La dialectique sexuelle

Ce double mouvement se retrouve au niveau des personnages, dont le dévoilement de la véritable personnalité s’effectue, là aussi, à travers la rencontre de deux instants, tous deux événements romanesques. Eloignés dans le temps comme dans le récit, le second vient contredire les conclusions du premier, éclairer ce qui en celui-ci était resté mystérieux.

Ce qui est proprement un processus est flagrant dans le topos de la sexualité. De prime abord, là aussi, la structure de Lotman paraît tout à fait opératoire : la distance semble incommensurable entre la "normalité" hétérosexuelle et le "vice" de la « race maudite » (selon le titre d’un chapitre de Contre Sainte-Beuve), et toute la question est alors celle-ci : le personnage va-t-il parvenir à outrepasser aussi cette frontière particulière ? Et pourtant, à nouveau, on va voir que ce franchissement, qui devrait constituer l’événement romanesque selon la théorie de Lotman, n’aura pas vraiment lieu. Et qu’il ne s’agit pas tant d’un échec du héros que du brouillage de la frontière elle-même. Proust, en l’estompant progressivement, va dissoudre l’événement dans une sérialisation qui le rend, et la rend, problématiques. Ainsi l’événement romanesque se trouve déplacé du côté de la révélation pour le narrateur d’un brassage généralisé des préférences sexuelles.

Prenons l’exemple de la découverte, qui devient théorisation, de la sérialisation généralisée dans l’homosexualité masculine, à travers les apparitions successives du personnage de Charlus. La première peut difficilement être dite un événement – à peine un incident. Lors de cette scène où se fait la rencontre initiale entre Marcel et Gilberte, une courte incise fait le portrait fugitif d’« un monsieur habillé de coutil et que je ne connaissais pas », et qui « fixait sur moi des yeux qui lui sortaient de la tête ». Guère plus n’en est dit, à part le nom de ce « monsieur », révélé un peu plus loin dans une parenthèse. Pourtant déjà, comme un signe énigmatique, ce nom se trouve rapproché d’une mystérieuse « infamie » dont la nature reste ignorée 1325 . A ce stade, le baron passe encore pour l’amant d’Odette Swann.

Dans le deuxième moment de ce dévoilement, le « regard » s’affine et devient « œillade » : « J’eus la sensation d’être regardé par quelqu’un qui n’était pas loin de moi. Je tournai la tête et j’aperçus un homme d’une quarantaine d’années[…]. Il lança sur moi une suprême œillade à la fois hardie, prudente, rapide et profonde 1326  ». Les choses se précisent. Tout d’abord la scène est précédé d’un long portrait, fait par Saint-Loup, et qui contient quelques allusions aux « gentillesses » de son oncle Palamède de Charlus à l’égard « d’hommes du peuple ». Mais il y a plus. Certes, on peut considérer qu’il s’agit encore d’itération, puisque ce deuxième regard vient en quelque sorte prolonger et redoubler celui du Côté de chez Swann. Pourtant, l’utilisation dans cette scène du passé simple marque « le caractère singulier des événements racontés » (la formule est d’Emile Benveniste 1327 ). Même si Charlus a fait une fugitive apparition auparavant, c’est à une « scène de première vue 1328  » qu’il nous est donné d’assister, qui a toutes les couleurs d’un événement, à la manière de celle, canonique, de Mme Arnoux dans L’éducation sentimentale (le fameux « ce fut comme une apparition »).

L’analyse qui est faite de ce deuxième regard est beaucoup plus développée, et montre en particulier toute l’ambiguïté de l’attitude du baron, en contraste avec son « parti pris de virilité 1329  ». De multiples indices sont fournis : Mme de Villeparisis lui trouve « des délicatesses, une sensibilité féminines », « une finesse de sentiment que montrent rarement les hommes » ; sa voix « se posait, au moment où il exprimait ces pensées si délicates, sur des notes hautes, prenait une douceur imprévue et semblait contenir des chœurs de fiancées, de sœurs, qui répandaient leur tendresse ». Pourtant, ce n’est pas encore là qu’est révélé « ce secret que ne portaient pas en eux les autres hommes et qui m’avait déjà rendu si énigmatique le regard de Monsieur de Charlus ». Son « incognito », son « déguisement 1330  » le dissimulent encore.

