Bartleby ou le personnage-événement

Glissons-nous dans l’univers de Bartleby par une petite porte, entrouverte ailleurs…

Dans sa fonction même, le copiste ne s’intéresse qu’aux formes du langage écrit. Mais déjà Yllah, dans l’archipel de Mardi, n’est-elle pas, elle aussi, sensible à certaine matérialité langagière :

‘« Avec une grande vivacité elle me fit signe de lui parler comme auparavant. Je vis bientôt qu’elle ne comprenait pas le sens des mots que j’employais et qu’elle était simplement sensible à je ne sais quoi qui lui plaisait dans mon langage. » 1399

Que trouve-t-elle dans ce langage qu’elle ne comprend pas, sinon une musique, un originel du langage peut-être, où il épouse le monde ? C’est seulement l’attention aux rythmes du langage qui pourra réduire le gouffre ouvert, semble dire Melville par la voix de Yllah.

Plongé au cœur même du capitalisme, à Wall Street, le scribe new-yorkais n’est-il pas aussi un primitif 1400 , comme la princesse de Mardi ? C’est la "réponse" que Bartleby propose à l’aporie melvillienne de la relation des mots et des choses que je veux ici analyser, réponse qui dépasse le symbolisme d’un récit comme Moby Dick

Cette relation reste le grand thème de la nouvelle, à plusieurs niveaux. Et d’abord d’un point de vue symbolique justement 1401  : le monde est ici représenté par la Loi (personnifiée par le patron/narrateur), cette Loi que Bartleby a pour tâche, comme ses congénères, de copier (il est embauché pour cela, jouissant même d’un statut à part : son bureau est installé dans celui du patron). Cette première forme caricature la fonction mimétique du langage : la langue première de Bartleby, c’est celle de la copie pure et simple du réel, docile et servile.

La psychanalyse trouve ici un boulevard pour exercer ses "talents". Elle ne s’est pas privée de voir dans cette Loi que le copiste se doit d’imiter au plus près la figure du Père ou du Surmoi 1402 … Même Deleuze : « …les deux clercs [le notaire et le scribe] sont comme des images de papier, symétriques inverses, et l’avoué remplit si bien une fonction de père qu’on a peine à se croire à New York 1403  ».

Tout commence donc par la reproduction, la plus parfaite possible. C’est bien alors, « il va sans dire, une part indispensable du travail de l’écrivain que de vérifier mot à mot l’exactitude de sa copie 1404  ».De la façon la plus "classique", Bartleby pose un monde parfait, où l’adéquation du langage au monde est trop belle pour être vraie, trop artificielle pour durer.

L’"extraordinaire" (au sens que Grivel donne au mot) qui va gripper cette belle mécanique narrative, la butée qui constitue l’événement central de la nouvelle, c’est ce « I would prefer not to », cette formule radicalement inexplicable de Bartleby. Force singulière de ce texte : là où on peut lire un événement narratif "classique", introduit avec les procédés les plus habituels 1405 , c’est aussi l’endroit où Bartleby commence à grever, à subvertir le schéma traditionnel.

L’événement est inouï, au sens propre, inaudible. Gaddis parle de ces lecteurs « accoutumés à lire pour trouver des faits, qui savent ce qui va venir ensuite et veulent savoir ce qui viendra après et sont furieux qu’on les surprenne 1406  ». Avec Bartleby, de tels lecteurs ne peuvent qu’être déçus dans leur attente. Car à cet événement, jusqu’au bout, il manque tout principe explicatif. L’univers si restreint de Bartleby est vertigineux, complètement a-causal, dans cette aporie radicale d’un refus qui n’en est pas un. La surprise du retrait progressif du copiste de Melville ne débouche sur aucune explication 1407 , sur aucun retour rassurant de ce monde rationalisé où chacun tient sa place et son rôle, ce monde que la fiction "classique" (celle que Grivel accuse de « conservatisme ») en définitive consolide.

