L’illimitation 1532  

Ce qui nous ramène à cet inachèvement, consubstantiel à toute l’œuvre de Kafka. Car si sa logique est si singulière, si le geste devient le centre même d’une action qu’il pervertit, il ne s’ensuit pas qu’il n’y a pas d’interprétation de la part de l’auteur. Benjamin écrit encore : ces « gestes ne deviennent de vrais symboles que par un système, sans cesse renouvelé, de corrélations et d’ordinations probatoires », ils « échappent à leurs supports traditionnels et deviennent simple matière à d’interminables exégèses 1533  ». Et en effet, les considérations destinées à expliquer l’inexplicable, à trouver une  « issue », comme le singe du Rapport pour une Académie, prolifèrent.

D’où cet atermoiement qui caractérise particulièrement Le procès. Ce sont les interminables harangues du peintre Titorelli. C’est l’exégèse sans fin par le prêtre de la fameuse parabole « Devant la Loi ». Selon Benjamin Le Procès est d’ailleurs le «développement » de cette parabole, dans un sens bien particulier : « Si en se développant le bourgeon devient fleur, une fois déplié le bateau de papier que découpe l’enfant n’est plus qu’une feuille lisse. Et cette seconde sorte de "développement" convient bien à la parabole ; le lecteur se plaît à en effacer les plis pour que sa signification s’étende sur sa main plate. Mais les paraboles de Kafka se développent au premier sens, comme le bouton s’épanouit en fleur 1534  ». Et cette glose illimitée pourrait bien être une des explications de l’inachèvement des romans de Kafka 1535 . Marthe Robert écrit que « l’Arpenteur s’informe, pose des questions, raisonne à perte de vue », tout ce qui peut subsister des événements se dilue dans ce qu’elle appelle « moins un roman que le compte rendu d’une longue recherche,[…] où l’action se réduit à l’examen systématique d’opinions, de solutions et de vérités possibles 1536  ».

La logique narrative subit donc le même sort que la logique des propositions de Port-Royal : elle est même carrément absente. La suppression des liens empêche toute progression du récit, et l’événement initial n’acquiert aucun "sens" supplémentaire des différentes péripéties qui informent la fiction. François Martini écrit : « L’événement en soi n’est ni défini ni définissable, et ce n’est que dans le contexte, aussi labyrinthique que celui-ci puisse être, qu’il tend à prendre forme 1537  ». L’événement arrive-t-il vraiment à prendre forme ? L’image de la fleur proposée par Benjamin rendrait alors bien compte de cette "forme". Tout en conservant la marque d’une certaine avancée narrative, la figure du "développement" du bouton ne sous-entend pas l’idée d’une quelconque finalité : la fleur n’est pas la "fin" du bouton. Aucune conclusion n’est possible. Le suprême paradoxe de Kafka n’est-il pas que la proposition : "il n’y a pas de raison que ça continue" a le même sens que la proposition : "il n’y a pas de raison que ça s’arrête", chose que l’on retrouvera chez un Beckett, par exemple ?

Mais c’est dans le Journal qu’on va trouver l’élément vraiment fondateur de cet inachèvement. Le 30 novembre 1914, en pleine période d’écriture du Procès, Kafka écrit : «Je ne puis pas continuer à écrire. Je suis arrivé à l’ultime frontière, devant laquelle il me faudra peut-être attendre encore des années avant de commencer une nouvelle histoire qui, une fois de plus, restera inachevée. Cette destinée me poursuit ». Cette "incapacité" majeure, sur laquelle Maurice Blanchot a longtemps glosé, est liée de façon consubstantielle à l’écart entre les visions qui la précèdent et l’écriture : « C’est une de mes souffrances que, de ce qui s’est rassemblé en moi selon un ordre préalable, je ne puisse rien écrire plus tard dans le flux d’un seul mouvement continu ». Cette perte du « flux », de la continuité, qui est l’absence de logique narrative, recoupe une autre caractéristique : « Le genre particulier de l’inspiration dans lequel je me trouve… est que je suis tout et non seulement en vue d’un travail déterminé. Quand j’écris sans choix une phrase comme celle-ci : "Il regardait par la fenêtre", cette phrase est déjà parfaite 1538  ». Ainsi le processus de la création chez Kafka se réalise dans cette déchirure : écrire la chose ou l’événement les plus simples, les plus "parfaits" possibles, et ne pouvoir simultanément en faire un ensemble continu, ne pouvoir les intégrer dans une structure narrative, « car à l’intérieur de chaque phrase, il y a des transitions qui avant l’écriture doivent rester en suspens 1539  ». D’où les multiples stratégies de recherche de cette "structure absente", rêve organiciste toujours poursuivi («Tout m’apparaît en tant que construction », écrit Kafka dans le Journal 1540 ), toujours en échec (car jamais cherché du côté d’une causalité narrative ?).

