Chapitre I. Ceci n’est pas un écrivain, ou l’événement nié par la répétition

La limite où l’écriture s’abîme en elle-même, dans la copie.
Antoine COMPAGNON

La plupart des gens originaux sont forcés de consacrer tout leur temps à plagier
William GADDIS 1361

Posant nombre de questions à l’écrivain sur ce qu’il place au point focal de son œuvre, la rencontre des deux copistes de Flaubert avec celui de Melville, et leur confrontation à d’autres de leurs "collègues" littéraires, prédécesseurs ou contemporains, ouvrent d’intéressantes perspectives.

On rencontre en effet ces préposés aux écritures dans tous les bureaux du XIXe siècle (études d’hommes de lois, de comptables, administrations diverses…), et il n’est dès lors guère étonnant de les voir apparaître dans la littérature – tous plus ou moins singuliers : de l’Akakiévitch du Manteau de Gogol, auquel répond le Diévouchkine des Pauvres gens, première œuvre de Dostoïevski, de l’étudiant Anselme du Vase d’or d’Hoffmann au Simon des Enfants Tanner de Robert Walser, – tous plus ou moins dérangés, ce qui, on en conviendra, est peu en accord avec leur profession.

Car leur activité est si normative 1362 … Quelques exemples suffiront :

L’archiviste Lindhorst du Vase d’or cherche « un homme qui sache parfaitement dessiner à la plume, afin de pouvoir transcrire avec la plus grande exactitude et la plus grande fidélité tous les caractères sur parchemin et à l’encre de Chine ».

Lorsque son directeur lui propose « d’extraire d’un mémoire complètement au point un rapport destiné à une autre administration : tout le travail consistait à changer le titre général et à faire passer quelques verbes de la première à la troisième personne », le copiste de Gogol est pris de panique : « Cette tâche parut si ardue à Akaki Akakiévitch que le malheureux tout en nage se frotta le front et finit par dire : "Non, décidément, donnez-moi quelque chose à copier." Depuis lors on le laissa à sa copie, en dehors de laquelle rien ne semblait exister pour lui ».

Quant au prince Mychkine, l’idiot de Dostoïevski, son discours enthousiaste sur différents « spécimens » d’écriture qu’il a copiés avec succès (de celle des « métropolites » du XIVe siècle à celle des écrivains publics du XVIIIe siècle français, de celle de l’administration militaire russe à la « cursive anglaise »…) débute sur ce même thème de l’exactitude et de la précision : « Voici la reproduction exacte de la propre signature de l’hégoumène Pafnouti d’après un manuscrit du XIVe siècle, expliqua le prince avec un vif mouvement de plaisir 1363  ».

Mais si tous ces copistes sont "dérangés", n’est-ce pas aussi parce que leur intrusion dans la littérature est foncièrement dérangeante, que ces héros éminemment borgésiens la mettent en danger, en bouleversant la hiérarchie traditionnelle de la fiction, où l’événement qui advient au héros est au cœur de l’organisation romanesque ?

Ne risquent-ils pas de rendre caduque toute la mimésis littéraire, puisque leur reproduction (de la réalité) ne peut être que parfaite ? Ces "cloneurs" avant l’heure ne sont-ils pas aussi des espèces de clones, ridicules, de l’écrivain, puisqu’il n’y a pas de différence entre les voir copier et voir écrire un écrivain ?

Où l’on retrouve la problématique de Benjamin, et sa profonde remise en cause de la littérature. La question posée à la mimésis est fondamentale … Retrouvant les fameuses formules de Montaigne 1364 ou de La Bruyère, l’existence de ces copistes n’affirme-t-elle pas l’idée que toute création littéraire n’est de toute façon que réécriture ? Puisque tout a déjà été dit, tout n’est donc que copie, et donc tricherie : « Mais copier, alors c’est mal vu, remarquez tout le monde copie, seulement ceux qui sont malins, ils changent les noms par exemple, ou enfin ils s’arrangent pour prendre des bouquins épuisés 1365 ». Pire que d’être à jamais perdus, « l’ici et le maintenant de l’original », son « authenticité » 1366 , risquent de n’avoir jamais existé que de façon fantasmatique.

Cette « perte de l’aura » des œuvres d’art s’inscrit dans le cadre plus général de celle de la tradition dans l’analyse de Benjamin : « la "valeur de tradition" des œuvres est elle-même affectée, elle est littéralement "dévaluée" ». En effet, unicité et durée vont de pair, et dès lors qu'il y a « reproductibilité », la valeur de durée est perdue, il convient même de la détruire pour entrer dans l’ère de l’instantané : l’idée même d’authenticité n’y a plus de sens, car « l’actualisation est plus importante que l’original 1367  ».

Baudelaire, voyant le danger, s’est violemment opposé à cette actualisation – retrouvant la condamnation platonicienne de l’image :

« Dans ces derniers temps nous avons entendu de mille manières différentes : "Copiez la nature ; ne copiez que la nature. Il n’y a pas de plus grande jouissance ni de plus beau triomphe qu’une copie excellente de la nature." Et cette doctrine, ennemie de l’art, prétendait être appliquée non seulement à la peinture, mais à tous les arts, même au roman, même à la poésie. » 1368

La quintessence de cette théorie dégénérée est la photographie – cette technique de reproduction, d’instantané justement, ce « message sans code », selon le mot de Roland Barthes 1369 , dont on a vu combien dans « le déclin de l’aura » elle a joué un rôle décisif 1370 :

‘« Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contribua pas peu à confirmer la sottise dans sa foi et à ruiner ce qui pouvait rester de divin dans l’esprit français. […] Un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre fut son Messie. Et alors elle se dit : "Puisque la photographie nous donne toutes les garanties désirables d’exactitude (ils croient cela, les insensés !), l’art, c’est la photographie". A partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal. » ’

Dès lors, pour Baudelaire, rétablir les pouvoirs du léger, de l’impalpable, du frivole (d’où la figure exemplaire du dandy), c’est proclamer la souveraineté de l’imagination (« L’imagination est la reine du vrai, et le possible est une des provinces du vrai »), contre la reproduction « fidèle » de la nature, qui n’a pas de sens : « Je trouve inutile et fastidieux de représenter ce qui est, parce que rien de ce qui est ne me satisfait. La nature est laide, et je préfère les monstres de ma fantaisie à la trivialité positive ».

