Une logique sans fin

En fait, cette attaque des récits de Kafka retourne la situation habituelle : « Le récit fantastique [traditionnel] partait d’une situation parfaitement naturelle pour aboutir au surnaturel, La Métamorphose part de l’événement surnaturel pour lui donner, en cours de récit, un air de plus en plus naturel 1506  ».

Ce passage du surnaturel au naturel est un glissement spatial, un changement d’espace. Parmi d’autres précurseurs de Kafka, Borges a nommé Zénon et son fameux paradoxe : « la forme de ce problème illustre est exactement celle du Château : le mobile, la flèche et Achille sont les premiers personnages kafkaïens de la littérature 1507  ». En maints endroits se retrouve cette étrange perception des distances, qui sont décomposables à l’infini sans que le but soit jamais atteint. La chaîne de l’Arpenteur du Château ne permet pas de mesurer de telles distances : « la route[…] ne conduisait pas à la hauteur sur laquelle s’élevait le Château[…], faisait un coude qu’on eût dit intentionnel, et, bien qu’elle ne s’éloignât pas davantage du Château, elle cessait de s’en rapprocher 1508  ». Voici encore Le Plus Proche Village : « La vie est étonnamment brève. Dans mon souvenir elle se ramasse aujourd’hui sur elle-même de façon si serrée que je comprends à peine qu’un jeune homme puisse se décider à partir à cheval pour le plus proche village sans craindre que – tout accident écarté – une existence ordinaire et se déroulant sans heurts ne suffise pas, de bien loin, même pour cette promenade ». Dans son Journal Kafka évoque la « vie qu’[il] a menée jusqu’ici, qui s’est déroulée comme une marche sur place, sans évoluer, ou en évoluant tout au plus à la manière d’une dent cariée en train de pourrir 1509  ».

Telle est, à partir d’un événement initial ou d’une description traditionnelle, le fonctionnement de la "logique" kafkaïenne. Cette géométrie est proprement non-euclidienne, qui caractérise non seulement le Château, mais la majorité des récits de l’auteur du Procès. Dans ce dernier roman, Joseph K. est confronté à un problème en principe bénin : il s’agit de dissiper le malentendu, ou de déjouer la mauvaise plaisanterie de son arrestation. L’application du schéma de Lotman permet ici de repérer la mise en place initiale de la "distance", très courte en apparence, que doit parcourir le héros. Mais la mécanique se met à gripper. Car au fur et à mesure du livre, comme celle séparant Achille et la tortue, cette distance se démultiplie, se subdivise à l’infini, tout en laissant toujours à portée de main l’évidence du but à atteindre : la reconnaissance de l’erreur initiale. Les bureaux qui jouxtent et précèdent d’autres bureaux, les différentes séries de personnages, tous auxiliaires de justice, représentent ce partage illimité qui empêche la flèche d’atteindre jamais sa cible. C’est l’aphorisme de Préparatifs de Noces à la Campagne : « Il y a un but mais pas de chemin. Ce que nous nommons chemin est hésitation 1510  ».

Ainsi la frontière de Lotman est d’autant plus infranchissable qu’elle se décompose à l’infini au fur et à mesure qu’on s’en approche, le délai est toujours renouvelé. Gilles Deleuze et Félix Guattari placent cette singulière topographie de Kafka sous la double instance de l’atermoiement illimité (selon le peintre Titorelli, la meilleure solution pour Joseph K. serait « l’acquittement réel », qui n’a cependant jamais été vu, « l’acquittement apparent » se poursuivant par une deuxième, puis une troisième arrestation, et ainsi indéfiniment 1511 ) – et de la contiguïté (par exemple des bureaux) : « l’atermoiement est illimité et continu, parce qu’il ne cesse d’ajouter un segment à l’autre, en contact avec l’autre, contigu à l’autre, opérant morceau par morceau pour reculer toujours la limite 1512  ». De bord à bord, ainsi, Joseph K. croit avancer – et reste sur place.