Il faut attendre le début de Sodome et Gomorrhe pour que le narrateur (et le lecteur avec lui) ait l’illumination. Or la scène-événement où se révèle aux « yeux dessillés » de Marcel l’"inversion" de Charlus est aussi l’occasion d’un long développement sur l’homosexualité. Et c’est ce thème particulier qui va nous permettre de voir combien l’idée de série est essentielle dans la pensée et dans l’écriture de Proust. D’un côté il y a l’« intellection différée », la technique narrative de dévoilement progressif de la vérité détaillée ci-dessus. De l’autre il y a cette façon de dissoudre les "catégories" sexuelles dans une continuité généralisée. Ce brouillage des frontières a alors des conséquences, rétrospectives en quelque sorte, sur la lecture, en rendant problématique la révélation, et en obligeant du même coup à s’interroger sur le caractère d’événements des différents instants qui ont jalonné celle-ci.

Tout commence, une fois encore, par un regard – mais cette fois il s’agit de celui de Marcel : « Dès le début de cette scène, une révolution, pour mes yeux dessillés, s’était opérée en M. de Charlus ». C’est la dualité du baron qui est mise en évidence :

‘« En M. de Charlus un autre être avait beau s’accoupler, qui le différenciait des autres hommes, comme dans le centaure le cheval, cet être avait beau faire corps avec le baron, je ne l’avais jamais aperçu. Maintenant l’abstrait s’était matérialisé[…]. Je comprenais maintenant pourquoi tout à l’heure[…] j’avais pu trouver que M. de Charlus avait l’air d’une femme : c’en était une ! Il appartenait à la race de ces êtres, moins contradictoires qu’ils n’en ont l’air, dont l’idéal est viril, justement parce que leur tempérament est féminin, et qui sont dans la vie pareils, en apparence seulement, aux autres hommes 1331  » ’

Dans cet instant se révèlent certes le « vice, ou ce qu’on nomme improprement ainsi 1332  », mais surtout l’ambiguïté sexuelle. La découverte de l’erreur initiale sur l’amour supposé de Charlus pour Odette s’accompagne de celle de la fragilité et de la labilité des frontières entre les sexes.

Cette scène de Sodome et Gomorrhe est l’occasion pour Proust de montrer combien peu transgressif est le franchissement de la frontière sexuelle, et donc combien il devient problématique d’en faire un événement romanesque 1333 . L’intérêt narratif se déplace du côté d’une continuité sexuelle beaucoup plus que d’une différence, où, par une sorte de court-circuit, les instants successifs (celui du Côté de chez Swann, celui des Jeunes filles, celui de Sodome et Gomorrhe), s’éclairant les uns les autres, entrent eux-aussi dans une continuité sans rupture. A chaque fois, la découverte d’une vérité inaperçue se fait par ajointement de deux instants d’apparition du personnage, dont le second vient rectifier les conclusions trop hâtives du premier.

Ici, il s’agit donc de la différence sexuelle. Proust marque d’abord fortement, au long d’une phrase de plus de trois pages, la malédiction de cette « race », « allant chercher l’inversion jusque dans l’histoire, ayant plaisir à rappeler que Socrate était l’un d’eux,[…] sans songer qu’il n’y avait pas d’anormaux quand l’homosexualité était la norme[…] ». Et, pas à pas, ce qui est donc le mode du mouvement de toute La Recherche, nous sommes conduit à l’idée d’une indifférenciation de la préférence sexuelle : « Pourquoi […] serions-nous désolés d’apprendre que ce jeune homme recherche les boxeurs ? Ce sont des aspects différents d’une même réalité ». « La reconnaissance du sexe par lui-même, malgré les duperies du sexe, apparaît la tentative inavouée pour s’évader vers ce qu’une erreur initiale de la société a placé loin de lui », erreur initiale qui est aussi celle de Marcel sur Charlus, depuis l’époque du Côté de chez Swann.

Proust dresse alors un catalogue des différents degrés, ou « variétés », des invertis 1334 . Il devient même d’un continuisme, presque darwinien en somme, dans sa façon d’expliquer des particularités de comportement, comme ce « petit rire » de Charlus, « qui lui venait probablement de quelque grand’mère bavaroise ou lorraine, qui le tenait elle-même, tout identique, d’une aïeule 1335  ». Cette femme qui est en lui, il la tient de son hérédité 1336 .