Mais alors, quelle position accorder à la copie (pour l’auteur des Fleurs du mal sous sa forme photographique, mais le support ne change rien à l’affaire) ? Celle, définitivement modeste, d’une « très humble servante » :

‘« Il faut donc que la photographie rentre dans son véritable devoir, qui est d’être la servante des sciences et des arts, mais la très humble servante, comme l’imprimerie et la sténographie, qui n’ont ni créé ni suppléé la littérature. […] Qu’elle soit enfin le secrétaire et le garde-note de quiconque a besoin dans sa profession d’une absolue exactitude matérielle, jusque là rien de mieux. […] Mais s’il lui est permis d’empiéter sur le domaine de l’impalpable et de l’imaginaire, sur tout ce qui ne vaut que parce que l’homme y ajoute de son âme, alors malheur à nous ! » (je souligne)’

Serait-ce enfin dans ce « malheur », où l’événement va devenir de « l’imaginaire » dans la langue, que les héros de Flaubert et Melville nous font entrer ?

C’est bien là en tout cas que va se mesurer la différence entre les copistes de Gogol, d’Hoffmann, voire de Dostoïevski, et ceux de Melville et Flaubert – et la nouvelle problématique romanesque que Bartleby et Bouvard et Pécuchet inaugurent. Repartons donc des premiers.

Le commentaire du Manteau par Eikhenbaum, un des textes fondateurs du formalisme russe, est à cet égard particulièrement instructif. En accord avec nos thèses de la première partie, Eikhenbaum pose d’abord les principes déjà évoqués concernant la nouvelle : dans « la nouvelle primitive aussi bien que [dans] le roman d’aventures, […] l’intérêt et le mouvement sont déterminés par une succession rapide et inattendue d’événements et de situations ». Puis il affirme que la particularité de l’auteur du Manteau est justement que chez lui « le sujet est toujours pauvre, voire inexistant 1371  », et rapproche alors cette tendance de Gogol de sa difficulté à trouver des anecdotes autour desquelles construire ses récits.

Mais, infléchissant la thèse d’Eikhenbaum, qui voit dans cette carence le signe que « la dynamique véritable [des récits de Gogol] et en même temps la composition de ces œuvres sont comprises dans la construction narrative, dans le jeu du style 1372  », ne peut-on affirmer que si Gogol court après des anecdotes, c’est précisément parce qu’il reste prisonnier de « la nécessité de donner un sujet quelconque à ses œuvres 1373  », et que les anecdotes lui apparaissent indispensables à la réception, et donc aussi à l’écriture, d’un récit ?

Eikhenbaum s’attache à montrer les effets grotesques et comiques des calembours et jeux de mots, toute la « pantomime » stylistique que déploie Gogol avec virtuosité, et son analyse du Manteau reste très juste. Toutefois, pour l’angle de lecture que j’ai choisi, on peut dire que Gogol reste au seuil du thème de la copie et de ses possibilités de contestation de la fiction classique. Contrairement à ce qui va se passer avec Bouvard et Pécuchet et Bartleby, la nouveauté qu’aurait pu constituer la liaison de ces moyens du comique avec ce thème est à peine effleurée 1374 . Le héros n’est copiste que parce que cela permet d’exhiber à travers lui la caricature du fonctionnaire : celui qui ne prend aucune initiative – d’où le contraste avec la nouveauté que constitue l’achat d’un manteau.

L’affirmation d’Eikhenbaum sur le caractère « non événementiel 1375  » du Manteau paraît alors excessive, car la nouvelle est bien construite autour de ces deux événements centraux et symétriques que sont l’achat de la fameuse pelisse, et son vol, avec une évasion finale vers le fantastique 1376 … 

Avec Les pauvres gens, une étape est franchie. Plus qu’un hommage au grand modèle de Gogol, ce roman, publié par Dostoïevski en 1846, se veut d’abord une réponse au pessimisme et à la dérision du Manteau 1377 – y compris dans la reprise du thème de la copie.

La première œuvre de l’auteur des Frères Karamazov est pourtant d’une facture générale très conventionnelle : c’est un roman par lettres à la manière du XVIIIe siècle, et nombre d’entre elles introduisent l’événement qu’elles narrent d’une façon mélodramatique, usant des ficelles du roman populaire :

« Je vous annonce, ma chérie, qu’à la maison est survenu un événement des plus tristes …

Je vous écris hors de moi. Je suis bouleversé par un événement affreux…

Je suis dans un trouble affreux. Ecoutez un peu ce qui nous est arrivé. Je prévois un événement fatal…

Aujourd’hui, il s’est produit à la maison un événement inattendu, inexplicable et excessivement affligeant… ».

Mais Diévouchkine, ce modeste préposé aux écritures d’une administration aussi mesquine que celle d’Akakiévitch, va petit à petit se découvrir écrivain – et Dostoïevski nous fait suivre le lent cheminement de son scribe à la quête de son « style » tout au long des lettres qu’il écrit à sa protégée 1378 , son progressif affranchissement de sa condition de copiste 1379 . Il commence par se rebiffer contre les sarcasmes dont à la façon d’Akakiévitch il est l’objet :

‘12 juin : « Je sais bien que je n’accomplis pas une grande œuvre en faisant des écritures ; pourtant j’en suis fier : je travaille à la sueur de mon front. Quel mal y-a-t-il à cela ? Est-ce un péché ? « Il fait des écritures ! Ce rat de ministère fait des écritures ! » Voilà ce qu’on dit. Qu’y a-t-il de si malhonnête là dedans ? Une écriture bien lisible, élégante et agréable à regarder et son Excellence est satisfaite… Je n’ai pas de style ; je sais bien qu’il me fait défaut, le maudit ; c’est pour cela que je ne suis pas monté en grade et qu’aujourd’hui, ma chérie, je vous écris tout uniment, sans enjolivures, ce que j’ai sur le cœur, tel quel… Je sais tout cela ; et d’ailleurs, si tous se mettaient à écrire, qui est-ce qui recopierait ? » 1380

