L’événement, est-ce le tropisme heureux ?

– Donc le tropisme est destructeur ?
– Il peut être constructeur. Si un tropisme positif vous attire vers un autre être… 1682

Ce qui serait un premier type d’événement du récit de Sarraute.

Car elle ne nous dit pas qu’"il n’y a pas de tropisme heureux". Elle souligne seulement leur rareté, à cause du heurt de deux "lieux communs" contradictoires : la "société" et le "fond commun". Le premier est celui que définit Sartre dans sa préface au Portrait : « nous sommes, pour nous-mêmes et pour les autres, tout entier dehors et dedans à la fois. Le dehors, c’est un terrain neutre, c’est ce dedans de nous-mêmes que nous voulons être pour les autres et que les autres nous encouragent à être pour nous-mêmes. C’est le règne du lieu commun », ce « lieu de rencontre de la communauté ». Lieu de l’inauthenticité, du langage des idées toutes faites, de l’ornière de la fausse communication, de la "parlerie" de Heidegger 1683 , cette propension du langage à être attiré vers l’absence de vagues… Lorsque dans ces contrées il y a "contact", on est à l’opposé d’une fusion bienheureuse. L’image récurrente est ici celle du bloc compact qui rejette dans les ténèbres extérieures celui qui refuse le pacte de complicité : « Tous complices, se comprennent sans une parole, serrés les uns contre les autres, bien au chaud, et lui, tout seul, à l’écart… Nous sommes tous ici, n’est-ce pas, de même espèce, de même couleur, de même race, de même confession et de même sang. Soudés en un seul bloc » ; « et elles deux contre moi faisant bloc : deux tronçons ressoudés 1684  ». De telles fusions ne sont faites que d’exclusions, la "communauté" s’y fonde sur et par ce qu’elle exclut, ceux qu’elle bannit. Pur "nationalisme", pourrait-on dire.

Le second "lieu commun", « qui se dissimule » sous le premier 1685 , c’est ce "fond commun", "propre" à l’humanité toute entière, dont nous avons cerné les contours, duquel lui naissent les tropismes. Sorte de pré-langage, cet "innommé" est le langage de l’émotion, de la sensation, sans cesse étouffé, caché, écrasé par la comédie sociale, la comédie humaine, l’inauthentique 1686 – jusqu’à la formule naturaliste : « ils me jettent, de plus en plus excités, des racontars stupides, de vieilles réminiscences de faits divers, de grosses "tranches de vie" aux couleurs lourdes,[…] ils prennent n’importe quoi et ils l’étalent sur moi 1687  ».

C’est pourtant bien cet autre, sans cesse menacé d’étouffement, que Sarraute s’acharne à traquer. Or il arrive que cela se produise, parfois, dans la joie : lorsque le "fond commun" n’est pas vécu sur le mode du conflit, c’est-à-dire lorsque l’inauthentique ni ne le recouvre, ni ne le pollue. Cette fusion (le mot est répété d’un livre à l’autre) demeure le grand espoir des "personnages" : « C’est à produire entre nous de tels moments que tendent, presque toujours sans succès, mes maladroits efforts », lit-on dans Martereau. Et chacun des romans contient au moins une scène où ce rêve de fusion, presque mystique, se réalise 1688 .

Mais cela reste un événement exceptionnel. Rare dans la vie réelle, il l’est tout autant dans la fiction. « J’en ai montré », nous dit pourtant l’auteur, et « on pourrait imaginer des rapports de grande affection, des rapports moralement parfaits, dans lesquels ces mêmes bouillonnements passeraient, ça m’intéresserait alors exactement de la même façon 1689  ». Oui, dit parfois un "personnage", les tropismes heureux existent, j’en ai rencontré :

‘« Ce qui passe là des Fruits d’Or à moi, cette ondulation, cette modulation… un tintement léger… qui d’eux à moi et de moi à eux comme à travers une même substance se propage, rien ne peut arrêter cela.[…] Personne n’a le pouvoir d’interrompre entre nous cette osmose. Aucune parole venue du dehors ne peut détruire une si naturelle et parfaite fusion. Comme l’amour, elle nous donne la force de tout braver. Comme un amoureux, j’ai envie de la cacher » 1690

La fusion ici n’est pas vécue comme une absorption suivie d’une disparition. C’est une osmose, pour rester dans le biologique. Les mots « venus du dehors » sont impuissants à détruire le bonheur de ces instants fugitifs 1691 – mais c’est aussi pourquoi en même temps ceux-ci sont presque de l’ordre de l’indicible. Dans Enfance, on voit l’autobiographe Nathalie Sarraute "essayer" plusieurs mots pour dire un tel moment, sans qu’aucun ne convienne 1692 : les mots gardent désespérément leur extériorité face à ce qui est « hors de toute proportion, de toute commune mesure 1693  ».

