L’événement, est-ce le conflit ?

Il est plus facile d’étudier les natures diverses dans leurs crises que dans leur état normal. La régularité de la vie ne laisse voir qu’une surface et cache dans ses profondeurs les ressorts intimes ; dans les ébullitions au contraire, tout vient à son tour à la surface
Ernest RENAN 1661

Mais il n’est pas encore temps de dénouer ce nœud, véritable événement des récits de Sarraute. Une autre hypothèse est d’abord à examiner.

Les mouvements qui agitent la "mer intérieure" sont presque toujours empreints de violence, et la métaphore guerrière est omniprésente. Ce ne sont que stratégies militaires et diplomatiques, « troupes traversant les frontières », lutte héroïque des combattants de l’ombre, des « premiers résistants ». Souvent on se retrouve « seul, en territoire ennemi, abandonné, trahi » (« je suis perdu, j’ai peur, je suis seul dans le camp ennemi… sans défense… »). La paranoïa guette, « nous sommes pris, encerclés… des oreilles ennemies nous écoutent, des yeux ennemis nous épient… 1662  ».

Ces combats constitueraient-ils enfin ces événements romanesques après lesquels nous courons ? On a souvent dit la cruauté du monde de Nathalie Sarraute 1663 . Et pourtant les multiples définitions du tropisme ne présupposent aucune méchanceté : « Mal ? Je n’ai pas dit que c’était mal. Ce n’est pas la question. Je disais juste qu’il y a dans ces mots quelque chose… 1664  ». A aucun moment la position de l’auteur de Tu ne t’aimes pas ne se veut morale. Elle le répète : il n’y a rien de mauvais en soi dans les tropismes 1665 . Dans la mer intérieure, on est en terrain neutre.

Le problème, c’est que la plupart du temps, lorsque la mer est étale, que « les rayons de la lune donnent aux flots apaisés l’aspect d’un lac d’argent 1666  », rien n’apparaît de la vie qui remue sous cette nappe tranquille. Et c’est lorsqu’il y a « rupture de l’harmonie » que le tropisme a le plus de chance de se former 1667 .

Voilà pourquoi Sarraute s’attache « aux moments de conflit, à ces instants privilégiés où tout se détraque[…]. C’est le conflit qui sert de catalyseur, de révélateur – chaque fois qu’il y a une craquelure dans la paroi lisse 1668  ». Si donc la plupart du temps le tropisme, lorsqu’il apparaît, est triste, hélas, comme la chair, ce n’est pas que la "nature humaine" est mauvaise, mais que « c’est aux moments de conflit que ces choses bouillonnent le plus ». La crise sert de révélateur, pas plus, pas moins. Ce n’est pas elle qui est l’événement du récit, qui ne la décrit d’ailleurs pas, ne la raconte pas. Elle est bien trop visible pour intéresser réellement Sarraute : son projet, beaucoup plus ambitieux, est, en profitant des mouvements qu’elle déclenche, de faire « face à ce qui se dérobe 1669 », de parvenir à déplier ce tropisme qui sans cesse se recroqueville, se cache, se dissimule.

Si donc l’on espère lire dans les romans de Sarraute une ou des crises, juste des crises, on ne pourra que déchanter. Celles de Vous les entendez ?, ce sont ces rires qui résonnent depuis la chambre des enfants, voilà tout… Voilà tout ? Sur presque deux cents pages ? On pense bien qu’il y a autre chose. Là aussi, il faut dire de ces crises où les tropismes affleurent qu’elles n’en sont que l’occasion, la circonstance 1670 .

Trois éléments peuvent donc expliquer la "violence" des récits sarrautiens. Du côté de l’écrivain d’abord, il faut une capacité particulière à saisir les tropismes, et la chose lui est plus "aisée" (si le terme est approprié tant Sarraute insiste sur l’extrême difficulté de sa tâche) en situation de guerre intime ou interpersonnelle 1671 . C’est là, deuxième point, un caractère du tropisme lui-même : il est plus flagrant, plus accessible dans ces situations conflictuelles, dans les moments de tension. La question n’est donc pas de savoir si c’est l’auteur ou le tropisme qui manifeste de la répugnance à l’égard des "bons sentiments" – dont on sait par ailleurs l’incompatibilité avec la bonne littérature ?