En même temps que la découverte de la littérature, les premiers éléments de « style », sous la forme de rêves d’écriture, viennent à Diévouchkine lorsqu’il devient copiste de l’écrivain Rataziaïev :

‘26 juin : « Rataziaïev s’y entend, il est connaisseur, il écrit lui-même, ah ! comme il écrit ! Une plume si alerte et du style, à en revendre…Je recopie quelque chose pour lui… C’est une belle chose que la littérature, Varinka, une très belle chose… Une chose profonde ! Qui réconforte et instruit le cœur des hommes… que fais-je à mes moments de loisir ? Je dors comme un imbécile. Au lieu de cette sieste inutile, je pourrais me livrer à quelque occupation agréable ; m’asseoir à ma table et écrire un peu…Il me vient parfois une idée en tête… et si j’écrivais quelque chose, qu’adviendrait-il ? Mettons, par exemple que soudain, inopinément, un livre paraisse sous le titre : Poésies de Macaire Diévouchkine ! »’

Petit à petit, le copiste, craignant qu’on le confine dans sa fonction, s’enhardit, et ses velléités littéraires se développent. Ainsi, après plusieurs pages de descriptions de scènes de rues :

‘5 septembre : « Pour vous faire un aveu, ma chérie, j’ai commencé à vous décrire tout cela pour soulager mon cœur et surtout pour vous montrer un échantillon du bon style de mes œuvres. Car, vous en conviendrez vous-même, ma petite amie, depuis quelque temps mon style se forme… peut-être vous pensez que[…] j’ai copié cela dans un livre ? Non, ma petite amie, détrompez-vous, ce n’est pas cela… »’

Ici le jeu dostoïevskien devient très subtil, car c’est dans la lettre suivante (9 septembre) que Diévouchkine commet une énorme erreur de copie. Il en est si bouleversé qu’il « racontera cela sans style, comme Dieu m’inspirera 1381  ».

Et c’est justement au moment où sa copie devient inexacte que son style « se forme », devient « naturel ». Par cette étonnante conjonction, Dostoïevski ne veut-il pas suggérer que c’est par l’affranchissement des modèles (tel Gogol pour lui), par l’écart par rapport à la norme reçue qu’on devient écrivain ? Le fait d’être copiste, qui n’était encore que simple anecdote, source de moquerie, chez Gogol, prend ici une position plus centrale, sur laquelle peut se dresser l’événement de l’écriture : c’est en échappant à cette condition de copiste qu’on a quelque chance d’approcher de celle d’écrivain.

L’ultime lettre, non datée, véritable monologue intérieur, marque l’épiphanie de Diévouchkine, devenu écrivain lorsqu’il est rendu définitivement indifférent aux contraintes de la recherche d’un hypothétique « beau style » par la perte de sa bien-aimée :

‘« Non, vous m’écrirez encore, vous me raconterez encore tout dans une petite lettre, et quand vous serez partie vous m’écrirez de là-bas. Autrement, mon ange des cieux, ce sera notre dernière lettre ; or il est absolument impossible que ce soit notre dernière lettre. Comment, tout d’un coup, sans qu’on y puisse rien, la dernière ! Non, non, je continuerai à vous écrire et vous ferez de même… Surtout maintenant que mon style se forme… Ah ! ma chérie, qu’est-ce que le style ? Vous savez, je ne sais même plus ce que j’écris, je ne sais plus rien, je ne me relis même pas, je ne me corrige pas, j’écris seulement pour écrire, pour m’entretenir avec vous plus longtemps… Ma colombe, ma chérie, ma petite amie ! » 1382

Loin que la littérature ne soit, vulgairement, qu’un moyen de se moquer des « pauvres gens », comme l’a soupçonné quelque temps Diévouchkine 1383 , elle permet à l’homme un affranchissement de sa misérable condition, de sa soumission aux lois de la Providence 1384 . Dès ses débuts, Dostoïevski affirme donc sa foi dans les pouvoirs et vertus de la littérature, qui seule permet de transmettre une vision du monde 1385 .

Et cependant, force est de constater que ce n’est pas encore le thème de la copie qui est au centre du roman de Dostoïevski mais la littérature, même si c’est sur le fond d’un affranchissement et d’un dépassement de la copie. Le schéma de Lotman, ici encore, fonctionne : le héros, Diévouchkine, c’est celui qui franchit la frontière qui sépare le copiste de l’écrivain.

Or avec Melville et Flaubert, c’est cette frontière qui sera non seulement déplacée, mais rendue problématique. La copie deviendra l’événement central, ouvrant une interrogation essentielle à propos du langage et de sa relation au monde, de la littérature dans son rapport au monde – question qui n’est pas encore celle de Dostoïevski 1386 . Son copiste reste en deçà de ses confrères américain et français : c’est en quittant la copie, en la condamnant, que la littérature naît chez Diévouchkine, tandis que Bouvard et Pécuchet vont s’y perdre, et Bartleby va s’installer à partir d’elle dans un refus/non refus existentiel…

Le héros d’Hoffmann n’est pas loin non plus d’y perdre son âme…

L’auteur du Vase d’or est l’archétype du conteur fantastique – bien avant que Freud ne crée à partir de lui son concept d’Unheimliche 1387 .

Déjà pour Walter Scott et Théophile Gautier : certes, contradictoires sont leurs lectures de « ce représentant du comique absolu » qu’est Hoffmann selon Baudelaire 1388 , mais ils se rejoignent pourtant sur ce point. Le premier lui reproche ce dont le second lui fait gloire, cette hésitation, cette incertitude entre réel et imaginaire qui précisément définit le fantastique 1389 : imagination immaîtrisable pour le rationaliste auteur d’Ivanhoé, « apparence de raison dans la fantaisie la plus folle et la plus déréglée » pour celui du Roman de la momie 1390 . Les deux univers du réel et de l’imaginaire, toujours en contact, glissent sans cesse d’un continu sans heurt à une rupture et un discontinu brutal – c’est bien en effet l’essence du fantastique hoffmannien.