Bernard Grœthuysen a lui aussi perçu cette géométrie singulière : « Dans le monde de Kafka, il n’y a pas de vide où l’on puisse se réfugier. La ligne est tracée. Vous la suivez. Et à mesure que vous la suivez, elle se raccourcit d’autant », comme le parcours de la flèche de Zénon. « Tout se passe more geometrico, et tout ce qui est, est d’une géométrie infiniment complexe 1513  ». Les personnages sont enfermés dans une logique qui, pour être parfaitement rigoureuse, n’est pas la logique habituelle, et si l’événement est donné dans toute sa force irruptive à l’ouverture du roman, nul n’en connaîtra ni le pourquoi ni les suites. Il n’y a jamais de conclusion à ces raisonnements proprement interminables.

Par quelle faille Kafka nous introduit-il dans son monde singulier ? En détournant le principe de contradiction. On trouve la formulation canonique de ce principe dans La Logique d’Arnauld et Nicole. Après avoir défini les quatre sortes de propositions (universelle affirmative : A ; universelle négative : E ; particulière affirmative : I ; particulière négative : O), puis leurs quantités (A et E de même quantité, I et O également) et qualités (A et I de même qualité, E et O également), les pères de Port-Royal décomposent les différentes possibilités d’opposition entre ces propositions. Puis ils ajoutent : « les contradictoires [à la fois opposées en qualité et quantité] ne sont jamais ni vraies ni fausses ensemble ; mais si l’une est vraie, l’autre est fausse, et si l’une est fausse l’autre est vraie 1514  ». Or c’est ce principe fondateur que remettent en cause les récits de Kafka. Voici l’un des deux exemples choisis par Arnauld et Nicole : « tout homme est animal, quelque homme n’est pas animal » (où A est contradictoire à O). Kafka construit précisément La métamorphose sur cette contradiction : un homme est animal (Gregor Samsa), et en même temps aucun homme n’est animal. Les préoccupations de Gregor restent bel et bien humaines : le métier et ses contraintes (voyages, levers matinaux, crainte du patron), la famille (que va-t-elle penser ?). Et la particularité de cette logique impossible est qu’après le premier moment de surprise, lorsque Gregor parvient enfin à ouvrir sa porte, elle ne surprend plus personne.

La Communication à une Académie (où on a cru reconnaître une satire du darwinisme) est construite sur la même logique impossible, cette fois basée sur : un animal est homme (le singe Peter le Rouge), aucun animal n’est homme (il garde sa condition « simienne », retrouvant par exemple sa compagne, « une demoiselle chimpanzée à demi dressée 1515  »).

L’explication selon laquelle dans un monde imaginaire tout est possible conviendrait-elle ? Puisque « la logique n’a rien à faire de la notion métaphysique d’existence,[…] on pourra prendre comme univers l’ensemble des phénomènes spatio-temporels, mais aussi le Pays des Merveilles 1516  ». C’est dire que dans un tel univers, le principe de contradiction fonctionne et s’applique tout aussi bien. Mais le monde de Kafka n’est pas celui de Carroll – ni non plus le monde légendaire. A l’encontre en effet de ce qui se passe dans celui-ci, les forces traditionnelles (la famille, l’amour, l’art, la religion) restent inopérantes dans l’univers du Château ou du Procès, et les tentatives poursuivies dans ces directions ne font progresser ni les "affaires" du héros, ni par conséquent la narration.

Un autre élément encore vient empêcher l’avancée du récit : les légendes classiques se construisent souvent sous la forme de quêtes d’un objet connu (l’Ithaque d’Ulysse, la Toison d’Or, le Graal, etc.). Or celles des personnages de Kafka, pour être rigoureuses, restent sans objet précis 1517  : saura-t-on jamais ce qu’est le Château, Joseph K. saura-t-il jamais de quoi on l’accuse ?

