Une gestuelle sans finalité

Et malgré tout donc, face à leur singulière situation, les personnages ne s’étonnent pas – même s’ils ne cessent de raisonner, ce qui ajoute encore à « l’inquiétante étrangeté » de ces récits. L’attitude est éminemment paradoxale puisque ce qui advient a beau être incompréhensible, cela n’étonne pourtant pas, cela ne demande donc pas à être expliqué. Et pourtant on passe son temps à argumenter. Mais comme ce raisonnement ne part pas, à la façon socratique, d’un questionnement initial, il n’a pas de fin, dans tous les sens du terme.

Plus étonnants encore sont les gestes des personnages. Walter Benjamin en a fait l’analyse 1526  : ces gestes « ont trop d’ampleur pour le monde banal qui les entoure, [et] à mesure que s’affirme la maîtrise de l’écrivain, nous le voyons renoncer de plus en plus souvent à adapter les gestes de ses personnages aux situations communes, à les expliquer ». Cette solution de continuité, autre élément fort de ce fantastique si particulier, a pour effet de «dissoudre l’action en gestes », et Benjamin rapproche alors Kafka du Greco ( modèle majeur des peintres expressionnistes contemporains de l’auteur du Château), et surtout du théâtre chinois.

La gestuelle frappe par la limitation de ses figures, qui lui donne un aspect répétitif. Elle semble bien en effet presque aussi codée que les arts de la scène d’Extrême-Orient, mais avec une symbolique dont on aurait perdu la clef. Le motif roboratif de la « tête penchée 1527  », par exemple, est particulièrement significatif, dans lequel on s’attendrait à voir une attitude de soumission. Or les occurrences sont très fréquentes où ce geste n’a rien à voir avec une quelconque résignation, un abattement : l’oncle « écouta, la tête penchée, en fumant son cigare à petites bouffées hâtives » ; « Je regarde tranquillement les gens, les doigts enfoncés dans ma barbe, la tête inclinée de côté » ; un des recruteurs du théâtre de l’Oklahoma «s’entendait à interroger avec de grands yeux, […], à écouter ce qu’on lui disait, la tête penchée sur la poitrine » 1528 . C’est encore le fameux portrait noirci du Château : « Ce personnage penchait la tête si bas qu’on distinguait à peine les yeux ; le front était très haut, très lourd et le nez fort et recourbé ». De même, si au début du Procès Joseph K. fait encore des gestes pourvus d’une intention, comme de tendre la main au brigadier, ceux-ci apparaissent vite inadéquats : « Le brigadier regarda la main de K. qui pensait toujours que l’autre allait la saisir. Mais le brigadier se leva, prit un chapeau melon, le posa sur le lit ». Puis K. perd jusqu’à cette intention : « il prit au hasard l’un des papiers du bureau, le posa sur le plat de sa main et le tendit à ces messieurs, tout en se levant lentement. Ce geste ne correspondait à aucune nécessité ; K. obéissait simplement au sentiment qu’il lui faudrait agir ainsi quand il aurait enfin terminé la grande requête 1529  ».

Les héros kafkaïens apparaissent donc comme des personnages d’un théâtre codifié où l’intrigue n’a plus guère d’importance. L’événement que constituerait l’action s’annihile dans ces gestes qui n’ont d’autres significations que d’être l’application d’une sorte de rituel vide de sens : « l’œuvre entière [de Kafka] est un code de gestes qui, d’entrée de jeu, ne présentent, même pour l’auteur, aucun sens déterminé 1530  ». C’est un monde de gesticulations a-signifiantes, de raisonnements in-terminables. L’événement, lorsqu’il survient, est là comme sans antécédents, sans pourquoi, sur la scène d’un théâtre aussi étrange que celui de l’Oklahoma qui clôt, sans l’achever, L’Amérique 1531 .

Notes
1526.

Walter BENJAMIN, « Franz Kafka »[1934], in Poésie et Révolution, Op. Cit., pp. 82-87.

1527.

Sur ce thème, voir Deleuze et Guattari (Op. Cit., pp. 8-9 et 112-113). Ce motif se retrouve chez Bruno SCHULZ. L’auteur des Boutiques de Cannelle, si proche de Kafka, écrit d’ailleurs à son propos : « Il connaît à merveille les gesticulations, les mécanismes externes des événements et des situations, […] mais ce n’est pour lui qu’un épiderme sans racines […] » (Postface au Procès de Franz Kafka[1936], trad. du polonais par C. Jezewski et F. Lallier, in Correspondance et Essais Critiques, Denoël, 1991, p. 295).

1528.

Le procès, p. 161, Un médecin de campagne[1920], p. 144, L’Amérique[1912-1914], p. 234.

1529.

Le château, p. 12, Le procès, pp. 59 et 203.

1530.

Benjamin, Op. Cit., p. 83.

1531.

François Ricard distingue sur ce point L’Amérique du Procès, du Château, mais aussi de La métamorphose et du Verdict. Dans tous ces derniers récits, le personnage est enfermé dans un monde totalitaire, il est captif d’une structure qui le dépasse, tout en « ordonnant chacun de ses gestes comme l’ensemble de son destin ». Dans L’Amérique, Karl Rossmann dispose au contraire d’une liberté absolue, aucune Loi ne le contraint. Mais cela n’empêche pas cet espace d’être ouvert sur « la désorganisation progressive du sens, la progression de l’incohérence ». L’élément commun à tous ces récits reste bien cette « béance du sens », soit par la sursaturation de la contrainte, soit par l’excès de liberté (« L’Amérique ou la rupture », Op. Cit.).