Où se tient donc la solution, la non-solution de Bartleby ? Ou :le récit est-il impossible parce que les événements sont indicibles, parce que le croisement de l’événement et de son dire est impossible – comme c'ètait déjà suggéré dans certaines séquences des Îles enchantées? Ou encore, pour prendre une formulation à la façon de Blanchot : le récit devient-il celui de l’événement inouï de cette impossibilité ?

Bartleby pose la question première, celle qui, sous différentes formes, hante toute l’œuvre de Melville – et, sans doute, toute littérature : les événements sont-ils dans le monde ou sont-ils des faits de langage ?

Si la première hypothèse est la bonne, il faut savoir les accueillir. Son scribe propose ici une position qui ressemble fort à celle d’un sage stoïcien, et Melville a glissé quelques indices ironiques autorisant cette lecture. Lors du premier "refus" de Bartleby, l’homme de loi rapproche l’attitude de son copiste et un « Cicéron en plâtre de Paris » :

‘« "Je préférerais ne pas le faire", dit-il.
Je le regardais fixement. Son visage offrait une maigreur tranquille ; son œil gris, une obscurité calme. Si j’avais décelé dans ses manières la moindre trace d’embarras, de colère, d’impatience ou d’impertinence, en d’autres termes, si j’avais reconnu en lui quelque chose de normalement humain, je l’eusse sans aucun doute chassé violemment de mon étude. Mais en l’occurrence j’aurais plutôt songé à jeter à la porte mon buste de Cicéron en plâtre de Paris. » 1408

Le marbre du visage de Bartleby, plus stoïcien que le plâtre du buste de l’orateur romain, référence obligée de toute étude de l’école du Portique… Cette comparaison, placée ici, lors de la première "déviance" dans le comportement de Bartleby, lors de la première occurrence de sa formule… Melville balise la voie.

Poursuivons la piste du côté de la formule elle-même. Ce "prefer" qui en constitue le centre, et sur lequel Deleuze 1409 comme Agamben ont fondé leur interprétation, ne viendrait-il pas de la pensée et de la morale des stoïciens antiques ? Essayons d’expliciter la leçon de philosophie que Bartleby offre à son patron – et Bartleby à ses lecteurs.

Le sage stoïcien "absolu", le "vertueux" par excellence, c’est celui qui met ses actes et ses pensées en conformité avec la nature. Cette sagesse a souvent été interprétée, de façon quelque peu réductrice, comme une sorte de quiétisme illusoire, où l’homme parfait accueille, détaché, toutes les vicissitudes de la vie,  « assiste, impassible à tous les événements », « veut les événements comme ils se produisent 1410  ».

La pensée des stoïciens est plus subtile, et c’est précisément là que le « prefer » de Bartleby trouve sa place, sous la forme de ce que les penseurs antiques nomment justement les choses « préférables » (proêgmena). D’abord, disent les stoïciens eux-mêmes, le sage parfait n’existe sans doute pas : « Montre-moi donc un Stoïcien, je n’en demande qu’un. Un Stoïcien, c’est-à-dire un homme qui, dans la maladie, se trouve heureux, qui, dans le danger, se trouve heureux, qui, mourant, se trouve heureux, qui, méprisé et calomnié, se trouve heureux ! 1411  »

La perfection n’est pas de ce monde… Dès lors la pédagogie stoïcienne a élaboré une sorte de morale "moyenne", où vont se placer ces « préférables » qui ne sont ni des biens ni des maux absolus. Face à la morale idéale, mais inaccessible, il y a donc une morale pratique, qui suggère de faire tout son possible pour atteindre le but, pour agir conformément aux fins naturelles, même si notre action n’a pas le détachement de celle du sage. Dans cette morale plus "humaine", il convient donc de viser les « préférables », qui sont des objectifs « moyens », plus à la portée du « vulgaire ».

Il y a un deuxième niveau d’interprétation des « préférables » stoïciens. Car « procéder raisonnablement dans le choix des choses conformes à la nature », selon le précepte de Diogène 1412 , suppose qu’il y a possibilité de choix, donc que l’on puisse déterminer des préférables et des non préférables. Certes l’homme parfait doit accueillir santé et maladie avec le même détachement, mais il ne s’ensuit pas que les deux soient égales : la première est conforme à la nature, donc préférable, la deuxième, contraire à la nature, est non préférable. Lorsqu’il a le choix, le sage choisira donc la première 1413 .

