La dialectique spatiale : les « côtés »

Ces événements initiaux, ces instants magiques sont pourtant bien au cœur du fonctionnement de la mémoire proustienne. La fulgurance de son jaillissement est toujours dédoublée : deux temps, deux perceptions, deux sensations, deux espaces s’y télescopent dans la condensation métaphorique de ces instants privilégiés.

Je prendrai pour dernier exemple l’ordre spatial : il s’agit bien sûr des deux "côtés", dont l’opposition est d’abord clairement posée. On l’a souvent dit, cette dualité géographique de Combray, partagée entre le côté de Méséglise et celui de Guermantes, est aussi un espace mental, lié à une distance autant temporelle que spatiale : « J’avais pu croire pendant des années qu’aller chez Mme Swann était une vague chimère que je n’atteindrais jamais ; après avoir passé un quart d’heure chez elle, c’est le temps où je ne la connaissais pas qui était devenu chimérique et vague comme un possible que la réalisation d’un autre possible a anéanti. » A ce stade, la définition de l’événement romanesque par Lotman est encore opératoire, car la frontière franchie par le héros est bien réelle : le changement « se composait de deux états que je ne pouvais, sans qu’ils cessassent d’être distincts l’un de l’autre, réussir à penser à la fois 1343  ». Il y a pourtant déjà cette singularité : cette frontière, dont le caractère social se traduit en termes spatiaux, a changé de nature en devenant temporelle. Le narrateur ne parvient plus à se transporter dans ce passé où l’espace à franchir paraissait incommensurable.

Mais dans ce dernier cas encore, Proust va progressivement montrer que la distinction de deux espaces au sein d’un même topos ne laisse pas d’être problématique. C’est que les distinctions sociales sont elles aussi des constructions, fondées cette fois non plus sur l’hérédité mais sur l’héritage 1344 , et comme telles d’autant plus fragiles. Cette idée, développée pas à pas dans toute la Recherche, va culminer dans le Temps Retrouvé avec les multiples "collusions" qui s’y produisent. Le narrateur les détaille à partir du personnage de Mlle de Saint-Loup : « avant tout venaient aboutir à elle les deux grands "côtés" où j’avais fait tant de promenades et de rêves – par son père Robert de Saint-Loup le côté de Guermantes, par Gilberte sa mère le côté de Méséglise qui était le côté de chez Swann». Mais c’est aussi Mme Verdurin, devenue princesse de Guermantes, ou Swann qui « avait aimé la sœur de Legrandin, lequel avait connu M. de Charlus, dont le jeune Cambremer avait épousé la pupille 1345 », ou encore Bloch : il « avait beau multiplier les fautes à la matinée Villeparisis et s’être fait quasiment montrer la porte, vingt ans après il gagne l’intimité Guermantes 1346 », etc.

Pourquoi donc cette frontière, restée érigée malgré son franchissement par le héros, se brouille-t-elle à son tour, comme celles entre les deux sexualités, déplaçant du même coup l’événement de la découverte du côté de ce brouillage ? C’est que les "classes sociales" sont chez Proust un conglomérat de petites sphères qui rapidement n’ont plus pour référence qu’un critère purement abstrait : il s’agit d’ "en être ou pas", comme pour l’homosexualité. Ce sont des sous-groupes qui reposent sur un sentiment d’appartenance, la plupart du temps inconscient : la duchesse de Guermantes, par exemple, ne mesure pas que sa « situation n’existe que dans les esprits qui y croient 1347  ». Ce système est de pure convention, reconnaissable entre autres par son langage et ses tics : le « code » de Françoise « à l’égard des choses qui peuvent ou ne peuvent pas se faire » n’est pas moins « impérieux, abondant, subtil et intransigeant 1348  » que celui des Guermantes. Toutes ces sphères fonctionnent selon des préjugés, et souvent des manières, presque analogues. Chez Proust, loin qu’il soit défini comme chez Balzac par sa situation sociale, c’est le personnage qui pose ces barrières arbitraires, appuyées sur des désirs personnels d’exclusion fugitifs, instables, l’objectif étant d’accéder au sous-groupe d’"au-dessus". La hiérarchie des classes devient simple classement.

Dans un premier temps celui qui cherche à franchir la barrière de ces classes 1349 la consolide, tant son désir de pénétrer le sous-groupe accrédite pour celui-ci la réalité de ses conventions. C’est donc ce "mutant" qui définit les sous-groupes et la frontière, essentiellement fictive, à franchir. La perspective est à l’inverse de celle du roman réaliste, où le héros se définit par cette ambition sociale d’accès au "monde" 1350 : c’est ainsi qu’Illusions Perdues commence par une définition du réel d’emblée considérée comme vraie, le roman décrivant ensuite les efforts de Lucien pour s’adapter à lui et y rendre adéquat son paraître. La Recherche, elle, serait l’histoire d’un sujet qui cherche une définition possible du réel et hésite sans cesse à la trouver, puisque c’est par sa vision propre que ce réel se construit.

Cette libre circulation entre « les gradins sociaux » fait aussi « perdre aux clivages de leur absolu 1351  », et montre le caractère instable et illusoire de ces barrières. Ce qui explique leur brouillage, de La Fugitive au Temps Retrouvé 1352 , et dans tous les sens : « Le fils de Mme de Cambremer pour qui Legrandin craignait tant d’avoir à nous donner une recommandation parce qu’il ne nous trouvait pas assez chic, épousant la nièce d’un homme qui n’aurait jamais osé monter chez nous par l’escalier de service ! » ; Charlus, qui se « canaillise », et d’une manière générale « les conglomérats de coteries (qui) se défaisaient et se reformaient selon l’attraction d’astres nouveaux destinés d’ailleurs eux aussi à s’éloigner, puis à reparaître 1353  ». Deux séries sont là encore en présence, d’abord parallèles et injoignables, puis « entre ces deux routes des transversales s’établissent », car « la plupart des êtres […ne sont-ils pas] comme sont dans les forêts les "étoiles" des carrefours où viennent converger des routes venues, pour notre vie aussi, des points les plus différents ? 1354  » En définitive, ces multiples chemins, partant dans toutes les directions, qui se sont tracés dans cette pure construction des classes sociales, ont effacé ces distinctions qui paraissaient si gigantesques, et dont le franchissement semblait si improbable.