Dire que l’univers kafkaïen est imaginaire ou légendaire est donc beaucoup trop court. Mais l’explication par le fantastique ne saurait non plus convenir. L’événement originaire (et pas seulement dans La Métamorphose) fait entrer dans un monde non plus seulement surnaturel mais « inadmissible 1518  ». Disparaît l’hésitation entre le monde réel et le monde surnaturel, qui faisait le fondement de la littérature fantastique. Le monde entier est devenu fantastique, ce qui restait exception est devenu la règle 1519 .

C’est cette espèce d’"installation" permanente au cœur du principe de contradiction qui fait la singularité des récits de Kafka. L’auteur pragois n’est pas dialecticien. Un romancier "hégélien", s’il en est, aurait "résolu" cette contradiction en l’intégrant dans le "procès" de l’Histoire ou de l’histoire racontée. Les personnages de Kafka ne font que raisonner 1520 à l’infini, sans jamais aboutir, et cela rapidement n’étonne personne – absence d’étonnement justement si étonnante, dira Camus 1521 .

Ce voyage au cœur de la contradiction se retrouve à tous les niveaux. Outre les exemples déjà cités (La Métamorphose, Communication à une Académie), c’est encore le cas dans Le Château, qui construit un monde à la fois très structuré et parfaitement inconsistant, dans Le Chasseur Gracchus, histoire d’un homme simultanément mort et vivant, dans Le Médecin de Campagne, où le garçon pour lequel on a appelé celui-ci est « bien portant » (il souffle alors à l’oreille du médecin : « Docteur, laisse-moi mourir ») et très malade (et il dit : « Me sauveras-tu ? » en sanglotant), dans Le Procès, où l’avocat Huld démontre à Joseph K., d’ailleurs à la fois libre et arrêté, et l’inutilité totale et l’absolue nécessité de rédiger des requêtes pour le Tribunal. Contradictions qu’on retrouve à un niveau plus interne encore : « il se hâtait pour arriver à neuf heures, bien qu’il n’eût pas été convoqué pour un moment précis 1522  ». Entrer dans le monde kafkaïen, c’est perdre toute causalité événementielle, et sur deux registres : d’une part la hiérarchie entre les événements 1523 , d’autre part le lien entre les épisodes ou les événements deviennent problématiques.

Mais problématiques de quelle façon ? Reprenons la "syntagmatique textuelle" proposée par Todorov, et à ses trois ordres : 1°) logico-causal(qui comprend : a) la causalité événementielle, b) la causalité psychologique, c) la causalité philosophique), 2°) temporel, 3°) spatial. Or les textes de Kafka remettent en cause, presque méthodiquement, toutes ces organisations structurantes du récit :

  1. a) les liens événementiels y sont absents, les épisodes s’y succèdent sans "raison"« Le Château se présente comme une succession d’épisodes ayant entre eux une similitude presque parfaite, mais peu ou pas de lien logique. […] Ainsi les événements se suivent et se ressemblent, mais ne progressent pas, et comme aucune causalité réelle ne les relie, ils forment une série ouverte, susceptible d’additions et de retranchements, voire d’une interversion partielle des faits  (K. pourrait voir Momus après avoir rencontré Bürgel, se rendre chez le Maire avant d’avoir parlé avec l’hôtelière, etc.) » (M. Robert, op. cit., p. 232). ; 1°) b) on a souvent souligné "l’a-psychologisme" de l’auteur du Château  (j’y revient ci-dessous); 1°) c) si on a pu lire un Kafka penseur de l’absurdeCamus nuance finalement sa propre « interprétation » : « C’est le destin, et peut-être la grandeur, de cette œuvre que de tout offrir et de ne rien confirmer » (Le mythe de Sisyphe, Op. Cit., p. 186)., existentialiste, surréaliste, mystique, marxiste, explorateur de l’inconscient, antimarxiste, anticapitaliste, bourgeois, etc … toutes ces interprétations semblent plutôt provenir du malaise engendré par l’inexplicable de l’œuvre que d’une hypothétique "philosophie" de son auteur.
  2. Peut-on parler d’un ordre temporel dans Le Procès, Le Château ou L’Amérique, là où la chronologie des événements paraît parfaitement arbitraire?
  3. Enfin il paraît difficile de trouver un ordre spatial globalisant dans les architectures kafkaïennes, tant elles sont partielles et séparées.

