2°) Evénement et mise en intrigue : La construction de l’œuvre

Joyce fait donc son gros livre sur le 16 juin 1904 à Dublin, où il ne se passe rien, sinon qu’une femme trompe son mari, qu’un mari médite de tromper sa femme, qu’on enterre un ivrogne, qu’un enfant vient au monde, qu’un cortège officiel traverse la ville, où chacun va à ses petites affaires, à ses petits plaisirs, à ses petites intrigues, où en somme tout se passe comme chaque jour.
Jean-Jacques MAYOUX 1605

Le roman de Joyce est aussi une sorte d’objet "fractal" : chaque épisode, chaque scène, ont la même structure que l’ensemble "Ulysse", la scène de la défécation est aussi l’œuvre entière, cycle du corps humain et épopée de l’écriture interminable 1606 . Il convient donc de voir comment, cette fois à un niveau "macroscopique", Joyce subvertit également la causalité événementielle.

Là aussi se pose la question du sens : « Une mise en ordre serrée apparaît facilement au travers d’une reconstruction a posteriori de l’ensemble des mouvements de la journée. Cette juxtaposition cohérente d’événements qui se sont déroulés dans un semblant d’incohérence laisse transparaître un vigoureux principe d’organisation 1607  ». Il semblerait donc qu’un ordre prime : « La quotidienneté de ces événements singuliers les rend-il assignables à autre chose qu’à eux-mêmes et assimilables à une structure qui les dépasse et les englobe ? » Y aurait-il donc un « événement de structure » qui fût premier ? Giovannangeli conclut négativement : « Tout cela, c’est-à-dire toute la trame narrative qui semblait constituer la structure du texte, l’orienter et lui donner un sens avait-il donc, finalement, un sens ? La réponse semble être : pas plus qu’un robinet ou deux chaises qui se trouvent là dans la même imbécillité muette que les personnages. Toute la construction aboutit à un constat de non-lieu », sans possibilité de trouver un foyer signifiant au texte.

Selon Eco pourtant, « si l’art est la manière humaine de disposer la matière sensible ou intelligible dans un but esthétique, le problème artistique d’Ulysse est celui de la réalisation d’un Ordre 1608  ». Dans la classification de Todorov, on s’en souvient, Ulysse constituait le récit archétypal de « l’ordre temporel », dans lequel la succession est la seule « relation entre les actions ». L’ordre « logico-causal » (causalité événementielle, causalité psychologique, causalité philosophique) n’intervient donc pas dans la construction de l’œuvre de Joyce 1609 . Et en effet il n’y a pas de "logique" des événements (ils ne se suivent pas dans une relation de conséquence), les monologues intérieurs qui s’interpénètrent (comme dans Les Sirènes) ruinent toute idée de réalisme psychologique, les actions enfin ne sont en aucune façon «l’illustration de certaines idées ou concepts ».

« L’ordre spatial », dont Todorov voit dans La Recherche de Proust la plus forte illustration, correspond-il davantage à la forme d’Ulysse ? On pourrait le penser : l’"avancée" narrative n’est-elle pas conditionnée par l’épopée odysséenne d’une part, les fameux schémas, d’autre part ? Ces deux structures paraissent bien avoir pour rôle d’ordonner l’œuvre.

L’Odyssée grecque, lue dans la traduction canonique de Victor Bérard, donne les noms des épisodes et leurs thèmes généraux. Cependant, usant lui-même de la ruse (la métis) de l’Ulysse homérique, Joyce « joue du hiatus entre le récit et son "modèle" ». La constante référence à ce modèle ne sert qu’à rajouter de l’obscurité à un texte qui, déjà, n’en manque pas : « Derrière une structure serrée d’événements souvent difficiles à cerner avec certitude, l’imposition d’une structure homérique diffère l’ancrage dans le texte et ne semble être qu’un élément de dissimulation supplémentaire, là même où elle semblait imposer la clarté d’une découpe uniforme », écrit encore Giovannangeli 1610 . L’épopée antique était tout entière orientée vers sa fin, vers le retour d’Ulysse dans sa patrie, chaque événement n’avait pour but que de différer ce retour. Chez Joyce au contraire, aucune destination n’est assignée aux personnages, soumis seulement au fortuit de ce qui advient à leur perception. Loin de fournir une clé, la référence homérique ne fait qu’éloigner davantage de la cohérence préconisée par Ricœur (d’où le désarroi de l’auteur de Temps et récit devant l’œuvre de Joyce). Joyce ne fait pas que parodier les aventures d’Ulysse, mais, multipliant les (auto)références, multipliant les styles et les genres d’écriture, fait de la lecture une aventure sans fin.