Mais il est une autre difficulté : ce rêve de fusion 1694 se double d’un souhait tout aussi fort de conserver son intégrité, ou plus exactement de faire en sorte que dans cette rencontre, au sens fort, avec autrui, la sensation ne soit pas dévoyée, ni ravalée au rang du cliché, de la pose, de l’attitude dictée par l’image que l’on veut donner de soi-même. Entre désir de contact et volonté de demeurer intact se joue un jeu périlleux 1695 .

Périlleux ? C’est que l’union le plus souvent échoue – par disparition de l’un des protagonistes. Dès Tropismes, Sarraute décrit longuement cette absorption par autrui, par, déjà, un "cela" insidieux : « cela vous happait au passage[…]. Comme une sorte de bave poisseuse leur pensée s’infiltrait en lui, se collait à lui, le tapissait intérieurement». La personne, transformée en cliché, devient ce qu’on attend qu’elle soit : « il sent que malgré lui il se fait semblable à cette image, il la reflète fidèlement : c’est cette extrême sensibilité à l’impression que les autres ont de lui, cette aptitude à reproduire comme une glace l’image que les gens lui renvoient de lui, qui lui donne toujours la sensation pénible, un peu inquiétante, de jouer avec tous la comédie 1696  ».

Tel est donc le grand péril. Mu par "this terrible desire to establish contact" 1697 , on est près à oublier l’authentique "fond commun" qui constitue notre "identité" la plus intime, celle où peut s’effectuer la jonction avec l’autre. Malheureusement, de tels jeux d’identification sont bien souvent trompeurs. Presque toujours, le contact est un leurre…

Et c’est ainsi, dans cette tension entre mouvement vers l’autre et retrait en soi que se construisent, pour une large part, les récits de Sarraute : « Telle est donc la double "postulation" du moi-tropisme : simultanément et paradoxalement, il se livre et se retient.[…] De là la singulière tendresse avec laquelle l’écriture sarrautienne accueille ces rares moments de "parfaite fusion" où les consciences s’accouplent dans l’exquise jouissance de l’entente 1698  ». C’est ce combat qui est décrit, où l’être lutte pour que le "contact" n’entame pas l’"intact", pour que la fusion soit authentique, pour parvenir à l’indistinction heureuse, à la « trame commune » de la mer intérieure 1699 , pour substituer, à une communauté visible mais frelatée, celle de la comédie sociale, la communauté profonde de l’indifférenciation entre les êtres.

Tels seraient donc les premiers véritables événements des récits de Sarraute : ces moments, presque épiphaniques, de fusion avec autrui, fugitifs autant que rares, qui réclament une conjonction éminemment problématique entre sensation et langage.

Notes
1682.

Entretien Rykner, Op. Cit., pp. 193-194.

1683.

Préface, Portrait d’un inconnu, Op. Cit., pp. 8-9 et 11.

1684.

Les fruits d’or, p. 112 et 131. Martereau, p. 131.

1685.

Entretien Rykner, Op. Cit., pp. 191-192.

1686.

Françoise Asso fait ici un rapprochement intéressant avec le dialogisme de Bakhtine. Elle écrit que ce « fameux "nous sommes tous pareils" doit se comprendre comme englobant la conviction intime, que nous partageons tous, que "moi, ce n'est pas pareil" » (p. 61). Et elle cite le théoricien russe : « C’est, en fait, la "conscience de soi" du personnage qui est en jeu dans la recherche du dialogue puisqu’elle est, chez Nathalie Sarraute, telle que la décrit Bakhtine chez Dostoïevski, "entièrement dialogisée": "A chaque moment, précise-t-il, elle est tournée vers l’extérieur, s’adresse avec anxiété à elle-même, à l’autre, au tiers. Sans cette orientation vivante vers soi et vers les autres, elle n’existe pas non plus pour elle-même" » (Op. Cit., p. 64).

1687.

