Sixième partie. De la copie au formalisme. l’événement s’amenuise ?

Commençons par ne parler de rien, nous finirons par tout dire.
Eugène SAVITZKAYA 1357

Dans la pensée de Proust, ontogenèse et phylogenèse vont de pair, et leur histoire commune n’est pas faite de ruptures et de catastrophes qui viendraient à chaque fois bouleverser le paysage antérieur, en créant un nouveau mode des choses, mais de façon continuée, par degrés. C’était particulièrement flagrant dans le cas de la dialectique sexuelle, où la référence à Darwin est explicite, mais c’est aussi vrai dans tous les champs explorés par La recherche, social, temporel, affectif, etc. Le continuisme est à l’ordre du jour, venu notamment de la théorie évolutionniste.

Et de Flaubert, bien sûr. Il est maintenant temps d’aborder l’étude de la dernière œuvre de "l'ermite de Croisset". Car à partir de Bouvard et Pécuchet, cette sorte d’"ovni" de la littérature, une autre voie s’est ouverte, autre que celle de la quête de l’instant mystique, mais tout aussi capitale, tant dans les auteurs qui la jalonnent que dans les questions qu’elle pose. S’y fera la rencontre d’écrivains qui s’interrogent plus directement sur leur propre écriture, voire sur le langage lui-même, par-delà les significations mêmes qu’il peut véhiculer. Le thème privilégié de la copie va nous conduire jusqu’à des œuvres, de Maupassant à Kafka notamment, qu’on a parfois pu être tenté de dire formalistes. La part de l’événement romanesque "classique" se réduisant sans cesse dans de telles œuvres, aboutiraient-elles à une impasse, comme le craint Ricœur 1358 ? Ce sera bien sûr une des questions qui se poseront. Je voudrais montrer qu’en fait on rencontrera dans ces parages certains textes (s’agira-t-il encore de romans ?) où l’événement romanesque apparaîtra comme ramené à une sorte d’origine, en particulier avec Joyce, Nathalie Sarraute, Beckett.

Mais repartons du commencement. Le même parcours effectué plus haut dans les théories biologiques, Bouvard et Pécuchet l’ont suivi – à leur manière, accélérée. Ils s’enthousiasment d’abord pour le Discours sur les catastrophes, entreprennent du coup des recherches paléontologiques, avant de redécouvrir le « natura non facit saltum » darwinien, qui ternit l’éclat de l’auréole de Cuvier :

‘« Le lendemain soir au Havre, en attendant le paquebot, ils virent au bas d’un journal, un feuilleton intitulé De l’enseignement de la géologie.
Cet article, plein de faits, exposait la question comme elle était comprise à l’époque.
Jamais il n’y eut un cataclysme complet du globe ; mais la même espèce n’a pas toujours la même durée, et s’éteint plus vite dans tel endroit que dans tel autre. […] En résumé, les modifications actuelles expliquent les bouleversements antérieurs. Les mêmes causes agissent toujours, la Nature ne fait pas de sauts, et les périodes, affirme Brongniart, ne sont après tout que des abstractions.
Cuvier jusqu’à présent leur avait apparu avec l’éclat d’une auréole, au sommet d’une science indiscutable. Elle était sapée. La Création n’avait plus la même discipline ; et leur respect pour ce grand homme diminua. » 1359

Les deux "bonshommes" sont-ils trop bêtes d’être, comme pour chacune de leurs expériences, pris par la répétition mécanique d’un savoir ? Flaubert ne répond pas de manière aussi tranchée. Avec Bouvard et Pécuchet, il s’approche d’une limite où le langage, en une sorte d’"hyperréalisme" mimétique, en vient à la redondance absolue de la copie. L’événement, à ce qu'il semble dans un premier temps, s’y annihile dans sa répétition.

C'est pourquoi on peut dire que la dernière œuvre de Flaubert est aussi la plus statique : dans Bouvard et Pécuchet, ce ne sont plus seulement les événements qu’elle décrit qui se répètent, mais la langue elle-même. Elle s’immobilise, rend vaine toute quête d’un hypothétique sens de l’histoire, rend dérisoires tous les discours savants. Et c’est sans doute parce que chez Flaubert les nouveautés (« l’asyndète généralisée » de Barthes) se retrouvent non seulement dans les formes stylistiques de Bouvard et Pécuchet, mais dans le thème même du livre, qu’il lui a été reconnu une valeur inaugurale. 

A l’instar de Bartleby. Comme le roman de Flaubert, la nouvelle de Melville prend en effet l’écriture comme thème central d’une façon paradoxale, sous la forme de la copie. Dans ces deux œuvres, la narration se retourne sur elle-même, en exhibant de manière impudique ses « oripeaux », comme une prostituée de Georges Bataille. L’événement deviendrait donc affaire purement linguistique, c’est l’acte même d’écrire qui fait événement, qui est pris comme sujet, comme histoire 1360 . Et en même temps, toute l’impossibilité d’un tel sujet est montré – soit, avec Flaubert, par l’impasse de l’inachèvement, soit, avec Melville, par le caractère proprement intenable de la position de Bartleby, avec sa fameuse préférence négative.

Notes
1357.

En vie, Minuit, 1994, p. 122.

1358.

Pour l’auteur de Temps et récit, dans un certain nombre d’œuvres modernes, la « recherche de cohérence » du lecteur serait frustrée par « la stratégie de déception » ourdie par les auteurs (il donne l’exemple de Joyce) : « A l’inverse d’un lecteur menacé d’ennui par une œuvre trop didactique, dont les instructions ne laissent place à aucune activité créatrice, le lecteur moderne risque de ployer sous le faix d’une tâche impossible, lorsqu’il lui est demandé de suppléer à la carence de lisibilité machinée par l’auteur » (Temps et récit, III, Op. Cit., pp. 307-308).

1359.

Bouvard et Pécuchet, Op. Cit., pp. 153-154.

1360.

Henri MESCHONNIC pointe la carence de la réflexion structuraliste sur le récit, qui, pensant faire une « poétique de la prose », comme Todorov, ne fait en fait qu’une grammaire des situations, sans aucunement se préoccuper des signifiants. Or ce thème de la copie ne met-il pas au cœur du sujet le langage dans sa matérialité la plus "matérielle", si l’on peut dire ? (voir Critique du rythme[1982], Verdier, 2002, notamment pp. 412 et 444).