La deuxième structure serait le modèle explicatif fourni par les schémas complaisamment distribués par Joyce lui-même 1611 . On trouverait là, peut-être, un mode de construction narrative plus convaincant, sachant que Joyce fait avancer son livre en passant par toutes les figures d’un système combinatoire dont les éléments sont donnés par avance 1612 . Il s’agirait en somme d’épuiser toutes les possibilités d’une structure.

Mais là aussi, "l’explication" est très insuffisante : « cette variation des grilles de lecture, inopérantes dans leur intégralité et utilisées à seules fins de rendre plus improbables encore les découpages interprétatifs, logent au cœur du texte la question de la saisie totale d’un événement 1613  ». Ainsi, l’incomplétude persiste, il restera toujours du "reste" que la superstructure ne saurait englober. Là encore, il s’agit d’une "ruse" de Joyce, destinée à rendre toujours plus inconfortable la lecture.

Aurons-nous plus de chance avec l’ordre temporel, ces dix-huit heures du 16 juin 1904? Trouverons-nous enfin dans cette theoria, stade ultime de la réflexion de Joyce sur les épiphanies selon Rabaté, une organisation structurante de tous les événements d’ordres divers qui jalonnent le roman ? Hélas, là non plus cela ne fonctionne pas aussi simplement. Les premières épiphanies de Stephen le Héros étaient « mises en série [en] un rassemblement systématique de ces moments » d’extase. Mais dès Le Portrait de l’Artiste en Jeune Homme elles tendent à disparaître au profit d’une « passion de la lettre 1614  ». Multipliant les effets "paratactiques", syncopes et lacunes de tous ordres (temporelle : la succession d’"instantanés" qui constituent Les Rochers Errants ; à l’ouverture des Sirènes, par juxtaposition d’extraits de ce qui va être lu dans la suite de l’épisode ; par « verbes omis, absence de repères du dialogue et du locuteur, changements de perspective non motivés »), à tous niveaux (discontinuité des passages d’un épisode à l’autre), l’œuvre de Joyce désagrège les repères temporels 1615 . « Elle change le langage en source première d’aventure.[…] S’adaptant au changement constant, le lecteur devient un chercheur 1616  », entraîné, plongé, s’il veut suivre l'aventure joycienne, dans le travail textuel.

Eco résume ainsi l’entreprise de « l’Irlandais enchevêtré et presque infini qui trama Ulysse 1617  » :

«Du fait qu’il affronte le magma de l’expérience, et le traduit avec un réalisme absolu à l’intérieur de chaque page, du fait que chaque événement prend la dimension d’un symbole et se rattache à d’autres événements en vertu de rapports possibles que l’auteur court le risque de ne plus dominer puisqu’il les abandonne à la libre réaction du lecteur, Joyce[…] entend donner l’image d’un  monde dans lequel les événements se heurtent, se composent, s’appellent l’un l’autre et se repoussent, comme dans une répartition statistique d’événement subatomiques, permettant au lecteur d’envisager selon des perspectives multiples l’œuvre-univers » 1618

Joyce aura ainsi déplacé l’événement romanesque d’abord à un niveau syntagmatique, ensuite au niveau des unités sémantiques de l’intérieur même du mot, dans une tentative pour rendre compte, de la façon la plus immédiate possible, du flux de la pensée. L’événement est passé du côté de la production du texte, de l’écriture et de la lecture. « La langue devient le sujet lui-même » d’Ulysse, avec sa « nature plastique, métamorphique et finalement humaine et plus qu’humaine », et le lecteur est convié à une active participation à cet événement en train de se fabriquer avec son concours.

