Du tropisme comme élément d’une « soupe primitive »

« On voulait sournoisement l’amener à regarder, à s’accroupir à son tour… à chercher… n’y a-t-il pas, par-derrière… Ne sentez-vous pas, vous aussi ?… » 1634

Commençons par la question de leur provenance, de leur mode d’apparition. On va se rendre compte alors qu’ils (ne) sont (que) l’un des éléments de l’événement du "récit" sarrautien.

Ils participent, nous dit Nathalie Sarraute, du flot souterrain, du flux incessant qui court sous la surface des conventions, des lieux communs, des masques sociaux. Parmi les innombrables définitions qu’elle en donne, reprenons celle, bien connue, de la préface de L’ère du soupçon : ce « sont des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu’il est possible de définir. Ils me paraissaient et me paraissent encore constituer la source secrète de notre existence 1635  ». Il y aurait donc sous nos gestes quotidiens, sous nos paroles et nos attitudes, comment le nommer ? un espace, un univers, une nappe en perpétuel mouvement de sensations et d’impressions 1636 . Il s’agit d’un simple "cela" qui « dans le silence, dans le vide, […] se déploie ». Le démonstratif est nu, sans référence : « Quoi cela ? Non. Pas de mots. Cela. Sans plus.[…] Et lui qui est là… non, pas lui, il est cet infini… que cela emplit… non, pas "infini", pas "emplit", pas "cela". Même "cela", il ne faut pas… c’est déjà trop… Rien. Aucun mot 1637  ». C’est un espace, si l’on y tient, mais sans coordonnées. Il n’y a plus de repérage, l’ici et l’ailleurs deviennent indiscernables : « … mais dans quel lieu étrange… un lieu étranger qui n’a avec ici aucune ressemblance… Si, pourtant,[…] c’est bien le même, c’est lui, on le sait, on ne s’en étonne même pas… et ce qu’on voit maintenant, qui ne ressemble pas, mais pas du tout à ici, qui n’a jamais eu cet aspect, c’est bien ici, à n’en pas douter 1638  ».

Toute la tâche de l’écrivain Sarraute est alors de saisir ces sensations lorsqu’elles émergent de ce fond obscur, indistinct, universel, et viennent affleurer « aux limites de notre conscience », de se placer sur ces points de tangence si furtifs, si fuyants, entre le monde souterrain qui est le leur et le monde des « apparences et des lieux communs » sur lequel « ils débouchent au-dehors ». Il s’agit d’atteindre ces "lieux" que la topologie mathématique appelle points d’adhérence, puis de tenter de s’y maintenir, de dire cette continuité presque intenable, éminemment tensionnelle, sans cesse au bord de la rupture, entre sensation et parole, entre tropisme et mots. Ainsi va le tropisme,« ce non nommé qui oppose aux mots une résistance et qui pourtant les appelle, car il ne peut exister sans eux 1639  ».

« L’autre aspect 1640  », c’est donc cette mer souterraine qui se dévoile fugitivement, cette matière non différenciée d’un individu à l’autre, cette « immense masse tumultueuse 1641  » qu’on entrevoit par "effraction", selon le titre de l’essai de Françoise Asso. La mer : la métaphore est fréquente chez Sarraute, qui dit « ces mouvements toujours sur place comme le flux et le reflux d’une mer sans marées qui avance et recule à peine par petites vagues lécheuses 1642  ».