Ces chemins sont finalement les véritables événements que La recherche explore. Et la technique de Proust consiste dans un premier temps à nous préparer à la survenue d’un événement en instaurant, à l’intérieur de chaque topos, une frontière dont le lecteur s’attend à ce qu’elle soit franchie par le personnage, puis, dans un deuxième temps, à déjouer cette attente en nous montrant combien illusoires sont ces distinctions initiales. Et c’est ainsi que l’événement romanesque s’est déplacé du côté de ce "déjouement".

Un dernier "héros", subsumant tous les autres, est emblématique de toute la démarche de Proust, celui qui pourrait répondre à la question : Qui parle ? Qui raconte ces fausses barrières, si fragiles ? Qui a cette vision d’un monde vu de façon non plus catégorielle mais sérielle, en degrés et intervalles, rendant ainsi toute survenue d’un événement narratif si problématique ? Est-ce Proust ? son personnage ? son héros ? son narrateur ? Telle est l’ultime question, si débattue, sans réponse définitive 1355 . A moins que la réponse soit là aussi à trouver dans l’idée d’une simple différence de degrés entre l’auteur et le narrateur… Dans le fameux "résumé" de Genette, « Marcel devient écrivain », le mot important est ce devient, qui traduit la pensée sérielle, la volonté de continuité de Proust, dans sa quête perpétuelle d’un commencement de l’écriture.

C’est pourquoi j’ajouterai un étage supplémentaire : « Marcel commence à devenir écrivain ». Et ce "commencement" dure toute la Recherche.

***

‘« Ainsi il faudrait penser que personne ne pourra jamais rendre le bredouillement de l’instant qui naît », se demande Gombrowicz dans Cosmos. Et pourtant, Virginia Woolf et Broch, Musil et Proust n’y sont-ils pas d’une certaine manière parvenus 1356  ? ’
Notes
1343.

A l’Ombre des Jeunes Filles en Fleurs, I, p. 538-539.

1344.

« L’identité sociale ne relève pas précisément d’une hérédité, […] mais est de l’ordre d’un héritage qui rappelle les transmissions de biens matériels et renvoie proprement à la grande Histoire et à ses modes de production » (Dubois, Pour Albertine, Op. Cit., p. 93).

1345.

Le temps retrouvé, III, pp. 1029 et 1030.

1346.

Anne HENRY, Proust romancier, Le Tombeau Egyptien, Flammarion, 1983, p. 130. Je m’inspire ici de ses analyses (pp. 128-132).

1347.

Le Temps Retrouvé, III, p. 992.

1348.

Du Côté de chez Swann, I, p. 28.

1349.

C’est-à-dire l’"actant" de Lotman et de la sémiotique, le "mutant" selon Anne Henry, « figure sociologique par excellence ».

1350.

A. Henry écrit : « Il est piquant qu’un non-croyant [Proust] ait démantelé cette barricade, la croyance à la détermination matérielle » (Op. Cit., p. 131).

1351.

Dubois, Pour Albertine, Op. Cit., p. 129.

1352.

Deleuze fait une interprétation de ce brouillage dans le sens « statistique » d’une synthèse disjonctive, là aussi : entre les «côtés », les « profils » d’Albertine, etc., « toute l’œuvre consiste à établir des transversales […], affirmant l’unité très originale de ce multiple-là, affirmant sans les réunir tous ces fragments irréductibles au Tout » (Proust et les signes, Op. Cit., p. 153).

1353.

La Fugitive, III, p. 659 ; Le temps Retrouvé, III, p. 992.

1354.

Le temps retrouvé, III, p. 1029. Roland BARTHES parle ainsi du « voyage d’écriture » de Proust : « la grande opposition qui semble au départ rythmer à la fois les promenades de Combray et les divisions du roman (Du côté de chez Swann / Le côté de Guermantes) [est] révocable : on le sait, le Narrateur découvre un jour avec stupéfaction (la même qu’il éprouve à constater que le baron de Charlus est une Femme, la princesse Sherbatoff une tenancière de mauvais lieu, etc.) que les deux routes qui divergent de la maison familiale se rejoignent et que le monde de Swann et celui de Guermantes[…] finissent par coïncider en la personne de Gilberte, fille de Swann et épouse de Saint-Loup » (« Une Idée de Recherche »[1971], in Recherche de Proust, Points Seuil, 1998, pp. 34-39. Pp. 38-39).

1355.

« De toute façon, comme tous les commentateurs de Proust, nous hésiterons souvent à désigner en clair la réalité du sujet énonciateur », écrit par exemple Dubois (Pour Albertine, Op. Cit., p. 21). Tadié parle quant à lui d’un « je poétique », qui « ne laisse même pas subsister le personnage du narrateur » (Proust et le roman, Op. Cit., p. 435).

1356.

Cosmos, Op. Cit., p. 41. Le n° 11 de la revue Modernités (Op. Cit.), consacré à l’instant romanesque, étudie un certain nombre d’écrivains (Bernanos, Giono, Nabokov, Antonio Tabucchi, Marie Ndiaye…) qui ont poursuivi cette quête de « l’instant qui naît ».