Portrait d'un inconnu, pp. 24-25. Voir Tropismes[1939] : « Leurs paroles […] l’enveloppaient.[…] Il restait là, agglutiné, et, plein d’une avidité morne, il absorbait ce qu’ils disaient » (Minuit, 2003, p. 104).

1688.

Martereau,k p. 164. Deux autres exemples : « voilà que ça se met à sourdre, ça monte en lui, le remplit, le déborde, ça s’écoule ne rencontrant plus aucun obstacle, impossible de le retenir, oui, grand bien, le plus grand bien qui existe ici-bas, ces moments de contact, de parfaite fusion… » (Vous les entendez ?, p. 154). « ces moments d’euphorie sont si dangereux… rapprochez-vous… Sentez-vous ce pouls… ce souffle léger… cette vibration… vous seul. – Bien sûr que ça vibre. Je vibre. Nous vibrons. On est comme galvanisés… Je sens passer le courant… je sens, oui, je sens… Oh, comme c’est fort… » (Entre la vie et la mort, p. 188). Voir également cette affirmation : « je crois que s’il y a un absolu que mes personnages recherchent, c’est toujours le besoin de fusion et de contact avec autrui » (Bettina Knapp, « Interview avec Nathalie Sarraute », Kentucky Romance Quarterly, vol. XIV, 1967, cité par Asso, Op. Cit., p. 20).

1689.

« Ce que je cherche à faire », discussion, Op. Cit., p. 55.

1690.

Les fruits d’or, p. 135.

1691.

« Qui ne sait que les fusions les plus complètes ne durent que peu d’instants »… Il s’agit ici d’un autre exemple, dans Vous les entendez ? : « comme deux tendres parents qui se penchent sur leur enfant, ils se rejoignent, ils se confondent… Moments d’entente parfaite… » (p. 64). Pascale FOUTRIER soutient que « sans doute les affects "extatiques" sont-ils de plus en plus présents au fur et à mesure que l’œuvre avance » (« Tropisme et rhétorique de l’approximation », in Nathalie Sarraute. Du tropisme à la phrase, Op. Cit., pp. 269-285, p. 280). Cela mériterait peut-être un recensement exhaustif…

1692.

« quel mot peut s’en saisir ? pas le mot à tout dire : "bonheur", qui se présente le premier ». Sarraute "essaie" "félicité", "exaltation"», "extase". Mais non, tous sont « trop laids ». Elle opte finalement pour « joie, oui, peut-être », malgré ses limites : incapable de « recueillir ce qui m’emplit, me déborde », « de vie à l’état pur, elle atteint tout à coup l’intensité la plus grande qu’elle puisse jamais atteindre… » (Enfance, p. 66).

1693.

Entre la vie et la mort, pp. 86-87.

1694.

Si souvent exprimé : « les larmes ruisselaient sur son visage : Si vous m’acceptiez, moi, si vous ne me rejetiez pas… Je suis prêt à tout sacrifier… plus d’escapades, plus de trahisons, plus jamais de mouvements de révolte, d’agressions, si vous vouliez me garder parmi vous… » (Vous les entendez ?, p. 137). « Encore étourdi, flageolant, tout meurtri, il se relève, il court… Arrêtez, ne m’abandonnez pas, voilà, j’arrive, attendez-moi…[…] Attendez, je vous suis… On ne peut pas se quitter ainsi, quand on a, dans une fusion si parfaite franchi tant d’obstacle.[…] Je ne peux pas supporter de me retrouver seul comme avant, de recommencer à errer sans soutien, titubant, ballotté de tous côtés » (Les fruits d’or, p. 104).

1695.

C’est F. Asso qui rapproche les deux mots. Elle écrit que deux passions sont, par leur opposition même, productives de l’œuvre de  Nathalie Sarraute : l’intact et le contact, le souci de ne rien perdre à la rencontre de l’autre, et le désir d’une rencontre qui soit vraiment authentique (Nathalie Sarraute, Op. Cit., note p. 29).

1696.

Tropismes, p. 17. Portrait d’un inconnu, p. 109.

1697.

Katherine Mansfield, citée dans L’ère du soupçon, p. 33.

1698.

Alan J. CLAYTON, Nathalie Sarraute ou le tremblement de l’écriture, Archives des Lettres Modernes, 1989, p. 76. 

1699.

« …la trame commune que chacun contient tout entière et qui capte et retient dans ses mailles innombrables tout l’univers » (L’ère du soupçon, p. 64).