Chapitre V. Nathalie Sarraute, ou la phrase-événement

J’ai dit que ce qui de la pensée m’intéresse n’est pas le moment où elle se cristallise en idées formelles, mais ses stades antérieurs à cela. Je prie qu’on voit dans ma peinture une tentative de langage qui convienne à ces zones de la pensée
Jean DUBUFFET

Voilà la poésie : le langage remis en son état naissant
Francis PONGE 1623

Nathalie Sarraute n’est guère moins exigeante de son lecteur. Certes, elle n’abolit pas "l’ordre des mots à l’intérieur des phrases", "l’ordre des lettres et des sons des mots", comme Gertrude Stein ou Joyce, aux dires de Forster. Mais elle fait partie de ces « hardis pionniers », de ces « quelques incorrigibles chercheurs,[ …] de ceux, à la patience infinie, qui consacrent avec joie leur vie à arracher leur secret aux hiéroglyphes 1624  », et qui déstabilise tout autant les habitudes de lecture.

Notre quête des écrivains qu’on pourrait dire minimalistes 1625 ne pouvait pas ne pas rencontrer l’œuvre de l’auteur de L’ère du soupçon : « Le temps [a] cessé d’être ce courant rapide qui poussait en avant l’intrigue, pour devenir une eau dormante au fond de laquelle s’élaborent de lentes et subtiles décompositions ». Si on a vu en effet s’y "décomposer" les intrigues de certains récits de Maupassant, l’auteur d’Une vie évitait encore de s’aventurer dans « ces grouillements nauséabonds, ces "processus" obscurs, comme on les nomme », qui se cachent sous ces surfaces, sous ces eaux paresseuses. Ce sera la tâche inlassable de Nathalie Sarraute que de « plonger le lecteur dans le flot de ces drames souterrains 1626  ».

Pour autant, ces « drames » sont-ils réellement les événements de ses romans ? Je voudrais montrer que Nathalie Sarraute creuse l’écriture romanesque jusqu’à un point où langage et événement proprement commencent. À lire ses "récits", on est conduit en des lieux originaires où langage et sensation entament leur rapprochement, où la sensation, perçue d’abord comme pré-langagière, prend en fait toute sa place dans et par le langage – si elle ne naît pas, comme de plus en plus souvent dans les derniers textes, des faits de langage eux-mêmes (phrases toutes faites, expressions stéréotypées, etc…). Pour reprendre un titre de Gilles Deleuze, se met en place ici une « logique de la sensation », où l’événement se tient dans la relation entre le langage et cette sensation (relation qui fonctionne dans les deux sens : union comme dissociation).

Une lecture superficielle des premiers romans pourrait faire aboutir à la conclusion qu’ils ne sont pourtant pas exempts d’événements romanesques. On évoquerait le prêt d’argent de Martereau, l’installation de la porte chez Tante Berthe (Le planétarium), ou « ce geste de mettre un châle sur les épaules d’une femme qui a froid » des Fruits d’or. On y rencontrerait même des événements d’apparence encore plus anodine : le déclic d’une porte cochère dans Martereau, itératif, tantôt rassurant, tantôt inquiétant. Presque impalpables ils subsistent : « Là, je n’ai presque rien senti, un petit choc très amorti au moment où je l’ai aperçue se profilant dans la porte grillagée du square 1627  ».

Mais ce ne serait donc que "ça", les événements auxquels Nathalie Sarraute consacre son écriture ? Aux personnages en attente de belles histoires 1628 , qu’a-t-elle à proposer ? Pas grand chose, « pas le plus petit lambeau comestible dessus qu’elle puisse arracher, qu’elle puisse lécher… Rien. Juste des mots 1629  ». Lorsque parfois surgit « une vraie action » (« cela peut donc se produire en nous aussi – de vrais, de larges mouvements. Pas nos flageolements habituels, innommables, à peine décelables, nos pâles miroitements, mais quelque chose de fort, de net, de bien visible : une vraie action »), cela ne saurait durer : « Mais je ne peux pas me maintenir longtemps hors de mon élément : la lumière m’aveugle, l’air me fait mal, le grand mouvement m’étourdit. Aussitôt revenu derrière les coulisses, seul dans ma chambre, j’aspire à redescendre vers les molles vases putrides qui frémissent au fond des eaux stagnantes. Très vite, cela me reprend 1630  ».

Et nous ne sommes là que dans les débuts de l’œuvre, là où peut-être « la fausse vérité des romans » apparaît encore ça et là 1631 . Que dire alors de tout ce qui s’écrit à partir de « disent les imbéciles » ? Après avoir progressivement effacé, de livres en livres, le sujet, les personnages, l’intrigue, Nathalie Sarraute aurait fait l’économie radicale de l’événement, parvenant à de sortes de romans immobiles, où il ne se passe rien 1632 ? Que peuvent donc encore raconter de telles fictions ? Ou bien : au malheureux lecteur, que reste-t-il pour (s’)accrocher ?

Les tropismes, bien sûr. Mais que cela en fasse les événements des romans de Nathalie Sarraute 1633 , comme beaucoup d’exégètes l’affirment, l’hypothèse mérite examen.

