Cinquième acte : Du manger 

Bourre-toi avec ça, lui conseillait son ventre 1590

C’est ici que va se clore la boucle : pour déféquer il faut manger, et c’est ce que fait Bloom, abondamment. Sa rêverie est nourrie de visions alimentaires dans tout l’épisode de Calypso (par exemple quand il suit une bonne à la sortie de la boucherie où il vient d’acheter un rognon : « Faire vite et marcher derrière elle, si elle n’est pas trop loin, derrière ses jambons en mouvement »).

Ce « cycle du corps humain » qu’est l’événement de la défécation se referme avec la «délectation » de Bloom pour les « organes internes des mammifères et des oiseaux 1591  ». Ce qui produit du déchet (en l’occurrence le rognon de porc de son petit déjeuner) est à son tour consommé, pour finir au bout du compte en déchet.

Ce qui se traduit pour l’événement de l’écriture et son cycle par le plagiat. Manger, c’est aussi manger "de l’autre". C’est ainsi que peut s’interpréter cette pratique du plagiat : elle est dévoration de l’autre et de son écriture. Dans le Scribbledehobble, carnets où Joyce a consigné divers éléments, par exemple lexicaux, destinés à nourrir l’écriture de Finnegans Wake, on lit cette définition : « scrib : berceau, huche, mangeoire, râtelier, au sens figuré : plagiat, traduction pirate 1592  ». Le scribe cite, en même temps qu’il broie et disloque, mélangeant les emprunts et les citations, les détournant.

Finalement, la métaphore-événement de l’écriture comme défécation est ainsi décomposée en deux cycles, dont les termes sont à la fois en opposition verticale (dans le registre du travail, constipation et difficulté d’écrire s’opposent respectivement à évacuation et éloignement de ce qui a déjà été écrit, comme le dedans s’oppose au dehors) et, cette fois dans la logique de la figure de rhétorique, dans une position de reflet entre les deux cycles. De plus, un glissement se fait de ces écarts-reflets, d’abord plutôt métonymiques, vers des éléments de relations qui deviennent métaphoriques. Sont encore du registre métonymique les contiguïtés constipation/difficulté d’écriture, et expulsion/rejet (éloignement). Puis le registre devient plus métaphorique : les ressemblances (substitutions de termes) mort/autodévoration et engrais-manger/imagination-plagiat.

Reste à voir comment s’opère ce "virage" (au sens chimique) du métonymique au métaphorique. Dès le début de la scène, il y a passage d’un registre (défécation) à l’autre (écriture et lecture) : «ça ne l’agitait ni ne l’émotionnait, mais c’était quelque chose de bien amené », une telle phrase vaut-elle pour l’un ou pour l’autre ? Ces « stratégies d’hésitation 1593  » sont un des procédés essentiels d’Ulysse, où Joyce ne cesse de jouer sur les aspects paradigmatique (d’un dedans à un dehors et réciproquement : par exemple de la constipation à la défécation) et syntagmatique (les phrases ne peuvent clairement être "affectées" à l’un ou l’autre des deux pôles). La contiguïté métonymique entre les deux actes-événements de la défécation et de l’écriture devient condensation-substitution métaphorique.

Ce qui pourrait s’appeler la  phrase clé (« Il déchira la moitié de la nouvelle primée et se torcha avec 1594  ») va servir alors de court-circuit entre les deux pôles de la métaphore. La matière, aussi bien fécale que littéraire, y est évacuée. De même que l’écrit devient un "torche-cul", un efface-merde, de même l’excrément devient un efface-écrit. S’ils s’effacent mutuellement c’est pour se fondre, en sorte qu’il n’est plus possible de disjoindre les deux événements mis d’abord en parallèle métonymiquement et métaphoriquement.

Est-il encore possible d’utiliser les catégorisations narratives habituelles pour analyser ce procédé 1595  ? Le schéma de Lotman distinguerait ici deux topoï, l’espace de l’organique et celui de l’esprit créateur. Mais comment rendre compte du franchissement de la frontière entre les deux ? Car le court-circuit que nous avons analysé empêche d’abord de restreindre la description du moindre événement à ses « éléments simples », puisque l’événement de l’écriture se confond avec celui de la défécation dans des phrases volontairement ambiguës et adaptables aux deux éléments 1596 . Mais surtout la phrase clé, qui signifie aussi l’inanité et la vanité de chaque action, les neutralise l’une par l’autre 1597 . Il n’y a plus hiérarchie des "sujets". Non seulement Joyce franchit la frontière du dualisme traditionnel entre l’organique et le spirituel, mais il se maintient sur cette frontière ou, pour mieux dire, l’efface. Et ceci d’une part en nous montrant que toute action humaine est d’essence organique (écrire, ce n’est plus comme déféquer, c’est déféquer), d’autre part que toute opération organique est aussi d’essence spirituelle (déféquer, c’est écrire, comme dans la citation de Finnegans Wake placée en exergue).

Palimpseste dans lequel les deux événements de la défécation et de l’écriture, après s’être effacés l’un l’autre (c’est tantôt l’un, tantôt l’autre qui émerge à la surface de la page) par superpositions ou substitutions successives, se retrouvent soudain dans une phrase unique qui les termine tous deux, et simultanément les achève, au double sens du mot : ils s’effacent l’un l’autre dans la phrase qui les finit. Alors qu’au-dessus il y avait toujours émergence de l’un ou de l’autre (même s’il était parfois difficile de savoir lequel précisément), ici ils émergent tous deux ensemble, mais c’est pour mieux disparaître dans cette rencontre : « Joyce prend un texte, on pourrait dire n’importe lequel[…], il déchiffre à travers lui un autre texte qu’il y intègre,[et ces deux textes deviennent] réciproquement clés l’un de l’autre 1598  ». Telle est cette scène d’Ulysse. Tout écart s’y annule, mais c’est ce qui l’achève : cette phrase qui la clôt fonctionne comme les "mots-valises" (il faudrait plutôt parler ici de syntagme-valise), ces «portemanteaux words 1599  » chers au Humpty-Dumpty de Lewis Carroll.

