La dialectique de la durée

Proust est ainsi pris d’une « ivresse de l’itération », qui fonctionne selon « ce processus irrésistible : événement singulier – narration répétitive – récit itératif (de cette narration) ». Gérard Genette montre que le texte de La Recherche « raconte, à l’imparfait de répétition, non ce qui s’est passé, mais ce qui se passait 1302  », que de nombreux passages itératifs tirent la scène singulière vers la répétition généralisante. Soit « une seule émission narrative assume ensemble plusieurs occurrences du même événement (c’est-à-dire plusieurs événements considérés dans leur seule analogie) 1303  ». Soit encore le récit lui-même annihile l’événement en disant la multiplication de sa narration, par exemple par la rumeur : «Authentique ou non, l’apostrophe de Mlle de Guermantes au grand-duc, colportée de maison en maison … » ; ou par Françoise, répétant l’anecdote d’un rituel du « samedi » perturbé par la visite impromptue d’un « barbare» : « Pour accroître le plaisir qu’elle éprouvait, [elle] prolongeait le dialogue, inventait ce qu’avait répondu le visiteur, à qui ce "samedi" n’expliquait rien 1304  ».

Cette tendance générale à la durabilisation étire l’événement jusqu’à le dissoudre dans la répétition (ce qui est bien, d’une certaine façon, le fonctionnement de la réminiscence, qui s’appuie sur la répétition de la sensation). C’en est fini de l’"action" unique, ordonnée dans toutes ses parties, linéaire dans son avancement, et dont le surgissement de l’événement ne fait que renforcer la cohérence. Bien plutôt que des événements, Proust est le romancier de leur distance. Il s’intéresse à ce qui les sépare, un espace notamment, comme l’écart apparemment infranchissable entre les "côtés".

Ou bien, le plus souvent, à un intervalle temporel, comme dans ce fameux passage du Temps Retrouvé : « La vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain[…], en rapprochant une qualité commune à deux sensations, dégagera leur essence commune en les réunissant l’une et l’autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore ». Une métaphore ? Oui, mais temporelle : il y a bien mise en rapport de deux objets distincts (qu’il s’agit alors d’enfermer « dans les anneaux nécessaires d’un beau style »), mais au "signifié pour un autre" de la définition rhétorique classique se substitue ici "un moment pour un autre". Un ici et maintenant du moi ouvre à un autre ici et maintenant du moi : « Si je reprends, même par la pensée, dans la bibliothèque, François le Champi, immédiatement en moi un enfant se lève qui prend ma place, […], qui le lit comme il le lut alors 1305  ». Toute la Recherche pourrait alors se "résumer" à l’intervalle, infime autant qu’infini, entre l’événement de "l’illumination" du Temps Retrouvé et le Combray du Côté de chez Swann que le narrateur retrouve par la grâce de la mémoire involontaire.

Cette dernière, dans le même mouvement, annule l’écart entre ces deux "instants" qu’elle rend tous deux présents 1306 , et déroule l’infini du temps mis à annuler cet écart. C’est cela, "perdre son temps", écrit Gilles Deleuze 1307 . Entre le premier « Longtemps » (je me suis couché de bonne heure) et le « dans le Temps » final il s’est passé aussi bien un instant que trois mille pages qui disent l’attente, le suspens. Chez Proust l’instant est durable, les événements ne sont jamais là où on les pense : « il semble que les événements soient plus vastes que le moment où ils ont lieu et ne peuvent y tenir tout entiers. Certes, ils débordent sur l’avenir par la mémoire que nous en gardons, mais ils demandent une place aussi au temps qui les précède. Certes on dira que nous ne les voyons pas alors tels qu’ils seront, mais dans le souvenir ne sont-ils pas aussi modifiés ? 1308  »