Notes
1623.

Dubuffet est cité par Olga BERNAL, Langage et fiction dans le roman de Samuel Beckett, Gallimard, coll. « Le chemin », 1969, p. 160. F. Ponge, Pour un Malherbe(1965), Gallimard, 1977, p. 275.

1624.

Les fruits d’or[1963], Livre de Poche, 1969, p. 68.

1625.

Minimaliste, Nathalie Sarraute ? Elle accepterait peut-être le terme. Mais sûrement pas celui de formaliste : Dans L’ère du soupçon, ce sont les romanciers « classiques » qu’elle qualifie ainsi (Op. Cit., p. 140), parce que « leur principale affaire » n’est pas la réalité, « mais la forme, toujours, celle que d’autres ont inventée et dont une force magnétique les empêche de jamais pouvoir s’arracher » (p. 145). Et elle se proclame alors « réaliste ».

1626.

L’ère du soupçon, p. 65 ; Les fruits d’or, p. 43 ; L’ère du soupçon, p. 118.

1627.

Les fruits d’or, p. 47. Martereau[1953] : « Même le claquement léger de la porte cochère en bas, est rassurant – un dernier signe amical, une dernière caresse » ; « le déclic de la porte cochère qu’on tire avec précaution rend un son inquiétant : c’est le bruit révélateur des fuites sournoises, des abandons » ; « le claquement discret, en bas, de la porte cochère, donne le signal de la délivrance » (Livre de Poche, 1964, pp. 178, 184, 191). Portrait d’un inconnu[1948], 10/18, 1970, p. 32.

1628.

« Elle savoure l’avant-goût de ce qu’il va lui lancer : les contes de fées, les pays des merveilles, les joutes de chevaliers, les explorateurs descendant sur leurs radeaux les rivières infestées de reptiles, marchant dans la brousse, dans la jungle où les guettent les sauvages aux têtes emplumées, aux faces peinturlurées, parcourant les étendues glacées sur les traîneaux attelés de rennes, de chiens, dormant sur des arbres, sous la tente, dans des igloos… » (Entre la vie et la mort[1968], Livre de Poche, 1971, p. 28).

1629.

Ibid..

1630.

Martereau, pp. 210-211, 220.

1631.

Mais même là, il y a malentendu : « De tous mes romans, Le planétarium est celui qui a obtenu le plus de succès. À la faveur d’un malentendu naturellement. On y trouve une intrigue, les personnages portent des noms et des prénoms. Le public n’a pas manqué de s’en réjouir. Il n’a pas vu le trompe-l’œil, ou plutôt il a aimé ce qui n’était qu’un trompe-l’œil. Il est tombé dans le piège que le livre lui tendait sans le vouloir » (« Entretien avec Lucette Finas », Etudes littéraires, vol. 12, n° 3, décembre 1979, p. 398. Cité par Jean-Claude LARRAT, « L’horizon événementiel dans le planétarium de Nathalie Sarraute », in Que se passe-t-il ?, Op. Cit., pp. 223-233. P. 233).

1632.

Voir notamment Rachel BOUE : « Cette esthétique de la discontinuité narrative est présente dans toute l’œuvre de Nathalie Sarraute, mais se renforce à partir des Fruits d’Or, pour aboutir dans ces deux derniers romans, Tu ne t’aimes pas et Ici, à une annulation de la notion d’événement. Le matériau narratif devient alors le seul écoulement de la parole » (Nathalie Sarraute. La sensation en quête de parole, L’Harmattan, 1997, note 24, p. 46). Ou Françoise ASSO, qui analyse très finement la « tendance que les livres ultérieurs [à Martereau] portent à leur comble, celle qui consiste à annuler l’événement comme tel dans le processus de la répétition » (Nathalie Sarraute. Une écriture de l’effraction, PUF, coll. « Ecrivains », 1995, p. 175).

1633.

Ce que pourtant beaucoup affirment. Selon Sabine RAFFY, l’entreprise de N. S. est « une phénoménologie des événements minimes : les tropismes » (Sarraute romancière. Espaces intimes, coll. American University Studies, éd. Peter Lang, New York, Bern, Frankfurt am Main, Paris, 1988, p. 4). Rapprochant le tropisme du mythe selon Mircea Eliade, Arnaud RYKNER écrit que Sarraute « nous raconte cet événement unique qui a lieu dans le temps primordial de l’être, le temps fabuleux de ses commencements, et qu’elle nomme tropisme » (Nathalie Sarraute, Seuil, coll. « Les contemporains », 2002, p. 104). Voir encore Monique WITTIG : « Pour cette masse d’événements qui se bousculent à la porte de la conscience avant que le langage ait eu le temps de leur donner forme, Sarraute a adopté l’appellation de "tropismes" » (« L’ordre du poème », in Autour de Nathalie Sarraute, Actes du colloque de Cerisy de juillet 1989, textes réunis par S. Raffy, Annales littéraires de l’Université de Besançon, 1995, pp. 31-36. P. 34).