Deuxième acte : De l’expulsion 1574

Deux fonctions ici entrent en jeu : le corps expulse le déchet ; le corps montre, expose ce qu’il rejette : « il laissa ses entrailles se soulager à leur aise pendant qu’il lisait[…]. Pas trop gros j’espère pour ne pas ramener les hémorroïdes ». Notre scène se construit ainsi dans une dialectique du dedans et du dehors. Tout dépend de la position de l’observateur Bloom, qui oscille constamment entre les deux positions face à l’écriture-défécation.

La position intérieure, c’est celle du rejet, du déchu. On s’est "délesté". Pour l’auteur d’Ulysse, son texte, achevé, ne lui appartient plus : il n’est plus à moi, mais à mes lecteurs, est-il encore de moi ? Si les déchets s’éloignent de leur producteur, le « chiard 1575  » en même temps rejette son rejeton, sa production. Italo Svevo a dit son étonnement de découvrir qu’« Ulysse n’existait plus pour Joyce », et Stephen Heath complète : « Pendant la composition de Finnegans Wake il demandait souvent qui avait écrit Ulysse 1576  ». Le registre reste métonymique : la merde s’éloigne du corps, l’écriture n’existe qu’en quittant l’écrivain, en se libérant de lui. Le nom de l’auteur devient la propriété de son œuvre, nom impersonnel où se rassemblent et se regroupent des signes de reconnaissance, un style, qu’on qualifiera alors de joycien, proustien, etc…

La position extérieure est celle du voyeur – trait majeur de Bloom. Dans notre scène : « Elle frottait vigoureusement sa glace à main contre le tricot qui contenait son néné rebondi et bougeur », ou comme le dit Molly dans son monologue : « çà le rend fou c’est facile à voir quand il dévore des yeux ces effrontées sur leurs bicyclettes 1577  ».

Dans le registre de l’écrit, ce serait la position du lecteur. Roland Barthes rapproche «le plaisir du strip-tease corporel » et le « suspense narratif… Toute l’excitation se réfugie dans l’espoir de voir le sexe (rêve de collégien) ou de connaître la fin de l’histoire (satisfaction romanesque) 1578  ». Tout l’épisode de Nausicaa, pour ne prendre que cet exemple, joue ainsi sur ces deux tableaux, autour de l’exhibitionnisme de Gertie et du voyeurisme de Bloom.

Notes
1574.

Le thème pourrait être rapproché de celui de la chute, éminemment joycien. De la chute de Tom Kernan dans les toilettes d’un bar dans « La grâce » (Dublinois) à celle de Finnegan depuis son échafaudage, et aux innombrables trébuchements de Bloom, « l’homme tel que le voit Joyce est un homme tombé, sous un double aspect, parce qu’il a conscience de sa chute et parce que les autres s’il voulait s’en délivrer, le tiendraient assujetti » (Jean-Jacques MAYOUX, Joyce, Gallimard, coll. « La Bibliothèque Idéale », 1965, p. 100).

1575.

« Le bruit de dégringolade qui s’entend à travers Finnegans Wake avec le bruit de tonnerre est autant celui de la défécation que celui de la chute. Dans la vision de Joyce, l’homme est chiard, la femme est pisseuse » (Mayoux, Joyce, Op. Cit., p. 138).

1576.

Stephen HEATH, «Ambiviolences, Notes pour la lecture de Joyce », Tel Quel n° 50, été 1972, p. 25.

1577.

Op. cit., p. 812.

1578.

Le Plaisir du Texte, Op. Cit., p. 20.