Tous les développements de Proust n’ont donc pas pour but de minimiser l’importance de la découverte de l’homosexualité de Charlus, bien au contraire. Ils veulent montrer que cet événement est en fait comme la face visible, ou plutôt perceptible, de l’iceberg d’une continuité généralisée qui se manifeste dans tous les domaines – ici celui de la sexualité. Et la découverte de cette continuité se fait d’une manière qu’on pourrait dire "intempestive", car c’est à chaque fois sur le fond d’un sentiment et d’une impression éprouvés longtemps auparavant, plus ou moins erronés, que l’instant de la révélation s’épanouit. Ce balancement entre la sensation ou la perception présentes et son intégration au sein d’un continuum, dont les longues phrases de Proust ne sont pas la moindre des manifestations narratives, tel est le mouvement général de La Recherche. A chaque fois, la « résurrection du passé dans le présent » se fait par corrections successives, par approches progressives, et l’illumination finale éclaire les zones d’ombre qui apparaissaient dans les instants antécédents.

Il y a donc une double sérialisation "verticale". Dans le temps d’une vie d’abord, où, le long d’un récit qui décompose les découvertes, les instants "perdus" deviennent progressivement des instants "retrouvés". Dans la considération d’un temps beaucoup plus long ensuite, qui tend à prouver que nous sommes tous des hommes-femmes par notre hérédité évolutive, et qui débouche donc aussi sur l’affirmation d’une sérialité.

Mais il en est une autre, horizontale, affirmée en particulier dans la scène de Sodome et Gomorrhe : dès lors que la part du féminin chez l’homme ou du masculin chez la femme reçue des ancêtres est plus ou moins importante, il n’y a plus que des différences de degrés entre les formes du "vice" dont Proust avait dressé la liste (formes qui cette fois, fondées sur des comportements, sont tributaires « non de l’hérédité, mais de la vie individuelle » : le fond commun est bien le même).

Cette double sérialisation, en instaurant ce que Luc Fraisse appelle une « ligne segmentée du successif 1337  » à la fois verticale et horizontale, en fragmentant cette frontière de la préférence sexuelle, finit par la rendre de plus en plus indistincte. Et c’est ainsi que Proust part de ce qui semble d’abord être un pur événement narratif (ici la découverte de l’homosexualité de Charlus), avant de l’insérer dans une continuité proprement déconstructrice. L’événement qu’aurait pu être la transgression de la frontière sexuelle est, au minimum, problématisé : l’expérience homosexuelle de l’hétérosexuel, ou celle, hétérosexuelle, de "l’inverti" garde-t-elle sa force de surprise, d’inattendu, de nouveau ? L’événement est ainsi dilué dans la découverte progressive de la généralité de cette indistinction dans les choix 1338 , qui engendre des figures de plus en plus complexes : les hommes « jouent pour la femme qui aime les femmes le rôle d’une autre femme, et la femme leur offre en même temps à peu près ce qu’ils trouvent chez l’homme, si bien que l’ami jaloux souffre de sentir celui qu’il aime rivé à celle qui est pour lui presque un homme, en même temps qu’il le sent presque lui échapper, parce que, pour ces femmes, il est quelque chose qu’il ne connaît pas, une espèce de femme 1339  ».

Morel est le personnage emblématique de cette destruction, ou de cette fusion, des clivages habituels. Amant de Charlus, peut-être d’Albertine 1340 , il leur sert aussi de "rabatteur". Il est encore à l’origine de la réunion Verdurin où s’unissent « le génie et la gaine de vices où il est si fréquemment contenu », réunion qui a pour « motif proche, immédiat, les relations qui existaient entre M. de Charlus et Morel », dont « la cause plus lointaine » était les « relations parallèles à celles de Charlie et du baron » d’une jeune fille avec Melle Vinteuil. Le narrateur parle alors d’une « sorte de chemin de traverse, de raccourci 1341  » dans lequel se perdent toutes les différences d’abord si affirmées. Il ne s’agit plus de franchir une frontière puisqu’il n’y a plus que des écarts de degrés 1342 à partir de cet « hermaphrodisme initial, à ces époques d’essai où n’existaient ni les fleurs dioïques ni les animaux unisexués ». Les frontières sexuelles se dissolvent dans cette unité originelle et dans la multiplicité des combinaisons actuelles possibles. Et c’est finalement autour de la "découverte" de cette unité comme de cette multiplicité que tourne le récit de Proust, d’un événement initial à sa déconstruction dans une sérialité et une continuité beaucoup plus originaires.

Notes
1325.

Du côté de chez Swann, I, p. 141. La parenthèse est un murmure du grand-père de Marcel : « Ce pauvre Swann, quel rôle ils lui font jouer : on le fait partir pour qu’elle reste seule avec son Charlus, car c’est lui, je l’ai reconnu ! Et cette petite, mêlée à cette infamie » (p. 142).

