "mouvement" vers l’immobilité et l’intangibilité.

On pourrait presque parler d’une véritable stratégie d’hésitation. Si Proust en effet fournit une série d’explications d’une conduite ou d’un acte singuliers (c’est une des raisons de la polysémie de la phrase proustienne, qui déroule tout un faisceau d’hypothèses, souvent introduites par des « soit que…, soit que… »), il est exceptionnel qu’il tranche, et l’interprétation reste ouverte 1299 . Rarement y est affirmée une relation causale simple et directe entre un tempérament, un trait de caractère, une particularité physique, et une action. Le narrateur reste et nous laisse dans le doute, il n’est plus, selon l’étymologie, celui qui sait (gnarus, par opposition à l’ignare). C’est un monde du peut-être, ou de la pluralité, tout aussi incertaine, des raisons 1300  : « Mais il ne me répondit pas, soit étonnement de mes paroles, attention à son travail, souci de l’étiquette, dureté de son ouïe, respect du lieu, crainte du danger, paresse d’intelligence ou consigne du directeur 1301  ».

Notes
1293.

 Le temps retrouvé, III, pp. 870 et 1031.

1294.

Le temps retrouvé, III, pp. 872-873.

1295.

Gaëtan PICON, Lecture de Proust, Mercure de France, 1963, p. 45. De même, pour A. de Lattre, « le roman proustien se fait par un effacement des trois dimensions du roman classique […]. Il n’y a pas de personnage, au sens où l’entendaient Balzac, ou Stendhal, ou Flaubert ; il n’y a pas d’événements qui en forment le relais ; il n’y a pas de récit pour dire ce qu’on n’a plus le goût de dire » (La Doctrine de la Réalité…, I, Op. Cit., p. 17).

1296.

Proust et le Roman[1971], Tel Gallimard, 1998, pp. 341-365. Tadié parle même d’« une surabondance d’événements », d’« une prolifération d’actes » (p. 109). Vincent DESCOMBES partage le même point de vue : « Il y a eu événement s’il est arrivé quelque chose dans le monde.[…] Si l’on veut préciser ce qui est arrivé, quelle sorte d’événement, il faut décrire un monde et dire ce qui est arrivé dans ce monde », ce que fait selon Descombes l’auteur de La Recherche (Proust, Philosophie du roman, Minuit, 1987, p. 161). A noter toutefois que Tadié nuance ainsi son propos : il évoque « l’insignifiance des événements » proustiens, leur contingence, qui met en valeur « ce monde des possibles » laissé de côté par l’intrigue, et le fait que « l’importance de l’événement ne se définit que par ses rapports avec les héros, et la vocation » du narrateur.

1297.

Chroniques, Gallimard, 1927, p. 206 (cité par Tadié, Ibid., p. 348) ; La Fugitive, III, p. 509.

1298.

Dans le Dictionnaire Marcel Proust, Isabelle SERÇA écrit : « La continuité chez Proust est l’idéal auquel aspire un moi en proie à la discontinuité. Que ce soit dans la sphère de l’intime ou dans celle du rapport au monde, l’expérience de la séparation est première et toute la quête du narrateur de La recherche consiste à (re)nouer des liens entre les choses, entre les êtres, entre les sensations, entre le passé et le présent – et c’est l’expérience de la réminiscence – entre deux expressions – et c’est, dans le texte, la métaphore » (sous la dir. d’Annick BOUILLAGUET et Brian G. ROGERS, Champion, 2004, p. 230).

1299.

« Ce n’est pas par rapport à la "complète appréhension" [de la réalité] qu’il faudrait essayer de comprendre l’écriture proustienne, mais plutôt par rapport à son impossibilité », écrit Zima (L’Ambivalence Romanesque, Op. Cit., p. 207).

1300.

Jacques DUBOIS parle de « l’habitude proustienne des hypothèses explicatives en cascade […]. Il ne s’agit plus d’isoler parmi plusieurs êtres un même schéma réitéré, mais de montrer complémentairement qu’en un même individu plusieurs de ces schémas se recroisent, brisant avec l’idée d’identité » (Pour Albertine, Seuil, 1997, p. 87). 

1301.

A l’ombre des jeunes filles en fleurs, I, p. 695. Zima, comme Jean MILLY avant lui (voir La Phrase de Proust, Larousse U, 1975, notamment pp. 37-38 et 182-184), interprète le style proustien comme prolifération paradigmatique d’hypothèses envahissant la structure syntagmatique de la phrase : « la causalité syntagmatique tend à céder à un principe inhérent à toute phrase, mais incompatible avec la succession causale : à l’association du paradigme » (L’ambivalence romanesque., Op. Cit., p. 206).