La narration se fait composition, d’une part autour de ces événements si rares, de ces « instants de génie 1309  », involontaires, qui nous apportent l’« essence commune » à deux sensations, « hors du temps 1310  », d’autre part autour de ces raccords (au sens cinématographique) que l’intelligence met en place et qui servent, autant qu’à structurer l’œuvre, à développer tout ce qu’il peut y avoir entre ces instants magiques : « Je sentais pourtant que ces vérités que l’intelligence dégage directement de la réalité ne sont pas à dédaigner entièrement, car elles pourraient enchâsser d’une matière moins pure, mais encore imprégnée d’esprit, ces impressions que nous apporte hors du temps l’essence commune aux sensations du passé et du présent, mais qui, plus précieuses, sont aussi trop rares pour que l’œuvre d’art puisse être composée seulement avec elles 1311  ». Comme chez Bergson, le temps proustien est un continuum, mais dont la segmentation en moments successifs est un mécanisme perceptif, par cette segmentation même accessible à la surprise et à l’irruption de l’événementiel.

Cette fragmentation n’est pas dans le temps lui-même, mais dans la conscience : au lieu d’une évolution continue et sans à coups, celle-ci ne perçoit que des instantanés, une succession de moments 1312 . Il y a bien sûr des événements de type "classique" dans la Recherche ( et des formules consacrées : l’épisode de la madeleine est introduit par un « tout d’un coup », celui qui résume tout le livre en annonçant la "révélation" du Temps Retrouvé par l’expression « un coup de théâtre se produisit…» 1313 ), mais leur rôle n’est pas de relancer l’intrigue, entièrement soumis qu’ils sont à leur perception, partielle et partiale, par l’un ou l’autre des personnages. Non seulement ils changent en fonction des personnes qui les voient, mais la vision de chaque personnage ne reste pas identique au cours du temps (voir par exemple les changements de perspective du narrateur par rapport aux "côtés" 1314 ). La « signification », l’ « intellection » sont toujours « différées » : C’est dans le moment de la remémoration que se révèle la véritable signification d’une impression dont on n’avait pas su, la première fois qu’on l’avait rencontrée, détecter le sens profond 1315 .

Il y a donc une tension dialectique entre cet éclatement du temps par la structure perceptive et l’attention constante de Proust aux intervalles ouverts dans le tissu temporel par cette fragmentation. C’est dans l’écart entre les événements et leurs anamnèses répétées que se tiennent les narrations proustiennes, qui vont en même temps annuler et montrer cet écart : « Tandis qu’un instant auparavant deux heures distantes l’une de l’autre, telles deux cymbales étincelantes tenues à bout de bras, séparées par l’inflexible étendue des années écoulées, avaient obéi à l’impulsion irrésistible de leur attraction mutuelle et s’étaient entrechoquées comme des nuages d’orage dans un éclair et un grondement d’airain, à présent la mesure de leur distance exacte, d’un extrême à l’autre, est inscrite sur le visage de ceux qui vont mourir 1316  ».

Voilà aussi pourquoi Proust porte tant d’attention aux rythmes de l’écriture, à « l’air de la chanson » qui se tient « sous les paroles 1317  ». C’est que cet « air » n’est pas seulement une "petite musique" propre à chaque écrivain. Il s’agit de beaucoup plus, car tout le mécanisme de la réminiscence passe par lui, c’est par lui que se fait la reconnaissance du temps passé. Tout le « talent » de l’artiste consiste alors à être capable, à partir de « cette musique confuse », de faire resurgir et renaître les événements qui lui sont associés : « les belles choses que nous écrivons si nous avons du talent sont en nous, indistinctes, comme le souvenir d’un air, qui nous charme sans que nous puissions en retrouver le contour, le fredonner ». Alors « le talent est comme une sorte de mémoire qui permettra [à ceux qui en ont] de l’entendre clairement, de la noter, de la reproduire, de la chanter ». Le véritable artiste est celui qui est à la fois capable d’entendre cet air, sous les paroles, sous les événements, et capable de le reproduire dans son écriture même. Telle est par exemple « l’essence particulière de François le Champi. Sous ces événements si journaliers, ces choses si communes, ces mots si courants, je sentais comme une intonation, une accentuation étrange 1318  ».