1326.

A l’ombre des jeunes filles en fleurs, I, pp. 751-752.

1327.

«Les Relations de Temps dans le Verbe Français », Op. Cit., p. 241. Dans le récit, aussi bien historique que de fiction, « le temps fondamental est l’aoriste».

1328.

Voir Jean ROUSSET, Leurs yeux se rencontrèrent, la scène de première vue dans le roman, Corti, 1984.

1329.

A l’ombre des jeunes filles en fleurs, I, p. 762. Pourtant, il va , un peu plus loin, pincer le cou de Marcel « avec une familiarité et un rire vulgaire » (p. 767).

1330.

Ibid., pp. 761 à 764.

1331.

Sodome et Gomorrhe, II, p. 614.

1332.

Ibid., p. 618.

1333.

On obsevera que, comme il s’agit d’une révélation beaucoup plus générale, Proust revient à l’imparfait.

1334.

Depuis ceux à « l’enfance timide », jusqu’à ceux aux « sens plus violents », aux « jeunes fous », aux «solitaires » (Sodome et Gomorrhe, II, pp. 621-623). Antoine COMPAGNON pense que cette théorie de «l’homme-femme » (p. 601) provient de la Psychopathia Sexualis de Krafft-Ebing, où l’on trouve une taxinomie graduée de l’inversion, de l’hermaphrodisme à l’androgynie, en passant par l’homosexualité, puis l’efféminement (Proust entre deux siècles, Seuil, 1989, pp. 269-270).

1335.

En remontant encore plus haut, il y aurait un « hermaphrodisme initial dont quelques rudiments d’organes mâles dans l’anatomie de la femme et d’organes femelles dans l’anatomie de l’homme semblent conserver la trace » (Sodome et Gomorrhe, II, p. 628). Le darwinisme de la vision est explicite : les « mimiques » de Charlus et de Jupien sont comparées aux « gestes tentateurs adressés aux insectes, selon Darwin, par les fleurs dites composées » (Ibid., pp. 629-630). Eux aussi, les deux amants, sont « composés »…

1336.

Où, un peu comme dans le naturalisme, hérédité et évolution se confondent, ontogenèse et phylogenèse (voir Compagnon, Proust entre deux siècles, Op. Cit., p. 272).

1337.

Le processus de la création chez Marcel Proust, Op. Cit., p. 10.

1338.

Un travail analogue aurait pu être fait avec le "lesbianisme", à partir de la fameuse scène de Montjouvain entre Melle Vinteuil et son "amie". Sauf que dans ce cas il ne peut pas y avoir théorisation, parce que l’essence même de Gomorrhe est le mensonge, la dissimulation et le travestissement. Cette fois l’événement de la découverte de l’homosexualité féminine est "déconstruit" par celui de la duplicité féminine, qui remet elle aussi en cause toute idée de frontière bien définie dans les comportements sexuels. Le narrateur peut alors parler de ce movimentum qui rend la jeune fille « capable d’accéder à tant de possibilités diverses dans le courant vertigineux de la vie » (La prisonnière III, p. 65). De celle que nous avions vu l’instant d’avant à celle que nous ne reconnaissons plus, laquelle est la vraie, laquelle s’était travestie ? L’événement de la sérialité se retrouve dans chacune de ces femmes qui toujours échappent à la saisie, ces "fugitives", dans l’écart permanent qu’on découvre entre ce qu’on en attend et ce qu’elles apparaissent, « ce fractionnement d’Albertine en de nombreuses parts, en de nombreuses Albertines, qui était son seul mode d’existence en moi » (Ibid., p. 529).

1339.

Sodome et Gomorrhe, II, pp. 622-623.

1340.

Cf. Ibid., p. 1032.

1341.

La Prisonnière, III, p. 264.

1342.

Gilles Deleuze a décomposé ces degrés, « où la partie mâle ou la partie femelle d’un homme ou d’une femme peuvent entrer en rapport avec la partie femelle ou la partie mâle d’une autre femme ou d’un autre homme (dix combinaisons pour les huit éléments) » et il ajoute en note : « on aura donc p.m. d’un homme et p.f. d’une femme, mais aussi bien p.m. d’une femme et p.f. d’un homme, p.m. d’un homme et p.f. d’un autre homme, p.m. d’un homme et p.m. d’un autre homme…, etc » (Proust et les signes, Op. Cit., p. 211).