Notes
1506.

Todorov, Introduction à la Littérature Fantastique, Op. Cit., p. 179.

1507.

« Les Précurseurs de Kafka »[1951], trad. de l’espagnol par R. Caillois, Enquêtes, Gallimard, 1968, p. 147. Voir également la préface de Borges à La Métamorphose : « Le pathos de ces romans inachevés naît précisément du nombre infini d’obstacles qui arrêtent sans cesse leurs héros identiques. Franz Kafka ne les acheva pas parce qu’il était primordial qu’ils fussent sans fin. Se souvient-on du premier paradoxe de Zénon ? » (in Kafka, revue Obliques n° 3, 1973, p. 16).

1508.

Le château[1922], trad. A. Vialatte, Gallimard, 1972, p. 17. Je souligne.

1509.

Journal, 23 janvier 1922, trad. M. Robert, Grasset, 1954, pp. 536-537.

1510.

Préparatifs de noces à la campagne[1908-1909], trad. M. Robert, Imaginaire Gallimard, 1994, p. 50.

1511.

Le Procès[1914], trad. de l’allemand par A. Vialatte, Folio Gallimard, 1973, pp. 230-240.

1512.

Kafka, pour une Littérature Mineure, Minuit, 1975, p. 96.

1513.

Préface, Le Procès, Op. Cit., p. 15.

1514.

La Logique ou l’Art de Penser[1683], Champs Flammarion, 1978, chapitre III, 2ème partie et chapitre IV (la citation vient des pages 160-161).

1515.

Pléiade II, p. 519. Voir également, dans le même registre, Les Recherches d’un chien, pp. 674-713.

1516.

Ernest COUMET, « Lewis Carroll Logicien », in Lewis CARROLL, Logique sans Peine, Hermann, 1966, p. 265.

1517.

«L’œuvre de Kafka tourne entièrement autour de cette absence de direction qui, en définitive, est un mal du langage dont la littérature est la première touchée », écrit Marthe ROBERT (L’Ancien et le Nouveau[1963], Petite Bibliothèque Payot, 1967, p. 214).

1518.

Todorov, Introduction à la Littérature Fantastique, Op. Cit., p. 180.

1519.

La comparaison avec l’univers de Witold Gombrowicz pourrait être intéressante. Je prends l’exemple de Cosmos. Le narrateur y cherche à tout prix à donner un sens aux événements, c’est-à-dire une place au sein d’une causalité, mais autre que celle qu’ils ont dans la causalité la plus banale, la plus quotidienne. D’où cet « autre côté » (Op. Cit., p. 97) d’un monde plus ou moins fantastique, démoniaque : « la réalité environnante était comme contaminée par cette possibilité de significations multiples » (p. 55), monde dont l’existence est juste, comme pour Bartleby, celle d’un possible : c’est « moi » qui l’ai fait, mais Bouboule ou Léon, tout aussi bien, « auraient pu,[…] pouvaient avoir étranglé et pendu le chat » (p. 105).

1520.

Groethuysen encore : «Il y a le raisonnement pour les esprits, comme il y a la géométrie pour les corps. On n’est pas libre de penser comme on veut, comme on n’est pas libre d’aller où on veut. L’argument vous porte, comme le chemin vous guide. » (Op. Cit., p. 16)

1521.

Le Mythe de Sisyphe[1942],Idées Gallimard, 1979, p. 171.

1522.

Le Procès, Op. Cit., p. 84.

1523.

Deleuze et Guattari parlent à ce sujet des « micro-événements », des « agitations moléculaires » des couloirs et des coulisses qui sont seuls importants lors du premier interrogatoire de Joseph K. (Op. Cit., p. 91).