Il ne suffit donc pas de raconter des événements anciens. Il faut aussi les associer à ces « intonations », à ces « accentuations » qui les font renaître d’un passé oublié. Les rythmes de l’écriture sont donc liés d’une façon essentielle au fonctionnement de la mémoire, et c’est particulièrement flagrant dans la phrase proustienne, « qui porte, dans son rythme, dans la chair de son efflorescence stylistique, les valeurs intonatives, c’est elle qui transporte sur sa ligne vocale les affects profonds qu’elle exhume, qu’elle traduit grâce au travail du style 1319  ». Les répétitions, les suspens du sens, « le dévoilement lent de la signification,[…] les arrêts, les retours de la mémoire, les coupures de l’intemporel 1320  », tous ces éléments qui contribuent à donner à l’écriture proustienne sa forme si particulière ne sont pas quelque chose « en plus » : ils sont au cœur du différé qui est le mode de recherche du temps perdu.

C’est ce qui explique que l’intervalle soit le procédé stylistique par excellence de La Recherche : avant l’événement, le faisceau des subordonnées et des incises aménagent et exacerbent l’attente et le suspens ; après l’événement, l’étoilement des explications d’une action, des interprétations d’un geste – parmi lesquelles le narrateur tranche rarement – démultiplie jusqu’à le neutraliser l’effet de surprise. Double procédure particulièrement frappante dans la découverte de l’homosexualité de Charlus au début de Sodome et Gomorrhe, où Proust va jusqu’à élaborer une théorie de l’ "inversion", que j’analyse un peu plus loin dans cette perspective.

Le processus de dévoilement de la vérité est ainsi à double détente. Le « dîner de têtes » du Temps retrouvé, dans un premier mouvement, exprime le fait que la vieillesse et la mort sont fragmentation et brisure : c’est Charlus, et sa « convulsion totale, [son] altération chimique de la tête », c’est le vieux duc de Guermantes, avec « sa figure, effritée comme un bloc,[…], rongée comme une de ces belles têtes antiques trop abîmées », c’est encore la grand’mère, « dont une partie du menton était tombé en miettes comme un marbre rongé ». La vie n’est ainsi qu’une suite de « morts successives 1321  », toutes façons de lire le temps qui a passé avec ses à-coups et son travail destructeur. Mais le second mouvement permet de retrouver en tant que présent ce que ces restes nous montrent.

La Recherche commence à chaque fois par mettre en évidence cette infranchissable frontière entre présent et passé 1322 . Puis, en montrant que le présent le plus pur est justement fait de ces instants passés qui nous paraissaient inaccessibles, Proust rend de plus en plus floue la démarcation. Deux temps qui étaient très éloignés fusionnent : tel pourrait être le premier sens de ces « intermittences du cœur » qui fut le premier titre de la Recherche. C’est aussi le sens positif de cette fragmentation, comme « victoire remportée sur l’inconscience pure et simple du temps qui s’écoule », jeu entre la conscience terrible des ravages du temps et la conscience de ce moi actuel qui communique avec ses mois passés et ressuscite, même à partir de leur image dégradée, les personnages qu’il a connus. Dans une scène connue de Du Côté de chez Swann, le narrateur dit d’abord que « la possibilité de telles heures ne renaîtra jamais ». Mais c’est pour ajouter immédiatement : « Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir, si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n’ont jamais cessé ; et c’est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau 1323  ». Comme l’écrit Tadié, « l’événement par excellence » de La recherche est la découverte de cette esthétique du dévoilement et des révélations différées 1324 .

Notes
1302.

Figures III, Op. Cit., pp. 153, 156, 149. Umberto ECO écrit : « L’imparfait est un temps très intéressant car il est duratif et itératif » (Six Promenades dans les Bois du Roman et d’Ailleurs[1994], trad. de l’italien par M. Bouzaher, Livre de Poche, Biblio Essais, 1998, p. 19), ce qui qualifie bien le double usage qu’en fait Proust.

1303.

Ibid., p. 148. Genette cite, comme exemple de « répétition généralisante », « au début du dîner chez la duchesse, la longue parenthèse consacrée à l’esprit des Guermantes » (Ibid., p. 149).