Or ce fantastique passe, dans Le vase d’or, par le thème de la copie. L’étudiant Anselme y est embauché par l’archiviste Lindhorst (qui s’avèrera être peut-être, et tout le fantastique est dans ce peut-être, un « Salamandre ») pour copier des manuscrits et des grimoires arabes ou hindous. La nouvelle baigne dans une atmosphère d’incertitude entre réalité et visions plus ou moins merveilleuses, pour l’étudiant et le narrateur-auteur, et même le lecteur auquel celui-ci s’adresse directement 1391 . L’activité de l’étudiant va dès lors très vite devenir un des nombreux terrains de rencontre avec le monde des Esprits. Voici, en exemple, une scène très caractéristique, où le passage d’un monde à l’autre est insensible  :

‘« Il commença à étudier les caractères étranges du rouleau de parchemin… La merveilleuse musique du jardin envoyait ses échos jusqu’à lui et l’entourait de doux et délicieux parfums […]. L’étudiant Anselme, rempli de force merveilleuse par ces carillons et ces éclats de lumière, concentra de plus en plus fortement ses pensées sur le titre du rouleau de parchemin[…]. A ce moment retentit un triple accord de claires cloches cristallines… "Anselme, cher Anselme", lui disait un souffle émanant des feuilles – quand, ô prodige ! sur le tronc du palmier descendit en souples ondulations le serpent vert… "Serpentina ! adorable Serpentina !" s’écria Anselme, absolument fou d’extase : car, à y regarder de plus près, c’était purement et simplement une charmante et superbe jeune fille qui s’avançait vers lui en planant à travers les airs… » 1392

L’infortuné étudiant en oublie sa copie, mais un prodige semble s’accomplir :

‘« … Un baiser brûla sur ses lèvres, il s’éveilla comme d’un rêve profond. Serpentina avait disparu, 6 heures sonnèrent, et il eut le cœur bourrelé de remords en songeant qu’il n’avait encore rien copié du tout ; se demandant avec inquiétude ce que l’archiviste allait dire, il jeta un regard sur la feuille… Ô prodige ! la copie du manuscrit mystérieux était terminée avec succès… » 1393

Et pourtant, l’histoire de l’étudiant Anselme respecte les modes de la fiction "classique". La structure de Lotman est apte à rendre compte de cette Unheimliche hoffmannienne : sans cesse, par des effets de « fondu-enchainé », les ponts entre réel et imaginaire sont traversés, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre – ce qui crée l’événement.

Et la copie est un des moyens de ces passages. A un moment, l’étudiant semble comprendre que toute l’histoire fantastique qu’il lui semble avoir vécue « n’avait été, parbleu ! que copiée par lui ». A un autre, une tache faite sur l’original qu’il est en train de copier déclenche la colère des Esprits, et il se retrouve « enfermé dans une fiole de cristal hermétiquement bouchée » 1394 .

Si le thème de la copie n’est pas annexe dans la nouvelle, il n’est pourtant encore qu’un, parmi d’autres, des moyens utilisés par Hoffmann pour la mise en place de son « inquiétante étrangeté ». Les événements que sont les franchissements des frontières entre deux "réalités", et qui se succèdent à un rythme très rapide, passent par de multiples supports, usent de multiples moyens de transport : chant des oiseaux, « audition colorée », parfum des fleurs – et miroirs bien sûr, comme il va de soi chez tout bon romantique allemand 1395 .

La fin de la nouvelle annonce pourtant les futures remises en cause de l’écriture, à partir de ce thème de la copie, en une manière de "mise en abîme". L’archiviste-Salamandre Lindhorst s’y adresse directement à l’auteur :

‘« Si donc vous voulez écrire la douzième veille [c’est-à-dire le dernier chapitre], dégringolez vos damnés cinq étages, quittez votre mansarde, et venez chez moi. Dans la Salle d’Azur (la salle des palmiers), déjà connue de vous, vous trouverez tout ce qu’il faut pour écrire, et vous pourrez alors en peu de mots révéler aux lecteurs ce que vous avez contemplé. »’

L’auteur est donc invité à prendre en main les instruments même du copiste étudiant, dans la salle où celui-ci officiait. C’est ce qu’il fait, et la même mésaventure lui arrive : des visions l’empêchent de travailler – et pourtant le texte que nous lisons se trouve écrit par lui :

‘« Cette vision, où j’aperçus l’étudiant Anselme en chair et en os, en son domaine d’Atlantide, je la dus sans doute aux artifices du Salamandre ; et le plus beau, c’est que, lorsque tout se fut estompé comme dans un brouillard, je la trouvais fort proprement rédigée, et manifestement par ma propre main, sur le papier posé sur la table violette… » 1396

Confondant ainsi le personnage et l’auteur, la nouvelle revient sur ce qui en constitue l’événement central, selon le modèle de Lotman : le franchissement de la frontière entre réel et imaginaire. Elle pose toujours cette même question : y a-t-il une différence entre ces deux mondes – mais cette fois directement à propos de l’écriture elle-même, de l’écrivain lui-même ?

La réponse, qui clôt la nouvelle, est négative : à l’auteur qui se lamente de ne pouvoir rejoindre l’étudiant dans son paradis de l’Atlantide, l’archiviste Lindhorst rétorque : « Ne vous lamentez pas ainsi ! N’étiez-vous pas vous-même, il n’y a qu’un instant, en Atlantide » par le seul fait de l’imaginer, et « la félicité d’Anselme est-elle donc autre chose, après tout, que la vie dans la poésie 1397  » ?

Cette « vie dans la poésie », dans la littérature, à l’apparence si romantique, n’est-ce pas celle qu’ont vécue de part en part, jusqu’à l’extrême limite de leurs forces, et Flaubert et Melville ?