Il s’agit enfin, c’est le troisième point, d’une caractéristique du langage lui-même, qui « aime bien se saisir de ce qui est apaisant ». La violence du texte de Sarraute expliqué par le caractère « apaisant » du langage ? Le paradoxe n’est qu’apparent. Car c’est précisément contre cette tendance à « la pétrification du structuré » du langage qu’il faut sans cesse engager le combat. Tout, toujours, dès qu’on parle, dès qu’on écrit, risque de s’alourdir, de s’épaissir, de tomber dans l’ornière du cliché et de l’idée toute faite 1672  : « Tous les mots maintenant sont comme durcis, vernis, trop brillants…[…]Comme sous l’effet de la galvanoplastie, tout se recouvre d’une couche de métal clinquant ». A nouveau, la métaphore biologique surgit : Les mots, la plupart du temps, « sont comme les projectiles qu’on n’a pas pu ou qu’on a négligé d’extraire aussitôt de la chair : ils restent enfoncés en nous, s’enkystent, risquent de former des tumeurs, des abcès 1673  ». Le langage est un organisme rigide, le plus souvent incapable de rendre compte de ce qui pourtant passe à travers lui : « comment ces vieux mots sclérosés pourraient-ils retenir, enserrer ce qui sans cesse entre nous circule, si fluide, fluctuant, ce qui à chaque instant se transforme,[…] Quel mot venu du dehors peut-il mettre de l’ordre entre nous, nous séparer ou nous rapprocher ? 1674  ». Le langage recouvre tout du glacis de « ces mots brutaux qui assomment comme des coups de matraque 1675  »: c’est un Avare, un Jaloux, c’est de l’Amour, c’est de l’Art… Il est si facile de dire des "gros mots" : « …mais comme ces mots qui viennent… la paresse, le manque de sociabilité, le besoin de solitude… comme ils sont gros, vagues ». Cela finit par étouffer ce qui avait tenté de surgir : « Dès qu’on prononce ce mot, "timidité", tout se fige. Une notion épaisse, patinée par l’usage, recouvre cette palpitation de quelque chose d’indéfinissable, comme une couverture qu’on jette sur le feu : c’est de la timidité 1676  ».

Voilà donc pourquoi la tâche est si ardue. D’un côté, "je" est « une place vide 1677  ». De l’autre, la comédie humaine impose son « langage de la terreur 1678  », ses différences factices et artificielles. Elle vous installe dans une position sociale, vous revêt d’un costume (de mère, d’écrivain, d’artiste, etc. 1679 )… L’identité n’est qu’un leurre, ou plutôt elle est à deux étages. A l’étage supérieur, construit au-dessus, l’identité est ce que sa carte en retient, cette position sociale qu’on nous donne, ce masque que nous revêtons pour aller à la rencontre de l’autre, d’une manière inextricablement interactive. A cet étage, où beaucoup ont érigé autour d’eux un mur de mots qui à la fois les protège de l’incursion intempestive d’autrui, où beaucoup « se sont construits un personnage armé jusqu’aux dents 1680  », on joue le jeu de la comédie sociale.

Au plus profond, l’identité, c’est l’identique, ce fond commun et universel. A ce stade, il s’agit d’« un nouvel unanimisme 1681  ». Et le rêve, c’est d’atteindre cet unanimisme, et de le transcrire. Ce qui pourrait s’appeler un tropisme heureux.

Notes
1661.

Cité par Tzvetan TODOROV, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Seuil, coll. « La couleur des idées », 1989, p. 175.

1662.

L’usage de la parole, p. 104. Les fruits d’or, p. 120. Martereau, p. 227. Entre la vie et la mort, p. 32. Vous les entendez, p. 41… Partout, « des sortes de microethnies affrontées férocement en dialogues agonistiques » (Francine DUGAST-PORTES, « Tu ne t’aimes pas, Construction et enjeux d’un plaidoyer », in Nathalie Sarraute. « Portrait d’un inconnu » et « Tu ne t’aimes pas », Etudes réunies par Y. Baudelle, Revue Roman 20-50 n° 25, Centre d’étude du roman du XXe siècle de l’Université de Lille III, Villeneuve d’Asq, 1998, pp. 89-107, p. 95).

1663.

« …l’Autre est l’être par lequel le mal – les tropismes – arrive.[…] C’est toujours sous une poussée de violence que le tropisme se charge assez pour devenir récit » (S. Raffy, Sarraute romancière, Op. Cit., pp. 99 et 52). Leah J. HEWIT : « Les tropismes de Nathalie Sarraute […] sont imbus de négativité » ( « Mots de contact, mots d’attaque : les travestissements de l’identité », in Autour de Nathalie Sarraute, Op. Cit., pp. 211-224. P. 211).

1664.

Entre la vie et la mort, p. 59.

1665.

« Là où l’on est ces mots tragique, moral, amour, haine n’existent pas.[…]Il se passe quelque chose et je ne sais pas si c’est de l’amour, de la haine : cela m’est complètement indifférent » (« Ce que je cherche à faire », discussion, Op. Cit., p. 55). « Je suis toujours très surprise quand les gens attribuent à ces "tropismes" des qualifications d’agressivité, de morbidité que je ne leur attribue absolument pas » (Simone BENMUSSA, Entretiens avec Nathalie Sarraute[1987], La renaissance du Livre, coll. Signatures, 1999, p. 72).

1666.

Vous les entendez ?, p. 122.

1667.