Tout est donc affaire de choix. Quel est celui que "propose" Bartleby le stoïcien ? Peut-être, tandis que lui sait les véritables « préférables », en véritable sage qu’il est, de plus en plus détaché, de plus en plus désincarné, peut-être suggère-t-il de se tenir à la morale "moyenne" des préférables, qui est une morale "douce" : face à l’événement, ériger la volonté libre de pouvoir se dire qu’il aurait pu ne pas être, voire de choisir qu’il ne soit pas. Et la morale stoïcienne de Bartleby a des effets rapides et forts, puisque l’homme de loi et son personnel, contaminés, se mettent, sans même s’en rendre compte, à adopter ses « préférables » :

‘« "Monsieur Cisailles, dis-je, je préférerais que vous vous retirassiez à présent."
Depuis quelque temps j’avais pris l’habitude de dire involontairement préférer en toutes sortes de circonstances où ce mot n’était pas absolument approprié. [...]
Tandis que Cisailles s’éloignait avec une mine aigre et renfrognée,  Dindon s’approcha d’un air déférent et débonnaire.
"Sauf votre respect, monsieur, dit-il, je pensais hier à Bartleby et je crois que, s’il préférait seulement prendre tous les jours un quart de bonne bière, cela contribuerait beaucoup à son amélioration et lui permettrait de nous aider à collationner sa copie.
– Ainsi donc, vous avez attrapé le mot, vous aussi ! m’écriai-je non sans quelque excitation. [...]
– Oh ! Préférer ? Oui, un drôle de mot. Pour moi, je ne m’en sers jamais. Mais, monsieur, comme je le disais, si seulement il préférait...
– Dindon, interrompis-je, vous voudrez bien vous retirer.
– Oh ! certainement, monsieur, si vous le préférez. » 1414

Peut-être encore, et plus profondément, Bartleby suggère-t-il que quelque chose précède la décision du faire ou du non faire. Il faut se souvenir qu’avant cette décision, et pour qu’il y ait choix, la possibilité du choix contraire doit coexister avec celui du faire. Et si finalement Bartleby émet une « préférence », c’est celle de l’événement qui n’a pas lieu. Il se tient dans l’improbable lieu où l’événement n’est pas encore dans « le moment présent de son effectuation 1415  », dans l’instabilité suprême d’un choix qui n’en est pas un, parce qu’il le précède…

Bartleby philosophe ? N’est-ce pas pousser un peu loin l’interprétation ? Il ne faut pas oublier que Melville, mettant l’accent sur l’écriture, nous a conduit à nous poser la question principielle de l’existence "mondaine" ou langagière des événements dans une œuvre dont le héros est un copiste. Analysons cette deuxième réponse, qui veut que les événements soient des faits de langue.

Ici le doute est radical sur la réalité concrète des événements : on oserait presque dire qu’avec Bartleby, Melville a découvert que le seul événement de la littérature, c’est la question du langage. Il y exprime de façon exemplaire son profond désenchantement, qui va le plonger dans le silence. Après l’écriture de The confidence-man (publié seulement en 1924), de 1857 à 1891, date de sa mort, il fut atteint de ce que l’écrivain espagnol Enrique Vila-Matas appelle « le syndrome de Bartleby 1416  », cette sorte de singulière "maladie" qui conduit à douter de soi, et du monde, et des liens possibles que la littérature est censée nouer entre les deux.

Comme le personnage de Bartleby lui-même, dont la nouvelle suit le progressif assèchement jusqu'à sa mort, le récit melvillien s’amenuise dans les trente dernières années de la vie de l’auteur de Moby Dick. Les événements s’y réduisent de plus en plus (qu’en reste-t-il dans The confidence-man ?), jusqu’au long silence narratif, seulement rompu par l’œuvre ultime, Billy Budd. Est-ce le monde qui fait défaut ? On a vu qu’alors Bartleby (et Melville ?) propose un détachement de plus en plus ascétique et désincarné. Est-ce le langage qui fait défaut ?

