1°) L’événement et la métaphore. Ecriture et défécation, ou la métaphore mise à nu par Joyce, même

C’est l’épopée de deux races en même temps que le cycle du corps humain et la petite histoire d’un jour.
C’est de sa chair, fidèlement, malproprement, convenablement, que cet Untermensch Esuèn et alshemiste jusqu’au bout des ongles écrivit sur chaque pied carré du seul papier quadrillé que l’on pouvait acheter, c’est-à-dire son propre corps, afin que par sa sublimation corrosive un temps présent continu s’intégumente lentement.
James JOYCE 1557

Joyce a retenu la leçon de Flaubert 1558 : il n’est pas de sujets plus nobles que d’autres 1559 , les aventures de l’Ulysse homérique dans ses vingt ans de périple ne sont pas plus "hautes" que celles de Bloom durant sa journée dublinoise. La mise en parallèle (au sens d’un aplatissement vers la quotidienneté) des aventures odysséenne et "blooméenne" tend aussi à montrer, par le dérisoire de l’une, celui de l’autre. Dans une fiction qui veut montrer «un homme entier et complet 1560  » doivent figurer aussi bien le quotidien que l’extraordinaire, l’organique que le spirituel, l’évident que l’obscène. Contrairement à « la règle immuable du roman traditionnel, qui consiste à enchaîner conformément à la vraisemblance des événements dits importants », tout chez Joyce fait événement. Sans qu’aucune hiérarchie ne s’établisse, et donc aucune discrimination, tous « les actes stupides de la vie quotidienne prennent valeur de matériau narratif 1561  ».

Acte stupide ? Prenons alors l’"événement" le plus trivial, celui de la défécation de Bloom, dans l’épisode Calypso. Dans cette scène, la technique de condensation de « plusieurs séries signifiantes 1562  », à l’œuvre d’une manière très générale dans le roman tout entier, s’effectue de façon progressive – et donc plus facile, peut-être, à repérer.

La plupart du temps en effet, cette condensation s’effectue de façon beaucoup plus directe, sans médiation, se produit même dans les mots. C’est le cas par exemple dans Les Sirènes, dans Eole, dans la fin du Cyclope ou des Bœufs du soleil, où « le langage est sans cesse éclaté, désarticulé, puis reconstruit en des formations aberrantes 1563  », technique qui disloque le tissu du récit, sa structure syntagmatique et narrative, anticipant l’écriture de Finnegans Wake. L’intérêt de cette fameuse scène de la défécation 1564 , c’est, me semble-t-il, qu’on y peut trouver ce procédé de condensation dans une sorte d’état "natif". Il y apparaît presque de façon analytique : les deux champs lexicaux des événements de la défécation et de l’écriture s’y entrecroisent et s’interpénètrent avant de se confondre dans une phrase-clé 1565 .

Tandis qu’il est « bien tassé sur le siège », Bloom lit « notre nouvelle primée […]. Par M. Philip Beaufoy » : « Paisible il se mit à lire, en se retenant, la première colonne, puis cédant et résistant, entreprit la seconde. A mi-colonne cessant toute résistance, il laissa ses entrailles se soulager à leur aise pendant qu’il lisait, lisait sans hâte.[…] . Ça ne l’agitait ni ne l’émotionnait, mais c’était quelque chose de bien amené 1566  ».

Deux thèmes s’entrelacent donc ici. D’un côté il y a une défécation difficile, à relier au « cycle du corps humain 1567  ». De l’autre, il y a ce qu’on pourrait nommer, en pendant, le cycle de l’écriture : « il enviait ce bon M. Beaufoy d’avoir écrit la chose et reçu la somme de trois livres treize shillings six pence. Je pourrais bâtir un sketch. […] Temps où j’essayais de noter sur ma manchette ce qu’elle disait en s’habillant ».

Le lecteur pourrait s’attendre à une construction métaphorique classique, basée sur les similitudes entre écriture et défécation. Et pourtant, ce n’est pas tout à fait ce qui se passe. Par l’analyse croisée de ce double "drame" proprement organique, et en décomposant cette "progression", je voudrais montrer quel traitement singulier Joyce fait subir à la métaphore, déstabilisant ainsi, déplaçant la lecture 1568 . Voici quelle sera la démarche : en reconstituant les différents "actes" de ce drame, je montrerai qu’un glissement s’opère du registre métonymique de contiguïté au registre métaphorique de similitude entre les deux événements de la défécation et de l’écriture 1569 . Joyce inverse les termes de la métaphore (où le comparé devient aussi bien comparant, où l’obscène est en première position aussi bien qu’en seconde), pour finir par une annulation mutuelle des deux pôles de la figure de rhétorique qu’il a développée 1570 . Ces annulations, ces contractions, ces condensations, tels seront finalement les véritables événements d’Ulysse.