Alors, « tâche impossible » que de suppléer à la « carence de lisibilité » de Joyce, comme le craignait Ricœur ? Comme en réponse, Rabaté parle des « règles interactives de co-production du sens, règles qui supposent la participation du lecteur. Quand le lecteur se sera à son tour intégré intimement au texte, l’esthétique de la disparition aura réussi à le faire réapparaître, mais à la place – ou bien à côté – de l’Auteur 1619  ». Ne pourrait-on pas dire que Joyce met en pratique, dans l’ordre de la fiction, l’insertion de l’observateur-lecteur dans le champ de l’observation découverte par la relativité einsteinienne, comme l’avait souligné, dès 1936, Hermann Broch 1620  ?

Mon travail de lecteur aura consisté à tenter de retrouver un peu de cet événement de l’écriture à son origine, tel que Joyce a pu le concevoir, peut-être. Et ce doute fait encore partie du jeu 1621 , jeu qu’il conduira au jusqu’auboutisme de Finnegans Wake 1622 .

Notes
1605.

Vivants Piliers, Op. Cit., p. 189.

1606.

Topia : « les fragments tiennent souvent lieu de l’ensemble dont ils sont issus et conservent, comme un noyau d’énergie impérissable, la charge d’expressivité dont était pourvu l’ensemble originel » (« le laboratoire bloomien », Op. Cit., p. 43). E. Wilson : le monde de Joyce « est un organisme fait d’événements dont chacun, infiniment grand ou infiniment petit, englobe tous les autres, bien qu’il demeure unique » (cité par Eco, L’œuvre ouverte, Op. Cit., p. 243).

1607.

Giovannangeli, Détours et Retours, Op. Cit., pp. 74-76. « …la signification de tout événement révolu le suit de façon aussi variable que l’enregistrement auditif a suivi la décharge électrique… » (Ulysse, Op. Cit., p. 732).

1608.

L’œuvre ouverte, Op. Cit., p. 230.

1609.

Voir Todorov, Poétique, Op. Cit., p. 63. Eco montre que « le roman traditionnel » (il prend l’exemple du Rouge et le noir) « établit des chaînes causales » non équivoques. Au contraire, dans l’œuvre de Joyce, « c’est au niveau du discours qu’est nié l’ordre causal auquel nous sommes habitués » (L’œuvre ouverte, Op. Cit., pp. 274-275).

1610.

Détours et Retours, Op. Cit., pp. 247-248.

1611.

L’édition de la Pléiade donne les schémas Linati et Gorman. Sur tous les plans donnés par Joyce à divers correspondants, voir l’article de Claude JACQUET, « Les plans de Joyce pour Ulysse », in "Ulysses" Cinquante ans après, Témoignages franco-anglais sur le chef-d’œuvre de James Joyce, rassemblés par L. Bonnerot, J. Aubert et C. Jacquet, Didier, 1974, pp. 45-82.

1612.

Nombre d’écrivains ont, par la suite, travaillé de cette façon, à partir d’un système combinatoire : Italo CALVINO (Si par une nuit d’hiver un voyageur, Le château des destins croisés), Raymond QUENEAU (Les fleurs bleues), Georges PEREC (la vie mode d’emploi), l’écrivain brésilien Osman LINS (Avalovara), Julio CORTAZAR (Marelle, Le tour du jour en quatre-vingt mondes)…

1613.

Giovannangeli (Op. cit., p. 242), qui ajoute : « Le modèle explicatif apparaît comme un réordonnancement imposé a posteriori sur l’événement, au prix d’une distorsion de ce qu’est l’événement dans l’ "absolu" et qui n’est pas nécessairement interprétable : il y aura toujours du "reste" qui ne se laissera pas saisir ».

1614.

Ibid., p. 15.

1615.

Il n’est pas indifférent de savoir que le travail de Joyce s’est fait de façon discontinue, par de multiples ajouts et suppressions, jusqu’aux épreuves des chapitres déjà écrits  : « C’est à mesure que l’œuvre s’élabore que la structure et le langage se définissent : Joyce dit lui-même que son livre "s’écrit". » (Claude JACQUET, «Aspects de la Genèse de Finnegans Wake », in Genèse de Babel, Joyce et la Création, Editions du CNRS, 1985, p. 146).

1616.

David HAYMAN, «La paratactique et la forme dans la fiction de Joyce », revue Europe n° 657/658, janvier/février 1984, p. 73-82 (p. 77).