Alors les tropismes sont comme les gouttes constitutives de cet océan, qui n’apparaissent que lorsqu’ils rencontrent un élément du langage qui le leur permet. C’est d’une telle conjonction, on sera amené à le préciser plus amplement, que naît l’événement chez Sarraute. Car il ne saurait être question de décrire cette mer intérieure : « Nos flots agités toujours changeants ne peuvent porter aucun nom. Ce que nous ressentons n’est inscrit nulle part ». Impossible donc de dire ce que sont ces flots : « le lieu en eux d’où cela émane n’a jamais été décrit, il est dans une région que personne, si bien muni qu’il soit des mots les plus effilés et pénétrants, ne peut atteindre 1643  ». Ce « lointain intérieur » n’est accessible que par ce qui en sort, ou plutôt en sourd : les tropismes, qui transpirent à la surface de l’être à travers le langage…

Sarraute n’évoque ce fond qu’à travers des métaphores biologiques ou organiques : « derrière le mur, quelque chose de lourd enfle aussi et tire, une lourde et molle existence, greffée sur elle et qui vit de sa vie propre, avec cette obstination invincible et sournoise d’une excroissance morbide, d’une tumeur qui prolifère 1644  ». Est-il exagéré de dire que sa vision du monde est assez darwinienne ? Individu et espèce y suivent le même mouvement, sont soumis aux mêmes lois. Tout se passe comme si la « soupe primitive » qui, d’un point de vue phylogénétique, est à l’origine de la vie, se retrouvait, sur le plan ontogénétique, dans cette « source de notre existence » qu’est la mer intérieure. Sarraute opère en quelque sorte le passage du commencement unique de la vie en général à l’origine continuée de la vie individuelle. A sa manière, elle reconduit ses lecteurs jusqu’au premier stade de l’évolution, aux matins du monde, aux débuts de la vie, dans ce monde "protozoaire" où « s’ébauchent dans l’épaisseur de la vase ces mouvements tâtonnants, ces repliements… 1645 ». Avec Sarraute on entre en préhistoire, et même "avant", on revient au commencement des temps, du temps, à l’origine toujours renouvelée des sensations, des images, et même des mots 1646 . On se baigne à nouveau dans le liquide utérin, dans cette espèce de « boue germinatrice »…Et comme des signaux « semblables à ces messages produits par des réactions chimiques subtiles et compliquées, élaborées au cours d’une longue évolution, qui assurent le fonctionnement d’un organisme vivant 1647  », les sensations, les impressions, les mouvements, naissent dans et de ce « for intérieur », de ce constant brassage d’humeurs qui l’agitent.

Ici, il convient d’éliminer une nouvelle hypothèse. Les tropismes apparaissent donc lorsque "cela" s’agite… L’événement romanesque serait-il dans cette agitation 1648  ? L’explication est bien trop courte – tout comme celle qui consisterait à dire que l’auteur ne se préoccupe que des lieux communs. Car c’est à chaque fois ramener l’événement, le réduire, à ses circonstances. Quelles sont-elles, ces circonstances ? Ou : "Cela" qui s’ébranle, qui est ébranlé, qu’est-ce qui le fait bouger ?

Ce peut être un objet : la porte ovale du Planétarium, la sculpture précolombienne de Vous les entendez ?, le tableau du Portrait d’un inconnu, le pavillon à acheter de Martereau… Ou un geste à peine ébauché, un imperceptible recul, un léger mouvement… Puis, de plus en plus au fur et à mesure que l’œuvre avance, une phrase, un mot, une simple intonation, des plus ordinaires. Dans les premières œuvres, tout se passe comme si Sarraute avait encore besoin de l’occasion concrète, de la circonstance matérielle, pour déclencher la narration. Puis, à partir de « Disent les imbéciles », elle s’affranchit de cette nécessité 1649 .Désormais, l’occasion du tropisme est une phrase, ou même un simple mot, le plus banal, la plus banale soient-ils : on n’a même plus besoin d’un élément extérieur au langage. Comme si, selon son propre vœu, Sarraute avait avancé dans l’épure du récit, dans l’abstraction 1650 – au plus près de l’événement qu’elle veut dévoiler, justement.