A commencer par ces architectures si particulières 1541  : « Qui ne voit ces portes, ces fenêtres, ces couloirs dessinés avec l’exactitude et la solidité de la constatation qu’il est impossible de révoquer en doute ? » Mais la rigueur de ces constructions formelles, de ces singuliers enchevêtrements 1542 où ouvrir une porte suppose de monter sur un lit, où, en entrant dans un cagibi de son bureau, on découvre une chambre de torture, où il faut grimper dans des combles pour découvrir les bureaux de la Loi, qui ouvrent sur d’autres bureaux identiques, cette rigueur n’empêche pas que la "solution" est toujours de l’autre côté des cloisons, murs ou façades qui figurent « tantôt un monde d’où l’on ne peut sortir, tantôt un monde où l’on ne peut entrer.[…] Nous sommes toujours en deçà », jamais en sûreté, comme l’animal du Terrier. Le seuil est toujours à la fois limite et interdiction. Il y a échec donc de ce côté là : «ces images d’architecture figurent la limite interne d’un effort qui a épuisé l’énergie de son élan 1543  ».

La deuxième tentative de structuration seraient ces "métaphores continuées", sortes de principes de construction des récits de Kafka – et qui les pousseraient vers l’allégorie 1544 . Ils pourraient alors être lus comme de longues métaphores – à condition de préciser avec Benjamin que les paraboles kafkaïennes ne renvoient pas avec certitude à un sens premier, qu’il serait possible de découvrir sans ambiguïté. Si l’on peut suivre le fil de l’allégorie, cela ne vectorise pas, n’oriente pas pour autant le récit, qui n’aboutit pas à une conclusion définitive, ni d’ailleurs n’aboutit tout court, restant toujours inachevé.

N’est-il pas enfin possible de voir dans l’extrême codification des attitudes et des raisonnements une dernière tentative de structuration, élaborée pour contrer cet irréconciliable écart entre ce qui est vision intérieure et ce qui réellement s’écrit ? Les personnages seraient alors un peu comme ceux de ces grandes fictions à la façon des Mille et une Nuits, purs supports d’un événementiel omniprésent. Le problème est que chez Kafka cette dernière catégorie est elle aussi quasiment absente. Que reste-t-il alors, sinon cet illimité qui donne le vertige ?

C’est ce qu’on pourrait appeler, dans le langage de Blanchot, le « devenir d’interruption » qui est au cœur de l’œuvre kafkaïenne, cette écriture au plus proche de l’impossibilité d’écriture, de cet échec qui fait, en définitive, sa grandeur 1545 .

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Cette impossibilité, Joyce aussi l’aura approchée – mais plutôt du côté de la lecture, avec Finnegans Wake. Il est le contemporain de Kafka, on ne le souligne pas souvent 1546 . A part cette coïncidence de dates, comment les rapprocher ? C’est comme fossoyeurs définitifs du naturalisme que je le fais ici.

Notes
1532.

Le terme est préféré par Deleuze et Guattari à celui de fragmentaire pour désigner l’inachèvement kafkaïen, puisque la contiguïté, dont j’ai parlé, suppose la continuité (Op. Cit., pp. 132 et suiv.).

1533.

Op. Cit., pp. 83 et 85.

1534.

Op. Cit., p. 85.

1535.

Dans la même page du Journal citée plus haut, Kafka lui-même problématise cet inachèvement. Comparant la vie à un cercle dont il faut parcourir le rayon avant de pouvoir le tracer, il ajoute que le centre de ce cercle « est hérissé de débuts de rayons, il n’y a plus de place pour un nouvel essai, […] de sorte qu’aucun essai ne peut plus signifier achèvement ».