1617.

Jorge Luis BORGES, « Flaubert et son destin exemplaire », in Discussion, Op. Cit., p. 130.

1618.

L’œuvre ouverte, Op. Cit., p. 230-231.

1619.

Joyce, Op. Cit., pp. 127, 170, 23.

1620.

Dans la théorie de la relativité, écrit Broch, « l’acte d’apercevoir en lui-même, l’observation en elle-même […] doivent être intégrés au champ d’observation ». Pour Joyce, il n’est « pas permis de placer l’objet purement et simplement dans le cône d’observation et de le décrire purement et simplement », comme dans « le roman classique », mais il faut « que le sujet d’observation, tout autant que le langage avec lequel il décrit l’objet représenté » aient leur place dans la représentation (« James Joyce et le temps présent », Op. Cit., p. 201). Voir Eco : avec Joyce, nous sommes dans « un univers relativiste, où chaque mot devient un événement spatio-temporel, dont les relations avec les autres événements se modifient selon la position de l’observateur » (L’œuvre ouverte, Op. Cit., p. 275).

1621.

La même chose a été dite d’Ulysse que de Bouvard et Pécuchet. Par exemple Jacques DERRIDA : «Tout ce qu’on peut dire d’Ulysse s’y trouve d’avance prévenu […]. Nous sommes pris dans ce filet. Tous les gestes esquissés pour prendre l’initiative d’un mouvement, on les trouvera annoncés dans un texte surpotentialisé » («Ulysse Gramophone », in Genèse de Babel, Op. Cit., p. 243).

1622.

Pour poursuivre dans la voie extrême ouverte par Joyce, il faudrait parler ici de Gertrude Stein. Voyez l’anecdote, reprise notamment dans la biographie de Richard ELLMANN : « Gertrude Stein s’irritait de voir défiée sa position d’archi-expérimentaliste. "Joyce, concédait-elle, a du bon. […]Les gens l’aiment parce qu’il est incompréhensible et chacun y trouve quelque chose à comprendre. Mais qui est venu en premier, Gertrude Stein ou Joyce ? N’oubliez pas que mon premier grand livre, Trois vies, a été publié en 1908. Longtemps avant Ulysse" » (James Joyce[1959], trad. de l’anglais par A. Cœuroy et M. Tadié, TEL Gallimard, t. II, p. 162).

Très tôt en effet, Gertrude Stein s’est posée la question : pourquoi vouloir à tout prix raconter des histoires ? « Des histoires », nous dit-elle, « j’en connais des tas, vous en connaissez des tas, tout le monde en connaît des tas, alors pourquoi en plus d’en raconter, vouloir en écrire ? » (Gérard GRIMAL, Introduction, Lectures en Amérique, Op. Cit., p. 22). Ce qui explique que, comme celle de Joyce, son œuvre suscite des avis très partagés. D’un côté, il y a ceux qui, comme Forster, parlent de l’échec de sa tentative « d’abolir le temps » : « Allant beaucoup plus loin qu’Emily Brontë, Sterne ou Proust, Gertrude Stein a fracassé sa montre et l’a pulvérisée, en a semé les miettes sur le monde comme les membres d’Osiris, mue non par la méchanceté mais par un noble motif, puisqu’elle a cru pouvoir affranchir le roman de la tyrannie du temps et n’exprimer la vie que selon ses valeurs. Elle échoue, car à peine le roman est-il délivré du temps qu’il ne peut plus rien exprimer du tout.[…] Ce qu’elle souhaite, c’est abolir complètement l’aspect de l’histoire, éliminer l’ordre chronologique[…]. Elle ne peut agir ainsi sans supprimer l’ordre des phrases. Chose qui demeurera sans effet si l’ordre des mots à l’intérieur des phrases n’est également aboli, entraînant à son tour l’abolition de l’ordre des lettres et des sons des mots. La voici au bord du précipice.[…] L’expérimentation n’est-elle pas vouée à l’échec par nature ? La séquence temporelle ne saurait être détruite sans que ces ruines charrient tous les éléments qui étaient censé prendre sa place ; le roman qui n’exprimerait que les valeurs ne peut que devenir incompréhensible et, par là, sans valeur » (Aspects du roman, Op. Cit., pp. 54-55).