Pour continuer à le découvrir, enfonçons-nous encore davantage dans la « mer intérieure », avec cette question : à qui "appartient" le tropisme ? Je répondrai à partir d’un passage des Fruits d’or 1651 , qui débute par une comparaison classique : « Dans le visage immobile, le regard fixe est dirigé droit devant soi comme la bouche du canon que le soldat immobile sur son char pointe en avant, tandis qu’avec l’armée victorieuse il défile dans les rues de la ville occupée ». Puis, progressivement, la métaphore s’installe, le comparant occupe tout l’espace du récit (« Inutile de fouiller à droite ni à gauche : toute velléité de résistance est écrasée ») pendant deux pages. Enfin le morceau s’achève ainsi : « Voici les grands corps de l’Etat. Le gouvernement. Les membres des assemblées. Les cinq académies. Les grandes écoles. Les facultés… ». A ce stade, le comparé s’est estompé, la forteresse du récit s’est laissée envahir par le comparant, illustrant dans son fonctionnement même la métaphore guerrière 1652 .

On reconnaît dans cet exemple ces métonymies journalistiques qui décrivent les relations internationales en usant de termes psychologiques (« Moscou a montré son mécontentement… », « Téhéran veut exhiber sa force… », « Le réchauffement des relations entre Paris et Washington est perceptible… », etc.). Or, en intervertissant les places du comparé et du comparant, Sarraute retourne ces figures presque obligées du commentaire politique. Ce procédé révèle un caractère central de la « mer intérieure » : elle n’est pas propre à tel ou tel individu. Le "fond" est commun 1653 et universel. Il n’y a donc pas qu’une simple analogie entre son "fonctionnement", les mouvements qui l’agitent, et les relations inter-étatiques. Sans cesse on glisse de l’individuel le plus profond, de l’intime le plus irréductible, au général le plus large : l’individu, c’est l’espèce, les relations entre individus, ou à l’intérieur d’un même individu, ce sont les relations entre états ou ethnies 1654 . L’événement se joue à un niveau universel.

Et cette universalité fait que le tropisme n’est pas plus assignable à une personne singulière 1655  : « maintenant c’est fait, j’absorbe, je m’imprègne, je reproduis comme toujours en moi tous ses mouvements, les remous en lui, les déroulements, ou bien est-ce que ce sont mes propres mouvements qui se répercutent en lui – je ne sais pas, je ne l’ai jamais su : jeu de miroirs où je me perds – mon image que je projette en lui ou celle qu’il plaque aussitôt, férocement, sur moi 1656  ». Par tout ces jeux de regards, le « moi » perd son individualité et son unicité.

De la même façon, il est souvent problématique de savoir à qui affecter telle ou telle part du récit. Observant et observé, on ne sait plus qui est l’un, qui est l’autre. Non que les rôles soient interchangeables, mais que les individualités finissent par se confondre : « Ce mouvement en vous atteignant m’a tiré d’un seul coup, m’a arraché à moi… si peu de chose me suffit, me voilà hors de moi de nouveau, transporté en vous, fondu avec vous, nous ne faisons qu’un 1657  ». Jeu permanent de personnages et de regards, qui substituent et usurpent leurs places, qui s’interpénètrent et s’infiltrent. S’il y a parfois construction personnelle, ce n’est que par et à travers autrui : « C’est leurs regards réunis sur lui qui lui donnent cette aisance, cette liberté de mouvements, tout en les contenant à l’abri d’une forme… la sienne… qu’ils modèlent, qu’ils caressent… 1658  ».

Le tropisme, profondément, est donc lieu de contact entre moi et autrui, moi et le monde. Mais ici le langage est bien pauvre. Car outre qu’elle est fugitive, cette forme qui parfois émerge est toujours fausse, ses contours n’ont que l’illusoire aspect que leur donnent ces regards qui violent une intimité inexistante : « Mais justement je ne suis pas… je vous l’ai toujours dit, il n’y a pas de "je"… C’est vous qui… oui, vous comprenez, il n’y a pas moyen de coïncider avec ça, avec ce que vous avez construit… ». Le "moi" ? Qu’est-ce que c’est encore ? Il se dissout dans les "espaces infinis" de l’universalité : « Oh non, ne dites pas cela : pas "il"… qui "il" ?… c’est un espace sans limites qu’aucun "il" ne peut contenir… – Ah bon, donc "nous" montre ou plutôt "montre"… Pas à "nous" non plus, sans doute ?… – Non, il ne faut pas de "nous"… ce sont des espaces infinis, des contours…[…] – Moi ? Mais "moi" ça n’existe pas 1659  ». On est dans un espace qui n’est pas un propre, ou plutôt qui est « propre à tous », dans « quelque chose qui me paraît exister absolument chez tout le monde, […] qui me paraît d’ordre général », dans cette « trame commune que chacun contient tout entière et qui capte et retient dans ses mailles innombrables tout l’univers 1660  ».