Cette phrase, dans laquelle se retrouve toute la mobilité de la voix intérieure de Bloom, est particulièrement typique donc de la technique de Joyce, telle qu’il a pu la décrire à Jacques Mercanton par exemple : « il me montre comment il procède, cherchant la concentration la plus intense, la plus riche de significations multiples, la plus propre à ramasser dans une phrase, quelques mots, un seul mot parfois, tout l’espace et la durée de vastes et légers événements 1600  ». A travers cet exemple, j’ai essayé de montrer comment, en « chacun des moments » d’Ulysse, fonctionne ce que Jean Schoonbroodt appelle « cette forme spatiale de l’écriture, qui malgré la nature consécutive du langage, et au dedans de celle-ci, triomphe de la dispersion en l’exploitant, permet au lecteur d’atteindre la stasis de la contemplation et de l’ouvrir à l’illumination que répand le mystère insaisissable des choses transfigurées par leur abolition en langage 1601  ». C’est bien ici l’écriture elle-même, avec ses multiples formes de condensation, qui constitue l’événement tel que doit le poursuivre le lecteur, pour suppléer à cette « carence de lisibilité » dont parlait Ricœur à propos d’Ulysse. Mais aussi pour trouver son plaisir à cette plongée dans ce labyrinthe sans fin.

Dans la gigantesque entreprise de Finnegans Wake, le même procédé a été appliqué de façon encore plus systématique, aux pages, aux phrases, aux mots eux-mêmes, jusqu’aux limites de la lisibilité, de la littérature.

De la « litter-ature », selon l’orthographe de Lewis Carroll, « où apparaît déjà, sous la lettre, l’ordure (litter) 1602  », « le sceau de la bête 1603  ». La dernière étape, qui pourrait vraiment faire office de conclusion pour notre scène, se trouve dans ce mot de Finnegans Wake qui la condense : « Wrottel », que Philippe Lavergne traduit par « écrichiure 1604  », qui pourrait aussi se rendre par « défécriture »…

Notes
1590.

Portrait de l’artiste en jeune homme, Op. Cit., p. 630.

1591.

Ulysse, Op. Cit., p. 64 et 59.

1592.

Revue Change, n° 11, mai 1972. 

1593.

Heath, qui précise : « l’écriture traverse une suite de fictions, de formes, les juxtaposant et les brisant dans une sorte de mise en narration perpétuelle » (« Ambiviolences », Op. Cit., p. 28-29).

1594.

« He tore away half the prize story sharply and wiped himself with it. »

1595.

La même scène est condensée dans Circé, où Bloom se torche avec « un vieux numéro de Pêle-Mêle » (p. 518). Quelques autres exemples où une analyse du même genre serait possible : la masturbation-feu d’artifice de Bloom (pp. 410-415), l’épisode des rotatives d’Eole (p. 137) : celles-ci, par leur « Sllt », désarticulent le monologue bloomien et se rendent en même temps présentes : on ne sait plus qui parle, de Bloom ou de ces machines infernales.

1596.

Dans ce « passage déplaisant, mais essentiel,[…] les deux ordres d’événements interfèrent constamment.[…] Il s’agit ici, concrètement, d’un champ d’événements réagissant les uns sur les autres » (Eco, L’œuvre ouverte, Op. Cit., p. 248).

1597.

Il n’est plus possible de dire, dans cette métaphore, lequel est le signifiant (le comparant, qui au départ semblait évidemment la défécation), lequel le signifié (le comparé, qui était l’écriture) : « Signifiant et signifié fusionnent par un court-circuit poétiquement nécessaire, mais ontologiquement gratuit et imprévu » (Eco, Ibid., p. 231).

1598.

Michel BUTOR, Préface, in James JOYCE, Finnegans Wake, fragments adaptés par A. Du Bouchet, suivis de Anna Livia Plurabelle, Gallimard, 1977, p. 17.

1599.

A propos desquels Deleuze a utilisé le concept de "synthèse disjonctive" déjà évoqué, et que j’aurais sans doute pu utiliser à propos de Joyce. Cf. Logique du Sens, Op. Cit., p. 62.

1600.

Jacques MERCANTON, Les Heures de James Joyce[1967], Arles, Actes Sud, 1988, p. 77.

1601.

"Sheminant avec Ulysse", L’Arc n° 36, Op. Cit., p. 85. Schoonbroodt écrit que tout le livre est fait ainsi de tels « moments d’éternité au sein du devenir », de « telles épiphanies », que « le livre dans son ensemble peut se condenser à chacun de ses moments en une grande stasis unique, un vaste espace permanent ».

1602.

Jean GATTEGNO, Préface, Sylvie et Bruno, trad. de l’anglais par F. Deleuze, Seuil, 1972, p. 10.

1603.

« Nous avons ici une preuve accablante, le corpus delicti, monsieur le Président, un spécimen d’un de mes meilleurs ouvrages déshonoré par le sceau de la bête » (Ulysse, p. 514. M. Beaufoy montre la page de sa nouvelle primée avec laquelle Bloom s’est torché).

1604.

Finnegans Wake, Op. Cit., p. 197.