De Bouvard et Pécuchet, dont on a peut-être déjà tout dit, et qui ne nous dit justement pas autre chose (que tout a déjà été dit sur tout), ou de l’autre, Bartleby,cette « Mona Lisa de la littérature 1398  » qui, de Deleuze à Agamben, a excité la verve des philosophes, suscité tant de commentaires tout en gardant le mystère de son étrange attrait – osera-t-on encore proposer une glose ? Si, après tant d’autres, j’en fais à mon tour un événement de l’histoire de la littérature, n’est-il pas présomptueux de croire que j’en pourrais donner la nouveautéd’une façon qui fût réellement nouvelle ? Peut-être trouvera-ton finalement que « sur des thèmes anciens » je n’ai modestement fait que quelques « vers nouveaux »…

Notes
1361.

La seconde main, ou le travail de la citation, Seuil, 1979, p. 34. Les reconnaissances, Op. Cit., p. 269.

1362.

Le meilleur copiste, c’est celui qui est le plus fidèle à la référence, à la lettre, déjà selon les préceptes platoniciens : la meilleure copie est « celle qui reproduit l’original en ses proportions de longueur, largeur et de profondeur, et qui, en outre, donne à chaque partie les couleurs appropriées » (PLATON, Le Sophiste, trad. Chambry, 235e).

1363.

Le vase d’or[1814], trad. de l’allemand par P. Sucher, Aubier Montaigne, coll. bilingue, 1977, pp. 99-101. Le manteau[1842], trad. du russe par H. Mongault, in Le journal d’un fou et autres nouvelles, Folio Gallimard, 1987, p. 241. L’idiot[1868], trad. du russe par A. Mousset, Folio Gallimard, 2 vol., 1992, I, pp. 69-70. Il est remarquable qu’avec Walser la qualité privilégiée devienne la vitesse et non plus la précision : « Leur tâche consistait à recopier aussi vite que les doigts peuvent courir sur le papier et sous la surveillance d’un chef de bureau… » (Les enfants Tanner[1907], trad. de l’allemand par J. Launay, Folio Gallimard, 1992, p. 275). On est vraiment entré dans l’ère industrielle…

1364.

« Il y a plus affaire à interpreter les interpretations qu’à interpreter les choses, et plus de livres sur les livres que sur autre subject : nous ne faisons que nous entregloser », Essais, Livre III, chap. XIII, in Œuvres Complètes, Pléiade Gallimard, 1992, p. 1045. Le thème est, notamment, repris par Maupassant, dans la préface de Pierre et Jean : « Qui peut se vanter, parmi nous, d’avoir écrit une page, une phrase qui ne se trouve déjà, à peu près pareille, quelque part ? »

1365.

Louis ARAGON, La mise à mort, Gallimard, 1973, p. 455. A rapprocher de ceci, dans la préface des Yeux d’Elsa : « Car j’imite. Plusieurs personnes s’en sont scandalisées. La prétention de ne pas imiter ne va pas sans tartuferie, et camoufle mal le mauvais ouvrier. Tout le monde imite. Tout le monde ne le dit pas » (Seghers, 1974, p. 13).

1366.

Selon les formulations de Benjamin : « A la plus parfaite reproduction il manque toujours quelque chose : l’ici et le maintenant de l’œuvre d’art – l’unicité de sa présence au lieu où elle se trouve » […] L’ici et le maintenant de l’original constituent ce qu’on appelle son authenticité » (« L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », Op. Cit., pp. 174-175). L’écrivain américain William Gaddis a construit son grand roman, Les reconnaissances, sur ce jeu entre authenticité et falsification. Ainsi, pour faire passer à la douane un authentique Jérôme Bosch, il suffit de le déclarer comme copie (Op. Cit., p. 34). Où l’original devient une fausse copie…

1367.

Raulet, Le caractère destructeur…, Op. Cit., pp. 38-39 : « le rapport entre production et réception est renversé dans la mesure même où la reproduction renverse la relation entre l’original et la copie. […] L’original n’est ni plus ni moins authentique que sa reproduction dans une existence différente, dans une autre actualité ».

1368.

Charles BAUDELAIRE, « La reine des facultés » et « Le public moderne et la photographie », Salon de 1859, O.C., Op. Cit., pp. 748-750 (je cite ci-dessous ces mêmes pages. Sur ces thèmes baudelairiens, les commentaires de Dagognet sont particulièrement éclairants. Voir Ecriture et iconographie, Op. Cit., pp. 58-64). On sait que chez Platon c’est du fait de sa position seconde que l’image est condamnable : « Qu’est l’image, sinon un second objet pareil, copié sur le véritable ? » (Sophiste, 240, trad. Chambry).

1369.

Certaines formulations de Barthes résonnent comme en écho aux anathèmes baudelairiens : « Certes l’image n’est pas le réel ; mais elle en est du moins l’analogon parfait, et c’est précisément cette perfection analogique qui, devant le sens commun, définit la photographie. Ainsi apparaît le statut particulier de l’image photographique : c’est un message sans code. […] La photographie se donnant pour un analogue mécanique du réel, son message premier [dénotatif] emplit en quelque sorte pleinement sa substance et ne laisse aucune place au développement d’un message second [connotatif] » (« Le message photographique »[1961], in L’obvie et l’obtus, Op. Cit., pp. 11-12).

1370.

Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », Op. Cit., pp. 199.

1371.

« Comment est fait Le manteau de Gogol », Op. Cit., pp. 212-213.

1372.

Ibid., p. 217. Voir également le commentaire de Mikhaïl BAKHTINE : « …Le rire de Gogol se déployait totalement dans sa poétique, dans la structure même de sa langue… » (Esthétique et théorie du roman[1975], trad. du russe par D. Olivier, Gallimard, 1978, p. 484).

1373.

« Comment est fait Le manteau de Gogol », Op. Cit., p. 213.

1374.

Par exemple dans cette phrase : « A supposer qu’Akaki Akakiévitch jetât les yeux sur quelque objet, il devait y apercevoir des lignes écrites de sa belle écriture nette et coulante » (Le manteau, Op. Cit., p. 242).

1375.