Revenons à celui-ci, et à la formule de Bartleby. Elle est « agrammaticale », dit Deleuze 1417 . Dès sa première formulation (Bartleby commence par « non préférer » collationner ses propres copies), la nouvelle inaugure cette autre impossibilité grammaticale d’un verbe copier qui serait intransitif : une copie sans original, en somme, aussi improbable que le couteau sans manche auquel il manque la lame de Lichtenberg. N’est-ce pas l’événement lui-même qui disparaît, si la Loi de la nouveauté n’a plus de sens, si l’après (la copie) n’est plus confronté à l’avant ( « l’ici et le maintenant » de l’original, dit Benjamin), se met à le précéder ? Il n’y a plus de rupture entre le maître et le disciple (celui qui copie), toute nouveauté (tout événement) est abolie, puisqu’elle ne se produit (ne croit se produire) que sur fond de déjà vu. Tout ne serait donc que copie, comme le suggérera Flaubert ? Suspension infinie du sens, toujours à poursuivre, définitivement inatteignable, en une regressio ad infinitum ?

On touche à un état limite, où l’événement peut se voir, c’est selon, comme révélé dans sa nudité première, initiale, ou, à l’opposé, comme dissous dans sa radicale inaccessibilité. Il est alors possible de lire cette border-line de différentes façons.

Dans la lecture de Deleuze, Bartleby est aux frontières où langage et silence sont sur une sorte de ligne de tangence, où les places de l’un et de l’autre ne sont plus clairement délimitées. Il s’agit de la frontière qui viendrait après le langage, lorsqu’il s’épuise, jette ses derniers feux dans une formule qui « fait le vide dans le langage », puis s’éteint dans un silence lourd, où aucune des incertitudes concernant sa capacité à dire le monde n’ont été levées 1418 .

A la fois avec et contre ce langage, américain 1419 , qui se veut retour à celui des origines mais qui en même temps toujours s’en éloigne, Melville n’aura de cesse de « pousser le langage à sa limite propre pour en découvrir le Dehors, silence ou musique 1420  ». Et c’est bien Bartleby qui pousse le langage jusqu’à sa plus dangereuse extrémité où il devient tangent au silence, où c’est finalement celui-ci qui l’emporte, dans cette prison où Bartleby se meurt, préférant « ne pas déjeuner ». Le notaire a tout tenté pour "rattraper" son copiste au bord du gouffre, mais ses moyens sont ceux du langage ordinaire, avec ses « présomptions », c’est-à-dire ses liens aux événements qu’il est chargé de narrer. Or le scribe est un « homme de préférences plutôt que de présomptions 1421  ». Bartleby, cet homme sans référence, coupe celles-mêmes qui fondent le langage, les références aux événements des choses, des actes, des autres mots du langage.

L’événement que crée Bartleby, c’est d’abord celui de ce doute radical vis à vis de la capacité du langage à dire le monde. L’événement fictionnel subit ici un déplacement majeur, en s’installant dans le questionnement de son propre outil. L’héritage de ce questionnement est immense, jusqu’à celui, obsessionnel parfois, de « l’écrivain négatif » (celui qui n’écrit pas, comme Bartleby le copiste ne copie pas, ou plutôt qui « préfèrerait ne pas copier »…) de Vila-Matas.

Mais le « non préféré » de Bartleby va aussi dans un autre sens, vers un amont du langage, qui va le voir « préférer » sans davantage de référence. Décidément, la recherche d’une explication ne peut toujours que se trouver contredite par le retrait du héros de Melville et son absence d’appui.