Le tropisme est donc éminemment fusionnel. Il est un élément constitutif de la membrane, comme une sorte de peau, qui recouvre ce corps universel qu’est le fond commun. Le travail de Sarraute est alors littéralement chirurgical, ses instruments décortiquent et dissèquent cette interface tropismique, pour appréhender ce nœud de langage et d’émotion où tout commence…

Notes
1634.

Nathalie SARRAUTE, L’usage de la parole[1980], Folio Gallimard, 2002, p. 114.

1635.

L’ère du soupçon, p. II. Ailleurs : « …quelque chose où toute la vie semble se concentrer, quelque chose qui est la vie même, encore intact, humide, aveugle, pareil aux chatons, aux chiots nouveau-nés… » (L’usage de la parole, p. 116).

1636.

Olivier de MAGNY parle de « l’astronomie de Nathalie Sarraute », qui sonde « l’infime abîme infini de nous-mêmes », les « gravitations d’une poussière d’astres perdus et dont la lumière ne nous parvient pas » (Portrait d’un inconnu, Op. Cit., Postface, p. 243). Voir Tu ne t’aimes pas[1989] : « je suis l’univers entier, toutes les virtualités, tous les possibles… l’œil ne les perçoit pas, ça s’étend à l’infini… » (Folio Gallimard, 2001, p. 17), ou Martereau : « cela frémit en lui, se soulève, bouillonne, tourbillonne, myriade de particules infimes, mondes qui gravitent » (p. 245). Ainsi, lorsque Dominique VIART, par exemple, résume ainsi l’entreprise de Nathalie Sarraute : « Le langage et la communication sont au centre de l’œuvre de Sarraute, mais comme la part émergée d’un iceberg dont l’important demeure dans les profondeurs » (Le roman français au XXe siècle, Hachette Supérieur, 1999, p. 91), il manque à l’image, me semble-t-il, la mobilité et l’absence de forme fixée de la mer intérieure sarrautienne.

1637.

Vous les entendez ?[1972], Folio Gallimard, 2005, pp. 56, 110-111. Voir encore, par exemple, Entre la vie et la mort : « Cela. Quoi cela après tout ? Tous là-bas le répètent sur tous les tons, le crient sur tous les toits : il n’y a pas de "cela" qui compte. Cela n’est rien. Cela n’existe pas… » (p. 180), ou Enfance[1983] : « tu avances à tâtons, toujours cherchant, te tendant… vers quoi ? qu’est-ce que c’est ? ça ne ressemble à rien… personne n’en parle… ça se dérobe, tu l’agrippes comme tu peux, tu le pousses… où ? n’importe où, pourvu que ça trouve un milieu propice où ça se développe, où ça parvienne peut-être à vivre »(Folio Gallimard, 1996, p. 8). Le premier à avoir remarqué la fréquence de ce démonstratif problématique, auquel manquent à la fois la référence antécédente (anaphorique) et la post-référence (cataphorique), servant à désigner le "fond" dont émergent les tropismes, est Charles CAMPROUX, dans un article des Lettres françaises de février 1960 (« La langue et le style des écrivains », reproduit partiellement dans L’Arc n° 95, 1984, pp. 30-32). Un article de Philippe WAHL, « Sarraute : "C’est ça, hein ?" Aléas de la référence » (in Nathalie Sarraute. Du tropisme à la phrase, Actes du colloque de l’Université Lumière-Lyon 2 d’octobre 2000, textes réunis par A. Fontvieille et P. Wahl, Presses Universitaires de Lyon, 2003, pp. 23-40) fait le point sur "cela", qui « brouille les repères anthropologiques, déplaçant les frontières, inversant les cinétismes » (p. 34).