« On a vu que ce récit est de caractère mimique et déclamatoire et non événementiel : ce n’est pas un narrateur, c’est un Gogol interprète, voire comédien, qui transparaît dans le texte du Manteau » (Eikhenbaum, Op. Cit., p. 226).

1376.

Après sa mort misérable, Akaki revient hanter les rues de Saint-Pétersbourg pour arracher les manteaux des passants...

1377.

En effet, le héros, Diévouchkine, après avoir lu la nouvelle de Gogol, commente ainsi son ton ironique : « A quoi bon outrager autrui quand personne ne vous porte atteinte ?…tu sers des années durant avec assiduité, avec zèle, bien plus ! tes chefs te respectent… et le premier venu sous ton nez te fricasse un pamphlet contre toi ! … A quoi bon traiter de pareils sujets ? » Lui aurait au moins rendu la fin du livre plus en accord avec une certaine morale, où le bien triompherait : « Le mieux serait de ne pas laisser mourir [Akakiévitch], le pauvre, mais de faire en sorte que son manteau soit retrouvé, que le général, instruit plus en détail de ses vertus, … lui donne de l’avancement et un beau traitement : vous voyez ce qu’il en résulterait : le mal serait châtié, la vertu triomphante » (Les pauvres gens[1846], trad. du russe par B. de Schloezer et S. Luneau, Pléiade Gallimard, 1997, pp. 1225-1226). Dostoïevski veut introduire dans la littérature russe tous ces Humiliés et offensés dont il nourrira son œuvre.

1378.

Son grand amour ? La question restera en suspens…

1379.

En fait de littérature, il ne se sent au début capable que de lui recopier des vers (Op. Cit., p. 1173).

1380.

Je souligne. Richard MILLET insiste avec raison sur cette phrase significative de Diévouchkine (Du copiste à l’écrivain, préface, Les pauvres gens, P.O.L., 1992, pp. I-XII). Mikhaïl Bakhtine analyse, dans ce passage, la façon dont se fait « la pénétration de mots et d’accents venus de la réplique de l’autre » dans le discours de Diévouchkine, particulièrement du mot « copiste ». Même la façon dont il emploie ce mot n’est pas de lui… (Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Op. Cit., pp. 243-244).

1381.

Les pauvres gens, Op. Cit., p. 1268.

1382.

Ibid., p. 1293.

1383.

« Et ils se promènent, ces pamphlétaires grossiers, ils regardent si l’on marche en appuyant toute la plante du pied sur le pavé ou seulement la pointe… puis chez eux, ils mettent tout cela noir sur blanc, et ils publient ces saletés… l’infâme projet qu’a Rataziaïev de nous faire entrer vous et moi dans sa littérature et de nous dépeindre dans une légère satire… Qu’est-ce qu’un livre ? Une fiction avec des personnages. Un roman est une sottise, à l’usage de la sottise, bon pour les gens qui n’ont rien à faire. » (Ibid., pp. 1234-1236).

1384.

« chaque état a été affecté par le Très-Haut à une destinée humaine. L’un a été désigné pour porter des épaulettes de général, l’autre pour être conseiller honoraire ; celui-ci pour commander, celui-là pour obéir dans la crainte et sans murmure » (Ibid., p. 1224).

1385.

Même si c’est parfois difficile : « Si, si, je m’expliquerai ! je finirai par y arriver. C’est pour cela que je me suis mis à écrire… » (Les carnets du sous-sol[1864], trad. du russe par A. Markowicz, Babel Actes Sud, 1992, p. 17).

1386.

Je crois utile ici de montrer que Dostoïevski est souvent mal interprété à propos de la place des événements dans son œuvre : il me semble que, bien loin d’être un mauvais styliste, il donne une place centrale à l’écriture dans sa réflexion et sa pratique de romancier.

André GIDE, soulignant combien Dostoïevski est avant tout romancier et non théoricien, écrit, d’une manière un peu ambiguë : « Il n’y a pas de question si haute que le roman de Dostoïevski ne l’aborde. Mais, immédiatement après avoir dit cela, il me faut ajouter : il ne l’aborde jamais d’une manière abstraite, les idées n’existent jamais chez lui qu’en fonction de l’individu ; et c’est là ce qui fait leur perpétuelle relativité ; c’est là ce qui fait également leur puissance.[…] pour tout dire, Dostoïevski n’est pas à proprement parler un penseur ; c’est un romancier. Ses idées les plus chères, les plus subtiles, les plus neuves, nous les devons chercher dans les propos de ses personnages.[…] Dostoïevski est on ne peut plus maladroit dès qu’il s’exprime en son nom propre.[…] Ses idées ne sont presque jamais absolues ; elles restent presque toujours relatives aux personnages qui les expriment.[…] Dès qu’il théorise, il nous déçoit » (Dostoïevski[1923], Idées Gallimard, 1964, pp. 70, 132-133).

Il a été ainsi souvent dit que chez Dostoïevski, la force de l’inspiration exercerait son pouvoir au détriment de la qualité de l’écriture. Crimes mystérieux, catastrophes massives, situations inattendues, « il n’est sans doute pas un seul des attributs du vieux roman d’aventures qui n’ait été utilisé par Dostoïevski » (Léonide GROSSMANN, La poétique de Dostoïevski[1925], cité par Bakhtine, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Op. Cit., p. 121). Cet « auteur de mélodrame au mysticisme de carton-pâte », ce « journaliste verbeux », selon Nabokov, serait affecté d’un style lourd, heurté, aux récits frénétiques, à la composition confuse et sans unité… « De la littérature pathologique de dégénérés, de tarés, de mystiques de la conscience et du remords », conclut Paul LEAUTAUD (Journal Littéraire, 29 décembre 1932, Mercure de France, 1986, vol. II, p. 1175).