De l’autre côté, voici par exemple Queneau, sensible à la nouveauté apportée par Joyce et Gertrude Stein : avec notamment The making of Americans, « il y a une tentative pour supprimer toute histoire ; c’est l’histoire, justement, de la fabrication des Américains ; c’est une très grande Iliade puisqu’il s’agit de la création d’une nation ; c’est une très grande Odyssée puisqu’il s’agit de l’Odyssée qui est l’histoire des Américains jusqu’à ce qu’ils soient bien établis chez eux, et c’est quand même détaché du côté historique dans une sorte de présent que Gertrude Stein appelait le "présent intemporel", dans une sorte d’immobilité formelle qui fait que la vie des gens […] est à la fois concrète et idéale ; c’est une espèce de transformation de l’individu en type » […] » (Entretiens avec Georges Charbonnier, Op. Cit., pp. 61-62).

Il s'agit en effet pour Gertrude Stein, en éliminant toute histoire et tout événement (« Une chose que vous savez tous c’est que dans les trois romans écrits par notre génération qui sont des écrits importants il n’y a, dans aucun d’eux, d’histoire. Il n’y en aucune dans Proust dans The making of Americans ni dans Ulysse.[…] On lit beaucoup de romans qui racontent toujours les mêmes histoires mais vous pouvez voir vous voyez bien que les choses importantes écrites par notre génération ne racontent pas d’histoire », Lectures en Amérique, p. 147), d’écrire un « présent continu » (p. 45) par le moyen notamment de ce qu’une lecture trop rapide prendrait pour de la répétition. C’est le fameux « a rose is a rose is a rose ». « Se souvenir, c’est répéter », mais lorsqu’on écrit, on ne se souvient pas. On ne se répète donc jamais (« Si ce que j’ai écrit avait été de la répétition, cela n’aurait pas été passionnant, mais c’était passionnant et ce n’était pas de la répétition. Ce n’en est jamais ») : « je dis que quand j’écris je ne répète jamais parce que quand j’écris je suis complètement, et en quelque sorte c’est cela d’être un génie, je suis complètement en train d’écouter et de parler, les deux en un et un dans les deux, et c’est cela avoir un temps complètement un temps à soi et rien n’y est de l’ordre du souvenir » (pp. 141-143).

Enfin, la problématique de l’achèvement déjà abordée à propos de Kafka se retrouve également, à sa manière, chez G. Stein : « D’ordinaire quelqu’un finit quelque chose. Mais pas dans l’écriture. Dans l’écriture tout le monde n’achève pas quelque chose. C’est ce qui rend un chef d’œuvre ce qu’il est qui n’est pas en train de s’achever. S’il vous plaît agissez comme s’il y avait l’achèvement de quelque chose mais qui écrit sait qu’il n’est pas en train d’achever d’achever dans l’écriture.[…] Les chefs-d’œuvre n’ont pas d’achèvement en eux-mêmes et ce que quelqu’un peut dire est ce que n’importe qui peut voir mais la nature humaine et la guerre et les orages ont un commencement et une fin tandis qu’ils commencent ils finissent et comme ils finissent ils commencent par conséquent ils ne sont pas intéressants et l’argent et le romantisme ils ne finissent pas et ils ne commencent pas mais ils n’existent pas et par conséquent ils ne sont pas n’importe quoi bien que n’importe qui puisse sentir de cette façon à leur propos et par conséquent bien qu’ils ne soient pas n’importe quoi ils sont intéressants » (Histoire géographique de l’Amérique, pp. 200-202).

Parmi les successeurs (ou rivaux ?) de Joyce, il faudrait encore évoquer l’allemand Arno Schmidt, dont la façon si singulière de désarticuler l’Histoire et les histoires qu’il raconte est une sorte de halètement répété et pourtant toujours surchargé d’inattendu et d’insolite (voir notamment Scènes de la vie d’un faune[1953], trad. J.-C. Hémery, 10/18, 1976 ; Le cœur de pierre[1956], trad. C. Riehl, Tristram, 2000 ; Soir bordé d’or[1975], trad. C. Riehl, Nadeau, 1991). Ou encore, William Burroughs, Pierre Guyotat, Valère Novarina, Armand Gatti…