1638.

Ici[1995], Folio Gallimard, 1997, p. 145. Voir également p. 116 : « …ce qui maintenant se répand, emplissant tout l’espace… Mais comment tout l’espace ? quand c’est un espace qui n’a pas de bornes… »

1639.

Nathalie SARRAUTE, « Ce que je cherche à faire », in Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, II, Actes du colloque de Cerisy de juillet 1971, 10/18, 1972, p. 32). 

1640.

« Je ne suis pas sorti pour cultiver mes sensations personnelles, mais pour voir "l’autre aspect" » (Portrait d’un inconnu, p. 29), d’où pourrait provenir « l’autre voix » (Les fruits d’or, p. 155). Une étude des ressemblances et dissemblances avec « l’autre état » de Musil serait fructueuse…

1641.

L’ère du soupçon, p. 32.

1642.

Portrait d’un inconnu, p. 143. Voir L’ère du soupçon : « … l’immense masse tremblotante dont le flux et le reflux incessant, la vibration à peine perceptible est la pulsation même de la vie » (p. 39).

1643.

Tu ne t’aimes pas, pp. 129-130. L’usage de la parole, p. 67.

1644.

Martereau, p. 51.

1645.

Entre la vie et la mort, p. 67. Bettina KNAPP parle de Tropismes comme d’une « comédie humaine protozoaire » (Nathalie Sarraute, Rodopi, Amsterdam-Atlanta, 1994, p. 36). Sartre parle d’une « vision protoplasmique de notre univers intérieur », dans lequel on trouve « des coulées, des baves, des mucus, des mouvements hésitants, amiboïdes » (Préface, Portrait d’un inconnu, Op. Cit., p. 11).

1646.

De ces zones profondes, Jean PIERROT écrit : « La création littéraire trouve son origine et sa matière première dans ce vécu originel, mystérieux et presque insaisissable dont Nathalie Sarraute, à plusieurs reprises, a évoqué la présence primitive mais en grande partie inconsciente. Ce vécu primitif, qui forme la substance de la vie de la conscience, est en même temps le fond mouvant d’où jaillissent incessamment les tropismes, et celui où naissent, pour l’écrivain, la propension à l’écriture, ce qu’on appelle habituellement le mouvement de l’inspiration » (Nathalie Sarraute, Corti, 1990, p. 350).

1647.

Vous les entendez ?, p. 32.

1648.

Agitation sur laquelle il ne faut pas se méprendre. Car c’est bien lorsque le "sujet" est dans l’immobilité la plus forte que le tropisme a le plus de chance de se manifester : « C’est la demi-inaction à laquelle je suis condamné[…] qui me donne cette sensibilité de femme hystérique » (Martereau, p. 80). 

1649.

On peut noter que les dernières œuvres sont souvent des reprises de textes plus anciens, comme si l’auteur souhaitait affranchir ces thèmes des charges narratives qui pesaient encore sur eux. Ouvrez vient ainsi d’Enfance : « Les mots de chez moi, des mots solides que je connais bien,[…] parmi ces étrangers, ont un air gauche, emprunté, un peu ridicule… on dirait des gens transportés dans un pays inconnu » (p. 87). Tu ne t’aimes pas est annoncé dès Martereau : « C’est grâce à cela, à cet instinct de conservation, au respect de soi – comme ils l’appellent – que je leur envie tant, qu’ils ont ces lignes de conduite si bien tracées, d’un dessin si net, si pur. Moi j’ai essayé bien des fois de les imiter. En vain. Je n’y arrive pas. Ici, entre nous, il n’y a pas moyen » (pp. 42-43), ou Enfance : « "Untel (ou Unetelle) à une très bonne opinion de soi". On sent que c’est là une constatation définitive, une condamnation sans appel » (p. 199).