Entretien Rykner : « R. : – Pourtant la plupart des tropismes sont quand même des malaises. S. : – « Parce que je préfère les prendre quand il y a un état de conflit ; cela bouillonne davantage. Je choisis le moment où quelque chose ne va pas, quelque chose de très léger, d’à peine sensible[…]. R. : – Si bien que le tropisme apparaît surtout quand quelque chose ne va pas… S. : –  Oui, la plupart du temps. R. : – Il n’y a pas de tropismes dans la joie ? S. : – Il y en a, bien sûr. J’en ai montré. Mais généralement, il faut qu’il y ait une rupture de l’harmonie » (Op. Cit., p. 194).

1668.

« Nathalie Sarraute et les secrets de la création », entretien avec Geneviève Serreau, La Quinzaine Littéraire, n° 50, mai 1968, citée par F. Asso, Op. Cit., note 16, p. 17. Tout lecteur de Sarraute reconnaît cette métaphore de la paroi fissurée : « C’est là, vous voyez sur le mur cette fissure, cette craquelure… par là quelque chose d’indicible doit filtrer, quelque chose suinte… » (L’usage de la parole, Op. Cit., p. 111).

1669.

Selon le titre d’Henri Michaux, repris presque mot pour mot : « C’est cela qui m’intéresse : atteindre quelque chose qui se dérobe » (entretien avec Rykner, Op. Cit., p. 169).

1670.

Gaétan BRULOTTE (« Tropismes et sous-conversation », in L’Arc n° 95, Op. Cit., p. 45) fait un parallèle intéressant avec le cinéma pornographique : malgré toute l’attente du spectateur, ce cinéma a encore besoin d’une trame narrative, de prétextes à la scène pornographique, fussent-ils artificiels et caricaturaux. Ces prétextes ne sont pas les événements du récit pornographique, mais sont l’occasion ou la circonstance des scènes attendues. Pornographique, le récit de Sarraute ? Le rapprochement est inattendu, sauf si l’on considère la façon dont, comme Sarraute, le récit pornographique efface le personnage et même la trame du récit, fort lâche, simple "habillement" (le mot est approprié…) de la scène tropismique que serait alors la scène pornographique…

1671.

Car « il faut constater que cette douce caresse d’une brise passagère, ce rappel rassurant que le bien est là, toujours présent, toujours possible, ne produisent pas des effets comparables en force et en durée à ceux que produisent des doses tout aussi infimes de mal » (Ici, Op. Cit., p. 161).

1672.

« Des voix sur le ton buté, exaspérant des répondeurs automatiques répètent toujours les mêmes… – Les mêmes quoi ? Les mêmes stupidités ? – Non, je ne le dirai pas… Mais je ne peux plus les supporter,[…] il a envie de les secouer, de briser les petits disques enfermés là, qui récitent, répètent sans fin… » (Disent les imbéciles, Op. Cit., p. 45).

1673.

Les fruits d’or, Op. Cit., pp. 65, 110-111. Martereau, Op. Cit., p. 32.

1674.

Portrait d’un inconnu, p. 109. Vous les entendez ?, p. 172. Voir Bergson : « le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle » (Essai sur les données immédiates de la conscience[1888], PUF, 1948, p. 98. C’est Noël DAZORD qui fait ce rapprochement, in « La phrase en devenir de Nathalie Sarraute », in Du tropisme à la phrase, Op. Cit., p. 115).

1675.

Portrait d’un inconnu, p. 66.

1676.

L’usage de la parole, p. 84 ; Œuvres complètes, p. 1689.

1677.

« Mais moi, j’ai l’impression que là où je suis, il y a comme une place vide.[…] Je n’ai pas de sentiment d’identité. Je pense qu’à l’intérieur de chacun de nous, très profondément, nous sommes pareils.[…] Il n’y a plus de "je".[…] Il y a toujours une multitude en nous, puisque nous sommes si nombreux… Dès que je dis "je", j’ai l’impression de ne jamais parler de moi » (Entretiens Benmussa, Op. Cit., pp. 78).

1678.

« L’épreuve de la terreur consiste en ce rabattement de l’événement expressif dans la forme d’un déjà-là, en cette réduction de sa nouveauté subjective à une répétition réelle, en cette insertion de ce caractère indéfini dans un ordre prédisposé de marques, que l’on appelle mythe, destin, tradition ou rhétorique » (Laurent JENNY, La terreur et les signes, Gallimard, 1982, p. 26, cité par Rachel BOUE, « Le drame de la parole chez Nathalie Sarraute », in Ethiques du tropisme. Nathalie Sarraute, Actes du Colloque de l’Université Paris VII, réunis par P. Foutrier, L’Harmattan, 2000, pp. 153-167. P. 155). F. Asso parle de « la terreur de la forme, de l’image », qui « est ce contre quoi l’œuvre s’écrit [...] – mot qui emprisonne, idée reçue, imposée, personnage et intrigue du roman traditionnel, phrase achevée, sentiment de convention... » (Nathalie Sarraute, Op. Cit., p. 11).

1679.

Cf. Entretiens Benmussa, Op. Cit., pp. 85-87.

1680.

Ibid., p. 80.

1681.

L’ère du soupçon, p. 41.