Chapitre IV. Joyce, l’événement et la métaphore, l’événement et la mise en intrigue

Il s’agit de l’idée platonicienne de l’événement, dont la simultanéité est déterminée par le Moi et seulement à partir du Moi, déterminée par un Moi qui, sans doute, dans ce cas particulier, se nomme Bloom, mais qui est en dernière analyse le Moi, l’humain pur et simple.
Hermann BROCH

Un texte qui livre un lieu où le langage devient événement.
Jean-Louis GIOVANNANGELI 1547

Car autrement, tout les sépare. Chez Kafka, l’événement est, pour le moins, rendu problématique. Avec Joyce il va changer radicalement de nature. Kafka ne finit pas, toutes les œuvres de Joyce sont "bouclées". Kafka use d’une écriture d’apparence "classique", Joyce invente de nouveaux langages. Les récits de Kafka fonctionnent comme de longues métaphores, Ulysse dissèque et finit par disloquer l’outil métaphorique.

Dans ce long processus de remise en cause de l’événement dans le roman dont nous suivons le cheminement, Joyce occupe une place inédite. Maupassant avait commencé à le diluer dans des fictions de plus en plus embrumées. Kafka l’avait piégé dans des récits où le sens se perdait soit sous le poids d’une Loi sans Raison (Le procès, Le château), soit dans le dédale d’une liberté tournant à vide (L’Amérique).

Joyce transforme l’événement en un mouvement presque exclusivement langagier – travail à son paroxysme dans Finnegans Wake, mais déjà fortement engagé avec Ulysse, auquel nous allons nous consacrer ici. Il était parti, on s’en souvient, de l’épiphanie entendue comme point de contact entre le sujet et l’objet à travers le langage (Stephen le héros, Portrait de l’artiste en jeune homme). Par le traitement qu’il fait subir à la métaphore, Joyce s’éloigne encore davantage de l’événement du roman "classique". Il s’agira de voir comment Joyce nous conduit (a conduit son œuvre) jusqu’à un langage qui se pose lui-même en événement.

Les fondements de cette "stratégie" sont suggérés au tout début de l’épisode de Protée. La marche de Stephen y est ainsi décrite : « Oui, une enjambée à la fois. Très court espace de temps à travers de très courts temps d’espace. Cinq, six : le nacheinander. Exactement, et voilà l’inéluctable modalité de l’ouïe 1548  ». Ce nacheinander (« l’un après l’autre 1549  ») signifie l’écoulement successif du temps, donc l’ordre chronologique, caractéristique, selon le Laocoon de Lessing, des arts qui se déploient dans le temps (poésie, littérature, musique). S’agirait-il de la reconnaissance d’un modèle musical 1550  ? C’est ce que semble confirmer la crainte exprimée par Stephen, quelques lignes plus bas, de tomber dans le nebeinander 1551 (« l’un à côté de l’autre »), le simultané : « Ouvre les yeux. Non. Sacredieu ! si j’allais tomber d’une falaise qui surplombe sa base, si je tombais à travers le nebeinander inéluctablement ! ».

Certes, la référence musicale est centrale dans Ulysse – et donc le nacheinander, le successif, le chronologique. Mais il ne faudrait pas en conclure que c’est l’unique modèle, et également que son approche n’est pas critique. Le nebeinander, la simultanéité y est tout aussi prégnante : Joyce y resserre dans l’espace d’un épisode, d’une scène, d’un instant, d’un mot même, le maximum d’allusions et d’informations, de rappels et d’annonces 1552 . Simultanément, l’événement dans Ulysse est donc un « infiniment petit » et « s’insère dans un continuum 1553  ». Ainsi, l’écriture de Joyce y est sans cesse tiraillée entre une « tentation de dissection analytique par infinie division du savoir et celle de l’exhaustivité accumulative 1554  ».

« Chaque instant représente un petit univers, irrémédiablement oublié à l’instant suivant, écrit Kundera. Or le grand microcosme de Joyce sait arrêter, saisir cet instant fugitif et nous le faire voir 1555  ». Choisissons donc un de ces instants, et commençons par une lecture, à un « niveau micro-narratif 1556  », une « dissection analytique » d’une scène d’Ulysse. Elle sera suivie d’une analyse plus structurelle de la façon dont "progresse" l’ouvrage dans son ensemble, du côté de « l’exhaustivité accumulative ».

Notes
1547.

« James Joyce et le Temps Présent », in Création Littéraire et Connaissance, Op. Cit., p. 199. Détours et Retours, Joyce et «Ulysses », Presses Universitaires de Lille, 1990, p. 77.

1548.

Ulysse, Op. Cit., p. 41.

1549.

Stephen confond nacheinander et aufeinander : successivement (Cf. Ulysse, Op. Cit., note 10, p. 1121).

1550.

Modèle explicitement revendiqué pour l’épisode des Sirènes (« ce sont les huit parties régulières d’une fuga per canonem », lettre à H. S. Weaver, 6 août 1919, Œuvres II, Op. Cit., p. 890).

1551.

Qui dans la théorie de Lessing caractérise les « arts de l’espace », la peinture et la sculpture.

1552.

Si Stephen a peur de tomber dans le nebeinander, peut-être est-ce parce que c’est encore, jusqu’à un certain point, le même Stephen que celui du Portrait et de Stephen le héros qui parle ici.

1553.

Chez Joyce, « tout se définit finalement en termes d’événements et chacun de ces événements, à l’image de ce qui se passe dans la physique ou dans la philosophie moderne, s’insère dans un continuum, tout en pouvant être, également, considéré comme un infiniment petit » (Edmund WILSON, Axel’s Castle[1931], cité par Umberto ECO, L’œuvre Ouverte[1962], trad. de l’italien par C. Roux de Bézieux, Seuil, coll. « Pierres vives », 1965, p. 243).

1554.

André TOPIA, « Le laboratoire bloomien », in "Ulysse" à l’article : Joyce aux marges du roman, textes réunis par D. Ferrer, C. Jacquet et A. Topia, Tusson, Du Lérot éd., 1991, pp. 37-60 (p. 37).

1555.

L’art du roman, Op. Cit., p. 37.

1556.

Voir Genette, Figures III, Op. Cit., p. 85.