1650.

A plusieurs reprises est évoquée la possibilité d’un roman "abstrait" : « Ce livre sur rien, n’est-ce pas un livre où la substance inconnue pourrait apparaître à l’état pur, sans le soutien des personnages et de l’intrigue ? Une substance psychologique neuve qui se passerait le plus possible de support ?[…] Livres sur rien, presque sans sujet, débarrassés des personnages, des intrigues et de tous les vieux accessoires, réduits à un pur mouvement qui les rapproche d’un art abstrait, n’est-ce pas là tout ce vers quoi tend le roman moderne ? » (Flaubert le précurseur, Op. Cit., pp. 88-89).

1651.

Les fruits d’or, pp. 34-35.

1652.

On peut d’ores et déjà observer que le combat s’est transporté au niveau langagier. L’événement du récit est ici la façon dont le langage s’est emparé de la "crise", ou plutôt la façon dont celle-ci a envahi celui-là. Que cela se produise à tout moment dans le "récit" de Sarraute, ce sera la thèse finale que je développerai.

1653.

L’expression est dans L’ère du soupçon : « Chacun sait qu’il n’est qu’un assemblage fortuit, plus ou moins heureux, d’éléments provenant d’un même fond commun… » (p. 36).

1654.

Dans le même ordre d’idées, on relèvera la fréquence des allusions aux systèmes politiques : « Nos comités se réunissaient en toute hâte, se concertaient… il n’y a pas un instant à perdre… il faut qu’un de nos délégués… », mais il y a « une telle absence de discipline… de pouvoir central… » (Tu ne t’aimes pas, pp. 72, 95) ; « Ses services de renseignements sont les mieux organisés du monde, ses informateurs toujours aux aguets, ses postes d’écoute placés partout. Il connaît depuis longtemps les plans de l’ennemi… » (Entre la vie et la mort, p. 122). Il y aurait une lecture politique de Nathalie Sarraute à faire, à partir de ces choix métaphoriques, qui pourrait par exemple se demander si les relations internationales ne fonctionneraient pas, elles aussi, par tropismes…

1655.

Voir L’ère du soupçon : le lecteur « a vu tomber les cloisons étanches qui séparaient les personnages les uns des autres » (p. 64).

1656.

Martereau, p. 243.

1657.

Ibid., p. 80. Voir Les fruits d’or : « pas un mouvement en lui qui ne se transmette à elle aussitôt, un dépôt lourd s’amasse, grossit » (p. 36).

1658.

« Nos paroles chargées de conviction ne parviennent à l’atteindre qu’à travers cette image de nous qu’il continue à contempler… » ; « Attendez un instant, ne m’enfermez pas… pas entièrement… je me suis scindé en deux… une opération que vous recommandez, je sais la faire aussi, je sais me regarder du dehors, je peux me voir, me connaître…[…], vous voyez, je viens me placer auprès de vous, à la distance où vous êtes, et de là je me regarde avec impartialité » (Tu ne t’aimes pas, pp. 119, 208-209). 

1659.

Martereau, p. 242 ; « Disent les imbéciles »[1976], Folio Gallimard, 1978, pp. 68, 71, 59.

1660.

L’usage de la parole, p. 130 ; L’ère du soupçon, p. 64 ; Entretien avec Rykner, p. 186. Voir Entre la vie et la mort : « Mais vous savez, cette fente dans la paroi lisse par où quelque chose, un mince filet suinte, serpente en mots qui tremblent, s’irisent, s’attirent… en rythmes qui s’ébauchent, s’amplifient… nous aussi, nous connaissons ça. Même cela, figurez-vous, nous est commun. Vous voyez bien, nous sommes tous pareils. En tout. Nous. Nous. Nous » (p. 87).