J’ai parlé à plusieurs reprises, à partir de Tocqueville et d’Emerson, de cet écart que creuse le langage « américain » entre les mots et les choses. Le gigantesque effort de Melville peut encore être interprété comme quête de cet autre événement-limite, de cet autre "bord" du langage qu’est son origine, où il devrait pouvoir rencontrer le monde même, retisser le lien, qui sans cesse tend à se rompre, grâce à cette sorte de langue originelle, musicale, que l’auteur de Moby Dick a poursuivie jusque dans ces îles plus ou moins fantasmatiques dont il a nourri son œuvre – langue adamique qui aurait pu dire aussi ce qu’était réellement le personnage Bartleby : « Bartleby était de ces individus dont on ne peut rien apprendre de certain sinon aux sources originales et, en l’occurrence, ces dernières sont fort réduites 1422 » ; langue adamique que Melville situe cette fois au cœur même du capitalisme américain (Bartleby est une « histoire de Wall Street », selon le premier titre de la nouvelle).

L’interprétation de la figure de Bartleby par Giorgio Agamben, symétrique de celle de Deleuze, le conduit ainsi à la lire, non plus comme limitrophe au silence qui suivrait le langage 1423 , mais plutôt, par une sorte de "retour amont", à celui qui précéderait le langage. La « préférence négative » de Bartleby le place avant le choix du faire et du non-faire, sur la crête qui les sépare, comme une sorte de Christ 1424 , avant donc, pour suivre la terminologie de Davidson, l’action-événement et son contraire, le non-événement : il « ne refuse pas, il récuse seulement un non-préféré[…]. La formule est ravageuse parce qu’elle élimine aussi impitoyablement le préférable que n’importe quel non préféré 1425  ».

Et Agamben commente : « il excède de toute part la volonté », il réussit « à pouvoir (et à ne pas pouvoir) sans absolument le vouloir ». Avec le héros de Melville la puissance (au sens aristotélicien) « s’émancipe autant de l’être que du non-être et crée sa propre ontologie 1426  ». Le Bartleby d’Agamben pose ainsi la question de l’événement avant sa survenue ou sa non-survenue, il est celui qui met en fiction la théorie des possibles contingents, issue d’Aristote.

Bartleby serait cette œuvre qui place l’événement dans l’ "espace" précédant le choix de l’action ou de la non-action, dans l’espace du pouvoir ou du « pouvoir-de-ne-pas », dans le suspens du sens. Bartleby, le personnage, c’est l’anti-Grivel. En « préférant ne pas le faire », il déstabilise la « perpétuation tranquille » de la situation initiale. Dire oui ou non, ce serait encore la fortifier. Il est l’improbable même, qui contamine son entourage : l’homme de loi-narrateur refuse lui aussi de choisir entre accueillir Bartleby ou le dénoncer 1427 .Avec son "scrivener" qui quitte définitivement l’écriture (la copie), Melville met le doigt sur la question du choix – d’écrire, ou de ne pas le faire.

Deleuze a insisté sur « la structure double de l’événement », constitué d’un moment d’effectuation (« celui où l’événement s’incarne dans un état de choses, un individu, une personne »), et d’une contre-effectuation, où il « esquive tout présent » par son futur et son passé, où il est « libre des limitations d’un état de choses, étant impersonnel et pré-individuel, neutre, ni général ni particulier, eventum tantum ». Cette structure singulière et paradoxale est particulièrement celle de la mort, à la fois me concernant essentiellement et me dépassant infiniment. Et ainsi « chaque événement est comme la mort, double et impersonnel en son double 1428  ».

En ce sens, on peut dire qu’avec Bartleby Melville a créé un personnage-événement : il se tient dans cette situation impossible d’une effectuation (l’activité de la copie) qui ne peut pas avoir lieu (la préférence négative) – sans pourtant qu’il y ait véritable refus de la part du copiste. Position éminemment intenable que de se maintenir dans cette structure double de l’événement… C’est seulement dans la mort qu’effectuation et contre-effectuation se "réalisent" simultanément – et c’est bien pourquoi Bartleby ne peut que mourir.

