Troisième acte : De la mort

Nous t’enterrerons dans les chiottes au fond du jardin 1579

La défécation est liée à la mort 1580  : « délesté et rafraîchi, il passa méticuleusement la revue de son pantalon noir, le bas, les genoux et les jarrets. Quelle heure l’enterrement ? » Il s’agit là de celui de Paddy Dignam, où Bloom imagine « le cercueil [qui] rebondit sur la route. Eclaté. » Paddy en jaillit, il « a la bouche qui bée. Demande ce qui se passe. Bien raison de la leur fermer. Ouverte c’est affreux. Et puis l’intérieur se décompose facilement. Beaucoup mieux de boucher tous les orifices. Oui, aussi. Avec de la cire. Le sphincter relâché. Cacheter tout. » L’intérieur du corps, c’est l’obscène, il faut donc enfermer dans le corps tout ce qui pourrait rappeler qu’il y a eu une vie interne. Et si par hasard quelque chose risquait de s’échapper malgré tout, l’enveloppe devrait cacher cet écoulement : « Saignerait-il, par exemple, si un clou l’écorchait pendant la cabriole ? Peut-être que oui, peut-être que non […]. Il serait préférable de les ensevelir en rouge, rouge foncé 1581  ». Le défunt doit être enfermé dans sa mort, comme dévoré de l’intérieur par ses propres déchets, véritable auto-absorption du mort par lui-même.

C’est ce même pouvoir d’autodestruction (les deux événements, écriture et défécation, glissent ici dans une similitude plus métaphorique) que Joyce prête à sa propre écriture : « Le mot brûlant a, pour mon esprit superstitieux, un sens particulier, pas tellement pour la qualité ou la valeur de l’ouvrage en soi, que parce que son cheminement est, en fait, comme celui d’un jet de sable… Chaque épisode successif qui traite d’un domaine quelconque de la culture artistique (rhétorique, musique ou dialectique) laisse derrière lui un champ ravagé 1582  ». Pour Joyce, l’écrivain est celui qui doit disparaître en tant que tel, d’où la pluralité des styles, qui ne sont plus celui de l’auteur, mais celui de chaque personnage, de chaque épisode.

Avant d’écrire, l’écrivain n’existe pas : c’est un truisme. Sur ce point Bloom est un raté, qui, dans la « gerbe des événements 1583  » qui lui adviennent espère toujours qu’il lui arrivera quelque chose « qui sorte des sentiers battus », « qu’il pourrait mettre par écrit avec la même chance que M. Philip Beaufoy ». Mais lorsqu’il écrit, l’écrivain s’autodévore, ce que Maurice Blanchot formule ainsi : « L’écrivain qui écrit une œuvre se supprime dans cette œuvre, et il s’affirme en elle 1584  ». La littérature serait-elle donc sans espoir, puisque l’écrivain est toujours déjà mort ?

Notes
1579.

Ulysse, Op. Cit., p. 596.

1580.

« Se séparer de ses fèces, c’est donner congé à jamais », dit la psychanalyse (Ernest FRANKEL, Contribution à l’étude de l’analité, Psyché n° 120-121, nov.-déc. 1957, p. 376).

1581.

Ulysse, Op. Cit., p. 111.

1582.

Lettre à H. S. Weaver, Lettres, Op. Cit. p. 144.

1583.

Ulysse, Op. Cit., p. 697. Le texte anglais dit «the galaxy of events ».

1584.

La Part du Feu, Op. Cit., p. 327.