Le paradoxe est que Dostoïevski lui-même revendique ce qui serait une faiblesse d’écriture : « Je ne suis pas littérateur et je ne veux pas l’être. Traîner l’intimité de mon âme et une jolie description de mes sentiments sur leur marché littéraire serait à mes yeux une inconvenance et une bassesse » (L’adolescent[1874-1875], trad. du russe par P. Pascal, Livre de Poche, 1967, p. 16). Il y a là une éthique de la littérature : c’est le petit peuple que vise Dostoïevski -d’où le "style" dont il se réclame. A lire les événements de ces romans sans remarquer la singularité de la forme dans laquelle ils sont dits, on en omet, me semble-t-il, une dimension fondamentale, qui anticipe, d’une certaine façon, les recherches plus immédiatement faites dans cette direction par des écrivains comme Kafka ou Nathalie Sarraute (selon l’auteur de L’ère du soupçon (Op. Cit., notamment pp. 30 et suiv.).l’homme des Carnets du sous-sol est le précurseur de sa propre quête du fond universel dans lequel baignent les sensations, fond que Kafka ne manque pas lui aussi d’explorer).

Plusieurs déclarations de Dostoïevski sont révélatrices de la constance de son projet : « J’ai une vision personnelle de la réalité (en art) et ce que la plupart appellent fantastique et exceptionnel constitue parfois pour moi l’essence même de la réalité. Les manifestations quotidiennes et la vision banale des choses ne sont pas le réalisme, c’est même le contraire » (Lettre à Strakhov du 26 février 1869, cité par Michel ELTCHANINOFF, Dostoïevski. Roman et philosophie, PUF, coll. « Philosophies », 1998, p. 23). Bien que souvent inclus dans le naturalisme, Dostoïevski s’oppose ici clairement à l’un de ses dogmes. Transcrire tels quels les événements de la vie réelle n’est qu’un leurre. L’écrivain doit la sublimer, en dégager les côtés dignes d’observation. Et s’il se charge de transcrire le parler des Pauvres gens par un style intentionnellement prosaïque, cette prose est le contraire de la négligence. En témoigne la méthode préconisée pour traduire dans le roman ce langage du peuple: « Les lecteurs s’esclaffent et trouvent cela très bien : absolument écrit d’après nature ; mais il apparaît vite que c’est pire que mensonge, précisément dans la mesure où le marchand ou le soldat d’un roman parlent un concentré de leur langage, c’est-à-dire un langage que pas un marchand, un soldat n’emploie au naturel. Au naturel, il prononce dix phrases et ce n’est qu’à la onzième qu’il emploie l’expression notée dans le calepin » (Journal d’un écrivain[1873-1881], trad. du russe par G. Aucouturier, Pléiade Gallimard, 1972, p. 125. Un Céline se souviendra de cela). C’est donc à la fois par sélection, puis par concentration, que l’écrivain parvient à donner une sorte de quintessence de la réalité – ce que « la plupart appellent fantastique ou exceptionnel ».

On comprend que cet exceptionnel ne se tient pas dans « le déroulement de l’action, tel qu’on l’entend ordinairement », qui « joue dans les romans de Dostoïevski un rôle secondaire », écrit Bakhtine. A trop s’attacher à l’anecdote, on risque de manquer « l’événement profond dégagé par son roman », que son « style » met particulièrement en évidence, et qui « ne se prête pas à l’interprétation fondée sur le déroulement de l’action » (Problèmes…, Op. Cit., p. 11). Quels sont-ils donc, ces « événements profonds » ? Essentiellement personnages et idées. C’est l’une des grandes originalités de Dostoïevski que cet art de transformer en événements des héros, pour lesquels la recherche d’éventuelles caractéristiques psychologiques n’a plus guère d’intérêt – des pensées, dont l’exposition philosophique qui en a si souvent été faite s’est voulue dégagée de la forme romanesque, manquant dès lors leur dimension essentielle.

Chaque personnage, s’éloignant de son créateur, acquiert une telle autonomie qu’il s’invente lui-même. Voilà pourquoi il existe « une ressemblance formelle » entre le héros du roman d’aventures et celui de Dostoïevski, tous deux aussi « dépourvus d’achèvement et de prédestination ». Ni l’un ni l’autre ne sont « substances mais pures fonctions d’intrigue et d’action » (Bakhtine, Op. Cit., p. 120). Et voilà encore pourquoi les romans de Dostoïevski paraissent assemblages décousus de formes d’écriture hétérogènes, de styles exempts d’unité. Chaque personnage ayant sa manière à lui de s’exprimer, en lien avec sa propre conception du monde, c’est cette multiplicité qui transparaît à tout instant.

On peut en dire tout autant des idées. Loin que le roman de Dostoïevski ne soit ce prétexte à dissertations philosophiques ou religieuses à quoi on l’a trop souvent réduit, cherchant à reconstituer son « système de pensée » en l’arrachant à sa gangue fictionnelle, il est cet espace où l’idée, prise comme événement romanesque, se déploie et s’ouvre. Elle se dialectise, on l’essaie, on la teste en la confrontant à d’autres auxquelles elle s’oppose. Bakhtine, là encore, a parfaitement mis en évidence cette caractéristique : « L’idée – comme l’a vu l’écrivain Dostoïevski – n’est pas une formation subjective de la psychologie individuelle[…]. L’idée est rencontre, événement vivant se passant au point de rencontre de deux ou plusieurs consciences dans un dialogue.[…] C’est précisément ainsi, comme événement vivant se passant entre des consciences-voix, que Dostoïevski a vu et représenté littérairement l’idée » (Op. Cit., pp. 103-104). Une pensée, c’est un problème à résoudre : « Est-il possible que vous envisagiez ainsi les conséquences de la disparition de la croyance à l’immortalité de l’âme ? demanda soudain le starets à Ivan Fiodorovitch. – Oui, je crois qu’il n’y a pas de vertu sans immortalité[…] – Cette question n’est pas encore résolue en vous, c’est ce qui cause votre tourment, car elle réclame impérieusement une solution ». Et un peu plus loin, Aliocha Karamazov dit, toujours à propos d’Ivan : « Il y a en lui une grande pensée dont il n’arrive pas à trouver la clef. Il est de ceux qui n’ont pas besoin de millions, mais de résoudre leur pensée » (Les frères Karamazov[1878-1881], trad. du russe par H. Mongaut, Folio Gallimard, 1990, I, pp. 118-119, 134). L’idée, en quête de résolution, n’est plus figée et se met à bouger au fil du dialogue. C’est dans la confrontation qu’il permet que chaque personnalité est le mieux à même d’apparaître, que chaque réflexion se révèle. Les personnages et les idées sont cela même que les dialogues "font". Au fur et à mesure de ceux-ci, y compris intérieurs, ils existent par eux et s’inventent eux-mêmes. Ainsi, avec cette forme dialoguée, éminemment romanesque, l’événement et l’inattendu surgissent à chaque instant dans les romans de Dostoïevski. En elle idées et personnages deviennent événements.