En définitive, les deux lectures de Deleuze et d’Agamben, peut-être, se rejoignent : la grande leçon de Melville, ne serait-ce pas que le langage n’est qu’un archipel, et les mots des îles-événements, perduesau milieu de cette immensité du silence océanique, cet « infini de la patience » dont parle Blanchot 1429 , qui nous englobe de toutes parts et bien souvent nous submerge ? C’est la parole en archipel, comme dans ce service des lettres au rebut où Bartleby a commencé sa "carrière", où il a peut-être classé quelques-unes des lettres perdues des naufragés des Iles enchantées, ces mêmes lettres perdues que Bouvard et Pécuchet se mettront à copier 1430

Notes
1399.

Mardi, Op. Cit., p. 132. Yllah est séduite par les rythmes mystérieux de cette langue qu’elle ne comprend pas : « Ou bien elle me priait de répéter, encore et encore, quelques syllabes de ma langue. Puis elle se les chantait, en s’arrêtant de temps à autre comme si elle s’efforçait de découvrir où était le charme » (p. 146).

1400.

Pour Deleuze, Bartleby est « un Original », les originaux étant «  les êtres de la Nature première… » (« Bartleby ou la formule », Op. Cit., p. 193).

1401.

Ce qui a été souvent relevé. Ainsi Michel PRUVOT : « Ce notaire dans son étude est le maître du monde, de la loi, du logos ; et ses scribes, tels Moïse, inscrivant la loi sur leurs tables, figurent l’écrivain » (« Bartleby de Hermann Melville : l’écriture et la loi », revue Etudes anglaises, XXVIIIe année, n° 4, octobre-décembre 1975, pp. 429-438. P. 429).

1402.

Exemple, parmi tant d'autres, l'article de Michel SCHNEIDER, « Lettres mortes », revue Critique, n° 360, mai 1977, pp. 505-530.

1403.

« Bartleby ou la formule », Op. Cit., p. 184.

1404.

Bartleby, Op. Cit., p. 45.

1405.

« Imaginez ma surprise, non : ma consternation lorsque, sans quitter sa solitude, Bartleby répondit d’une voix singulièrement douce et ferme : "Je préférerais ne pas le faire" » (Ibid., pp. 45-46).

1406.

Les reconnaissances, Op. Cit., p. 123.

1407.

Toutes celles auxquelles tente désespérément de se raccrocher le narrateur/homme de loi s’avèrent très rapidement pauvres, insuffisantes, fausses – la plus « facile » étant celle de la maladie mentale, avancée par un des commis : « Je pense, Monsieur, qu’il travaille du chapeau, répondit Gingembre en ricanant » (Bartleby, Op. Cit., p. 49).

1408.

Ibid., p. 46.

1409.

Il est étonnant que Deleuze, dont l’analyse de la morale stoïcienne et de son rapport à l’événement est si profonde (en particulier dans Logique du sens), n’ait pas fait ce rapprochement.

1410.

Emile BREHIER, « L’Ancien Stoïcisme », in Histoire de la philosophie, I : Antiquité et Moyen Age, PUF, coll. Quadrige, 1981, p. 290, et EPICTETE, Manuel, cité par Victor GOLDSCHMIDT, Le système stoïcien et l’idée de temps, Vrin, 1979, p. 79. Deleuze a la formule : « devenir digne de ce qui nous arrive, donc en vouloir et en dégager l’événement, devenir le fils de ses propres événements » (Logique du sens, Op. Cit., p. 175).

1411.

Epictète, Entretiens, cité par Jean BRUN, Le stoïcisme, PUF, coll. Que sais-je ?, 1976, p. 115.

1412.

Cité par Goldschmidt, Op. Cit., p. 140.

1413.

Sur ces questions voir en particulier Goldschmidt, Ibid., pp. 134-142 et Bréhier, Op. Cit., pp. 288-293.

1414.

Bartleby, Op. Cit., pp. 63-64.

1415.

Deleuze, Logique du sens, Op. Cit., p. 177.

1416.

« Trente-quatre dernières années d’écriture à un rythme bartlebyen, à basse intensité, comme s’il avait préféré ne pas le faire, en un évident refus de ce monde qui n’avait pas voulu de lui » (Bartleby et compagnie[2000], trad. de l’espagnol par E. Beaumatin, Bourgois, 2002, pp. 12 et 136). Dans ce roman ( ?), essai ( ?), en forme de notes au bas de pages elles-mêmes non écrites, Vila-Matas déambule autour des écrivains-non écrivains qui, de Walser à Kafka, de Rimbaud à Hofmannsthal, de Joubert à Salinger, … auraient été atteint de ce syndrome.