Détaillons donc les différentes composantes du double drame qui se joue dans cette scène : du travail au manger, en passant par l’expulsion et la chute, la mort et l’engrais.

Notes
1557.

Lettre à C. Linati [1920], in Lettres, trad. de l’anglais par M. Tadié, Gallimard, 1961, p. 168. Finnegans Wake[1939], trad. de l’anglais par P. Lavergne, Gallimard, 1982, p. 200.

1558.

Les projets des deux écrivains furent souvent proches, comme l’a souligné par exemple un Ezra Pound : « Joyce a complété le grand sottisier » de Bouvard et Pécuchet (« James Joyce et Pécuchet », Op. Cit., p. 224). « Je me contenterais volontiers de passer à la postérité comme simple compilateur, ce qui me semble une image dure, mais vraie » : phrase extraite de la correspondance de Flaubert ? Non, de celle de Joyce (à G. Antheil[1931], Lettres, Op. Cit., p. 367).

1559.

C’est un reproche que Henry James formulait à l’égard de Flaubert, de ne « considérer jamais un caractère complexe d’homme ou de femme – qui est moins complexe qu’Emma Bovary ? – ni un esprit réellement riche, hautement civilisé » (« Gustave Flaubert », Op. Cit., p. 153).

1560.

Selon le propos rapporté par Frank BUDGEN, James Joyce et la Création d’Ulysse[1934], trad. de l’anglais par E. Fournier, Denoël LN, 1975, p. 18.

1561.

Eco, L’œuvre ouverte, Op.Cit., pp. 224-225.

1562.

Rabaté : « Chaque élément textuel, pris dans un réseau qui littéralement le surdétermine, fait voir un objet produit par l’interaction de plusieurs séries signifiantes » (James Joyce, Op. Cit., p. 116). Voir aussi Daniel FERRER : « Citations, allusions, stylisations et parodies s’enchaînent et se superposent, faisant entendre plusieurs voix à l’intérieur d’une même phrase, voire d’un même mot » (Les Sirènes, Notice, Œuvres II, Op. Cit., p. 1454).

1563.

André TOPIA, « La Cassure et le Flux », Poétique n° 26 : Finnegans Wake, Seuil, 1976, p. 134.

1564.

« congestion intestinale et défécation préméditée », lit-on dans le résumé que Bloom fait de sa journée dans l’épisode d’Ithaque (p. 791).

1565.

Henri RONSE écrit que dans cette scène Bloom « confond comme une même émanation de sa personne la substance de ses excréments et ses projets littéraires » (« Retour à Joyce », L’Arc n° 36, 1969, p. 2) ; Hélène CIXOUS que « le rythme péristaltique et la méditation sur l’art [y] sont associés naturellement » (L’exil de James Joyce ou l’art du remplacement, Grasset, 1968, p. 823).

1566.

Ulysse, Op. Cit., pp. 75-76 (sauf indication contraire, les citations d’Ulysse qui suivent sont extraites de ces deux pages). A noter que Bloom va rencontrer, d’une façon plus ou moins fantasmatique (c’est le propre de l’épisode), M. Beaufoy, l’auteur de la nouvelle, dans Circé (voir Ulysse, pp. 513-515).

1567.

On sait, d’après les schémas, que la plupart des épisodes sont reliés à un organe (ici les reins).

1568.

L’épisode des Bœufs du soleil est tout entier construit autour d’un autre parallèle, cette fois entre l’accouchement et une histoire, plus ou moins parodique, des lettres anglaises. Dans ce cas la métaphore est filée sur tout le chapitre.

1569.

Je me référerai également à l’expérience personnelle que communique Joyce, en particulier à travers ses lettres. Il est remarquable que le thème de l’écriture, bien qu’omniprésent dans Ulysse, n’y apparaît le plus souvent que de manière allusive et détournée, par exemple à travers les pensées que Bloom prête à différents personnages (Gertie, Stephen, Molly…).

1570.

Une étude de la « problématique de l’écriture comme produit anal », et des pulsions masochistes et scatologiques de Joyce serait bien entendu possible (à ce sujet, voir notamment Jean-Michel RABATE, «Finnegans Wake : Labi sexualité, états d’un vestiaire », in Joyce, Cahiers de l’Herne n° 50, 1986, p. 455, et certaines lettres à Nora dans Œuvres I). N’oublions pas néanmoins l’agacement de Joyce devant l’attitude de Jung, ne voyant dans Ulysse qu’un objet d’études de certaines pathologies mentales…