Ainsi Dostoïevski détache l’événement de tout ce qui le reliait à ses causes et conséquences dans le roman réaliste. Ne s’intéressant pas à cette quête de ses tenants et aboutissants, il l’isole dans la polyphonie de l’écriture, des personnages, des idées. Dès lors celles-ci et ceux-là deviennent à leur tour événements, toujours inattendus, affranchis de toute chaîne causale ou temporelle.

Et c’est dans la forme même du récit que cela s’accomplit : loin d’être des défauts, le style, heurté, la construction, éclatée, sont le fond même du génie romanesque de Dostoïevski. Son roman est tout entier rencontre et confrontation. Il n’y a pas là imperfection à dépasser et à franchir pour trouver sa vérité, ou alors il convient de préciser que cette « imperfection » est le cœur de l’œuvre, son « essence même », écrit encore Bakhtine : « partout il y a intersection, concordance ou chevauchement de répliques du dialogue ouvert avec des répliques du dialogue intérieur des héros. Partout un ensemble déterminé d’idées, de pensées et de mots passe par plusieurs voix non confondues, rendant en chacun un son différent ». La parole des personnages, « l’interaction des consciences », tel est son véritable, son « ultime événement » (Op. Cit., pp. 316, 311-312).

1387.

Rappelons que pour Freud ce sentiment d’ « inquiétante étrangeté » face aux récits fantastiques vient de ce qu’ils raniment en nous des craintes ou des désirs primitifs. A la fois donc se superposent une impression d’étrange et de jamais vu (due au refoulement), et un sentiment de familier (reconnaissance de ce qui a pu se passer dans notre vie infantile) (« L’inquiétante étrangeté », in Essais de psychanalyse appliquée, Op. Cit., pp. 163-211).

1388.

Cf. « De l’essence du rire »[1855-1857], in Œuvres complètes, Op. Cit., pp. 690-701 (p. 697).

1389.

Todorov, après avoir montré que cette « ambiguïté » fondamentale est au cœur des définitions du fantastique de ses prédécesseurs, écrit que cette « catégorie » peut prendre deux formes principales pour les personnages : « hésitation entre le réel et l’illusoire », « hésitation entre le réel et l’imaginaire. Dans le premier cas, on doutait non que les événements fussent arrivés, mais que notre compréhension en ait été exacte. Dans le second, on se demande si ce qu’on croit percevoir n’est pas en fait un fruit de l’imagination » (Introduction à la littérature fantastique[1970], Points Seuil, 1976, p. 41).Et sa propre définition du fantastique est alors basée sur cette hésitation « entre une explication naturelle et une explication surnaturelle des événements évoqués » (p. 37).

1390.

« C’est ainsi que la crainte vague d’un mal imaginaire venait sans cesse empoisonner tout ce qui aurait dû charmer pour lui le présent, ou embellir l’avenir » (Walter SCOTT, « Sur Hoffmann et les compositions fantastiques »[1828], in HOFFMANN, Contes fantastiques, Garnier Flammarion, 1979, p. 46). Théophile GAUTIER, quant à lui, souligne fortement les relations constantes au réel du fantastique hoffmannien : « C’est donc à cette réalité dans le fantastique, jointe à une rapidité de narration et à un intérêt habilement soutenu qu’Hoffmann doit la promptitude et la durée de son succès. […] Le merveilleux d’Hoffmann n’est pas le merveilleux des contes de fées ; il a toujours un pied dans le monde réel. […] C’est le positif et le plausible du fantastique ; […] Il faut dans la fantaisie la plus folle et la plus déréglée une apparence de raison, un prétexte quelconque, un plan, des caractères et une conduite… » (« Réflexions de Théophile Gautier sur les Contes d’Hoffmann »[1836], in HOFFMANN, Les contes fantastiques, Jean de Bonnot, 1985, pp. 441-448).

1391.

« Mais ton regard, ami lecteur, ne pouvait se détacher de la jeune fille captive de ces pratiques infernales, et la décharge électrique, qui fit frémir tes fibres et tes nerfs… » (Le vase d’or, Op. Cit., p. 187).

1392.

Le vase d’or, Op. Cit., p. 201. Sont aussi caractéristiques, cette fois du romantisme allemand, l’harmonie et le mélange des perceptions sensitives dans cette scène.

1393.

Ibid., p. 213.

1394.

Ibid., pp. 221 et 235.

1395.

Max MILNER a particulièrement étudié ce thème chez Hoffmann, dans l’"optique" privilégiée ici : « les instruments d’optique jouent dans son œuvre un rôle de premier plan, dans la mesure où ils lui permettent d’inscrire simultanément dans son texte la coupure et la continuité entre un imaginaire sans cesse sollicité par le désir et un réel qui s’inscrit en faux contre toute sollicitation… L’instrument d’optique est ainsi pour Hoffmann […] ce qui effectue, dans le récit lui-même, la mise en présence de deux univers ou de deux identités d’un seul personnage, et ce qui pose la question de leur incompatibilité, ou de leur synthèse idéale » (La fantasmagorie, PUF, 1982, p. 40. Tout le chapitre 2 est consacré à Hoffmann).

1396.

Le vase d’or, Op. Cit., pp. 269 et 277.

1397.

Ibid., p. 279. On peut penser ici à Nerval, sorte de jusqu’au-boutiste de la leçon de Lindhorst…

1398.

Régis DURAND, « Le cadre de la fiction », revue Delta, n° 6, mai 1978, pp. 95-107 (p. 96).