1417.

« "Bartleby", ou la formule », Op. Cit., p. 173.

1418.

« … Creuser dans la langue une sorte de langue étrangère, et confronter tout le langage au silence, le faire basculer dans le silence. Bartleby annonce le long silence dans lequel entrera Melville, seulement rompu par la musique des poèmes, et dont il ne sortira plus que pour Billy Budd. Bartleby lui-même n’avait d’autre issue que se taire, et se retirer derrière son paravent, chaque fois qu’il avait prononcé la formule, jusqu’à son silence final en prison » (Deleuze, « Bartleby ou la formule », Op. Cit., pp. 177-179).

1419.

« Bartleby n’est pas le malade, mais le médecin d’une Amérique malade, le Medicine-Man… » (Ibid., p. 203).

1420.

Ibid., p. 177. Ce point est discuté par Jacques RANCIERE, pour lequel la lecture que fait Deleuze de la formule de Bartleby « n’arrache l’histoire au monde de la représentation qu’en les déportant plus ou moins explicitement du côté du symbole ». Mais il faut « corriger l’affirmation initiale de Deleuze : la formule de Bartleby […] est bien littérale, et en même temps elle ne l’est pas.[…] Deleuze nous dit que la littérature est une puissance matérielle qui émet des corps matériels.[…] Il insiste sur l’idée, empruntée à Proust, que l’écrivain crée dans la langue maternelle, une langue étrangère dont l’effet entraîne tout le langage et le fait basculer vers son dehors qui est silence ou musique ». Mais « en alléguant des différences problématiques dans la langue et en assimilant l’opération du texte à ce qu’il nous raconte, Deleuze subsume en fait la littérature sous le concept de la musique : non pas comme art particulier, mais comme concept philosophique et idée de l’art.[…] En bref, l’analyse de la formule littéraire nous renvoie en fait aux données de l’histoire, lesquelles données fonctionnent bien comme un symbole de la puissance propre de la littérature » (La chair des mots, Politiques de l’écriture, Galilée, coll. « Incises », 1998, pp. 188-189).

1421.

« Loin d’enjoindre bruyamment à Bartleby de s’en aller, comme un génie inférieur l’eût pu faire, j’avais présumé qu’il devait partir, édifiant sur cette présomption tout ce que j’avais à dire » (Bartleby, Op. Cit., p. 68). Michèle CAUSSE traduit le terme anglais (assumption) par « postulat ».

1422.

Bartleby, Op. Cit., p. 33.

1423.

Une lecture "linéaire" de la nouvelle irait plutôt dans ce sens, avec la lente évolution de Bartleby vers un amenuisement et un silence qui devient, avec son enfermement et sa mort, définitif.

1424.

Deleuze parle d’ « un nouveau Christ » (Op. Cit., p. 203), Agamben d’un « nouveau Messie » (Bartleby ou la création, trad. C. Walter, Saulxures, Circé, 1995, p. 81)…

1425.

Deleuze, Op. Cit., p. 175.

1426.

Agamben, Op. Cit., pp. 41-42 et 53.

1427.

Voir Philippe JAWORSKI., Melville, le désert et l’empire, Op. Cit., p. 19.

1428.

Logique du sens, Op. Cit., pp. 177-178.

1429.

« "Je préférerais ne pas…" appartient à l’infini de la patience, ne laissant pas de prise à l’intervention dialectique… » (Maurice BLANCHOT, L’écriture du désastre, Gallimard, 1980, p. 33).

1430.

« Ils copient au hasard tous les manuscrits et papiers imprimés qu’ils trouvent : cornets de tabac, vieux journaux, lettres perdues, et croyant que la chose est importante et à conserver » (Le second volume de Bouvard et Pécuchet, Denoël LN, 1966, p. 54).