Chapitre II. Du naturalisme, en train de couler…

…et ainsi que resplendit le lustre, c’est-à-dire lui-même, l’exhibition prompte, sous toutes les facettes, de quoi que ce soit et notre vue adamantine, une œuvre dramatique montre la succession des extériorités de l’acte sans qu’aucun moment garde de réalité et qu’il se passe, en fin de compte, rien
Stéphane MALLARME 1476

A travers ce thème de la copie, la figure de l’artiste inspiré, venue du romantisme, n’est pas loin de sombrer dans le ridicule d’une pure gestuelle maniaque, dénuée de signification. Formalisation excessive, où le récit, en quelque sorte dépouillé de sa substance, tomberait dans l’aporie d’un texte uniquement tourné vers l’accident de sa propre production ? Ou, dit plus brutalement : avec l’événement, le roman ne disparaîtrait-il pas ? Ce questionnement radical sera au cœur de l’œuvre de plusieurs auteurs majeurs (Kafka, Joyce, Sarraute, Beckett).

Cette problématique affleurait déjà dans le naturalisme. Chevrel écrit fort justement que « les romanciers naturalistes, pour qui le document humain a tant d’importance, hésitent à intégrer à leur fiction les marques écrites qui en paraissent les manifestations les plus saisissables 1477  ». Et pourtant, selon Lukacs, ces romanciers sont guettés par le danger d’un certain formalisme, car le récit naturaliste souffrirait du refus d’accorder à la chose représentée une signification en elle-même. C’est la Weltanschauung de l’écrivain qui donne un sens à cette chose qu’il décrit. Elle devient ainsi symbole. De cette contradiction à une certaine dérive formaliste, il n’y a qu’un pas : « Certes la chose ne prend pas pour autant une signification poétique réelle, mais on la lui impute. La chose se transforme en symbole. On peut voir ici clairement de quelle façon la problématique poétique du naturalisme devait produire forcément des méthodes formalistes de figuration 1478  ».Ainsi la chose, devenant symbole, se déréaliserait ? L’extrême formalisme, comme stade ultime du naturalisme ?

Mais ne pourrait-on tout aussi bien avancer que, retrouvant les intuitions du romantisme allemand déjà évoquées, le roman serait en train de découvrir l’événement de sa propre écriture ? La langue n’est plus réduite au seul rôle de pont entre intérieur et extérieur, de transmission du signifié. Avec la problématique "copiste", le langage devient l’enjeu central, et l’élément principal que se mettent à "raconter" les romans. Retour sur soi où se jouent l’immense partition, le face à face de l’homme et du monde. Le récit n’est plus celui des événements qui ponctuent l’histoire, ou une vie d’homme, mais celui de leur création-recréation dans et par l’écriture.

Le récit se rapprocherait de plus en plus du « livre sur rien », nous dit-on. Sur rien ? C’est-à-dire l’écriture. Car une poétique de celle-ci est bel et bien en train de naître dans le roman, que les copistes de Flaubert (et, dans le champ encore en gestation de la littérature des Etats-Unis, celui de Melville) avaient préparée.

Repartons ici de Maupassant, si proche de Flaubert. En dehors de Zola, il est sans doute le théoricien le plus rigoureux du naturalisme. Et cependant l’événementiel romanesque finit parfois par s’estomper dans les brouillards des étangs de certains de ses récits, par couler tout doucement dans les eaux dormantes des bras morts de ses rivières normandes.

Notes
1476.

Crayonné au théâtre[1887], Œuvres Complètes, éd. Mondor, Pléiade Gallimard, 1979, p. 296. 

1477.

Chevrel, Le naturalisme, Op. Cit., p. 154.

1478.

Lukacs, Problèmes du réalisme, Op. Cit., p. 150. Chevrel commente : « Le naturalisme s’ouvrant sur le formalisme, par le relais du symbole qui en est un des éléments constitutifs, voilà peut-être l’apport le plus précieux de la critique de Lukacs » (Le naturalisme, Op. Cit. p. 167).