Chapitre III. Kafka, de la contradiction à l’atermoiement

Elle est à proprement parler dépourvue de composition, d’action extérieure ou intérieure notable ; pourtant elle progresse si irrésistiblement, elle est si pleine d’activité qu’elle nous fait sentir à quel point le chemin qui mène beaucoup d’entre nous d’un jour vide à un autre jour vide peut être long et mouvementé.
Robert MUSIL 1503

Des récits de Kafka bien davantage encore que de ceux de l’auteur d’Une vie on peut dire qu’ils sont "désorientés".

Leur première singularité est qu’apparemment ils n’ont aucunement l’intention de rompre la chaîne causale. Leurs héros vont toujours chercher à comprendre. Mais cela ne fonctionne jamais. Kafka, c’est le drame de l’interprétation toujours en échec. Ce qui aura deux conséquences : d’une part cela donne, là aussi, des romans et des fictions statiques, à la « causalité événementielle » presque absente, où des éléments nouveaux d’interprétation sont sans cesse donnés dans une logique implacable, sans pour autant que progresse le récit. D’autre part les textes de Kafka sont sans dénouement, l’achèvement est indéfiniment repoussé, jusqu’à être expulsé hors de l’œuvre.

L’auteur du Château s’attaque à la fiction à partir du cœur même de ce qui jusqu’alors la constituait. La plupart de ses fictions ont en effet une ouverture très "classique" : « en pente douce », où sont décrits et mis en place les faits qui situent les personnages ou les situations romanesques (L’Amérique, Le Château, Le Verdict, La Colonie Pénitentiaire, Un Médecin de Campagne 1504 …) ; ou par un événement originaire donné dès l’incipit (Le Procès : « On avait sûrement calomnié Joseph K., car, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté un matin 1505  » ; La Métamorphose : « Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine » ; Premier Chagrin : « Un trapéziste[…], poussé d’abord par la seule ambition de se perfectionner, puis par une habitude devenue tyrannique, avait organisé sa vie de telle sorte qu’il pût rester sur son trapèze nuit et jour aussi longtemps qu’il travaillait dans le même établissement » ; Le Maître d’Ecole de Village : « Ceux qui, comme moi, ne peuvent souffrir la vue d’une taupe ordinaire seraient sans doute morts de dégoût devant la taupe géante qui a été observée, il y a quelques années, à proximité d’un village sur lequel cette apparition a jeté un renom passager »). La fiction revêt donc toutes les apparences de la "normalité". Kafka, dans un premier temps, ne rompt pas avec les schèmes narratifs traditionnels. Mais c’est là qu’est justement le piège qu’il nous tend ainsi qu’à ses personnages, qui eux aussi croient se trouver dans un monde "normal".

Notes
1503.

« Note sur Kafka » (trad. P. Jaccottet, Cahiers Renaud-Barrault n° 50, Julliard, février 1965, p. 44), à propos de la nouvelle Le Soutier, publiée à part du vivant de Kafka, et qui constituera finalement le premier chapitre de L’Amérique. Musil ajoute que le héros « ne s’occupe que de choses absolument inachevables qui, vues de l’extérieur, ont l’air de s’effilocher, et ne pense que des pensées qu’il néglige de penser jusqu’au bout ».

1504.

Toutes les nouvelles seront citées dans Œuvres Complètes II, trad. A. Vialatte, C. David et al., Pléiade Gallimard, 1980.

1505.

Le château[1922], trad. A. Vialatte.