1304.

Le Côté de Guermantes, II, p. 449 ; Du Côté de chez Swann, I, p. 111.

1305.

Le temps retrouvé, III, pp. 889 et 885.

1306.

« Tout est ailleurs, dans un présent qui est plus présent que le présent », écrit De Lattre (La doctrine de la réalité chez Proust, Op. Cit., p. 27).

1307.

« le temps perdu n’est pas simplement le temps passé ; c’est aussi bien le temps qu’on perd, comme dans l’expression "perdre son temps" » (Proust et les Signes, P.U.F., 1976, p. 9).

1308.

La Prisonnière, III, p. 401.

1309.

C’est la formule de Samuel Beckett, qui a dressé la liste de ces instants, de la madeleine à François le Champi (Proust, Op. Cit., pp. 47-48).

1310.

Auerbach écrit : « La technique tout entière de Proust est liée à la redécouverte par le souvenir de la réalité perdue, redécouverte qui est déclenchée par un événement extérieurement sans importance et apparemment fortuit.[…] Proust vise à l’objectivité, il veut dégager la nature intime des événements ». Il y aurait là une « omnitemporalité symbolique qui s’associe à l’événement fixé dans la conscience réminiscente » (Mimésis…, Op. Cit., pp. 537 et 539).

1311.

Le Temps Retrouvé, III, p. 898. Luc FRAISSE, qui cite ce passage (Le Processus de la Création chez Marcel Proust, le Fragment Expérimental, Corti, 1988, p. 395), ajoute que l’idée était dans "l’air du temps", et il cite Schopenhauer, Ruskin, Baudelaire, Bergson, le cubisme.

1312.

Fraisse voit des liens entre la "méthode" de Proust et l’explosion des techniques du cinématographe, et notamment le montage (Ibid., pp 30-32).

1313.

Le temps retrouvé, III, p. 920.

1314.

Pour Jacques DUBOIS, le personnage d’Albertine par exemple, par sa mobilité, son « instabilité foncière » et sa « flexibilité », non seulement change les « critères catégoriels » du narrateur, mais « subvertit les séries » sociales qui finissent par se brouiller (Pour Albertine, Op. Cit., pp. 64, 114, 77).

1315.

C’est Sophie DUVAL qui parle de « signification différée » (voir « Un temps de retard : instant ironique et coïncidences aberrantes dans A la recherche du temps perdu de Marcel Proust », in L’instant romanesque, revue Modernités, n° 11, Presses Universitaires de Bordeaux, 1998, pp. 69-84). L’expression d’« intellection différée » est employée par Anthony NEWMAN à propos de Nathalie Sarraute (Une poésie des discours. Essai sur les romans de Nathalie Sarraute, Droz, Genève, 1976, p. 189).

1316.

Beckett, à propos du « dîner de têtes du Temps retrouvé » (Proust, Op. Cit., p. 89).

1317.

« Dès que je lisais un auteur, je distinguais bien vite sous les paroles l’air de la chanson qui en chaque auteur est différent de ce qu’il est chez les autres » (Contre Sainte-Beuve. Notes sur la littérature et la critique, Pléiade, p. 303, Pléiade Gallimard, 1984, p. 303.

1318.

Ibid., p. 312. Du côté de chez Swann, I, p. 41.

1319.

Hoa Hoï VUONG, Musiques de roman. Proust, Mann, Joyce, P.I.E.-Peter Lang, coll. « Nouvelle Poétique Comparatiste », Oxford, Berlin, Bruxelles, Frankfurt/Main, New York, Wien, 2003, p. 366.

1320.

Tadié, Proust et le roman, Op. Cit., p. 434.

1321.

Le temps retrouvé, III, pp. 859, 1017, 539, 1038.

1322.

La structure de Lotman est ici, en apparence, parfaitement adéquate, puisque le héros, Marcel, est celui qui n’a de cesse de transgresser cette frontière.

1323.

Du côté de chez Swann, I, p. 37.

1324.

Proust et le roman, Op. Cit., p. 423.