1536.

L’Ancien et le Nouveau, op. cit., pp. 189 et 195. C’est aussi pour elle une explication de la prolifération des interprétations autour de l’œuvre de Kafka, car « le commentateur ne [le] trahit pas, il applique sa méthode et suit ainsi le mouvement irrésistible de sa pensée » (p. 195).

1537.

in Les Critiques de notre Temps et Kafka, Garnier, 1973, p. 139.

1538.

Respectivement : Journal, Op. Cit., p. 406 ; lettre à Felice, citée par Maurice BLANCHOT, L’amitié, Gallimard, 1971, p. 317 ; cité par Maurice BLANCHOT, La Part du Feu[1949], Gallimard, 1972, p. 25.

1539.

Lettre à Felice, Ibid..

1540.

Stratégies peut-être à rapprocher de celles élaborées par certains créateurs d’ « art brut », si chers à Jean Dubuffet : obsession de la symétrie, répétitions compulsives, etc… Marthe Robert a justement noté «l’importance extrême pour Kafka du principe de la répétition » (Op. Cit., p. 232).

1541.

Journal, cité in Obliques n° 3, Op. Cit., p. 13. Selon Benjamin l’organisationnel est l’élément structurant des œuvres de Kafka : « c’est l’organisation que Kafka aurait pu définir comme destin. Il ne l’envisage pas seulement dans les vastes hiérarchies bureaucratiques du Procès et du Château ; elle est plus manifeste encore dans les difficiles et inextricables projets de construction, dont La Muraille de Chine donne le modèle parfait » (Op. Cit., p. 87). On pourrait ajouter le théâtre de l’Oklahoma de L’Amérique, parfaitement organisé et structuré, mais pour quel hypothétique spectacle ?

1542.

Qui serait caractéristique de la capitale tchèque : « A Prague, il est souvent impossible de démêler les espaces publics et les espaces privés, qui s’interpénètrent grâce à d’innombrables traversées et passages qui relient les intérieurs des maisons d’une rue à l’autre » (Jeremy ADLER, La Prague de Kafka, trad. du tchèque par M. Hanàkovà, Prague, éd. Franz Kafka, 1996, p. 6).

1543.

Jean STAROBINSKI, Kafka et Dostoïevski, revue Obliques n° 3, Op. Cit., p. 44, et Le Rêve Architecte, à propos des Intérieurs de Franz Kafka, Cahiers Renaud-Barrault n°50, Op. Cit., p. 23-24.

1544.

Starobinski, à propos de La Métamorphose : « Métaphore soutenue et développée en récit quasi allégorique par Kafka, jusque dans ses dernières conséquences » (Ibid.). D’une façon plus générale, Marcel MARACHE écrit que « Kafka rend en général à l’image sa valeur concrète,[…] il en fait le thème d’une action suivant un procédé qui peut rappeler la métaphore continuée » (La Métaphore dans l’œuvre de Kafka, Revue des Etudes Germaniques n° 19, Didier, 1964, p. 26). Marthe Robert conteste cette lecture. Selon elle, surtout dans les dernières œuvres, « le travail d’épuration est poussé si loin qu’à part de rares métaphores, fortifiées du reste par leur isolement, on ne voit pas sur quoi il eût encore pu porter », et elle cite le Journal : « Les métaphores me font désespérer de la littérature » (L’Ancien et le Nouveau, Op. Cit., p. 238).

1545.

Voir ce qu’écrit Jean ROUDAUT : « Baudelaire et Kafka (et de combien d’autres pourrions-nous le dire ? de Flaubert, évidemment, de Proust…) ont joué leur vie sur la littérature.[…] Que la littérature les ait menés à un total dépouillement quand ils en attendaient un accomplissement, qu’elle ait outré la solitude dont ils voulaient sortir,[…] semble les avoir confirmés dans leur foi » (« Kafka, Baudelaire et la Littérature », in Ce qui nous Revient. Relais Critique, Gallimard, 1980, p. 437).

1546.

Kafka écrit, en gros, de 1904 à 1924. Joyce écrit Ulysse de 1915 à 1922, date de la première publication.