D’une méthode

Cette conjonction, Sarraute fait feu de tout bois pour l’approcher. Se pourrait-il donc qu’il y eût une "méthode" pour une telle approche ? Car il arrive qu’on propose un « truc » à qui veut tenter l’expérience tropismique. Lorsque le "traqueur de tropismes" du Portrait part en quête de l’"autre aspect", il évoque un tel « truc,[…]une sorte de tour d’adresse […] assez semblable à ces exercices auxquels invitent certains dessins-devinettes ». L’astuce consisterait ici à se défamiliariser des choses et des gens, en se comportant « comme un étranger qui marche dans une ville inconnue 1700  ». C’est ce que fait le narrateur devant le portrait du musée, en se plaçant comme dans une sorte de présence absente, en attente. Quelque chose alors vient, des mouvements se produisent, des échanges :

‘« Et petit à petit, je sentais comme en moi une note timide, un son d’autrefois, presque oublié, s’élevait, hésitant d’abord. Et il me semblait, tandis que je restais là devant lui, perdu, fondu en lui, que cette note hésitante et grêle, cette réponse timide qu’il avait fait sourdre de moi, pénétrait en lui, résonnait en lui, il la recueillait, il la renvoyait, fortifiée, grossie par lui comme par un amplificateur, elle montait de moi, de lui, s’élevait de plus en plus fort, un chant gonflé d’espoir qui me soulevait, m’emportait… » 1701

Ici, le « truc » a permis de faire surgir un moment de fusion heureuse.

Une autre "méthode" est proposée dans Les fruits d’or, plus active, moins contemplative. Il s’agit cette fois de faire bouger le léger frémissement qui parfois apparaît, déclenchant ainsi une sorte de mouvement ascendant qui pourrait permettre de remonter jusqu’à « la source impalpable du sentiment… 1702  » :

‘« il suffit de saisir le plus faible indice et de ne pas le lâcher… vous ne pouvez pas imaginer jusqu’où, jusqu’à quels trésors cachés on est conduit quand on ose s’aventurer ainsi, tenant ce fil d’Ariane dans sa main[…]. un jour j’ai vu poindre cela[…]. Je l’ai suivi jusqu’à sa source, jusqu’à ce lieu secret où autrefois, il y a longtemps, cela a pris naissance, et là, j’ai vu s’accomplir sous mes yeux leurs tout premiers mouvements, ceux qu’ils ont dû exécuter il y a très longtemps, quand ils se sont barricadés en eux-mêmes » 1703

« Jusqu’à sa source, jusqu’à ce lieu secret où autrefois, il y a longtemps, cela a pris naissance », « leurs tout premiers mouvements »… Une fois encore, de façon insistante, la quête conduit en des contrées originaires. Décidément, le tropisme, la sensation, le fonds commun – tout cela a à voir avec un temps, ou un espace, préalables. Le point est capital, on ne va pas tarder à y parvenir.

Mais revenons d’abord sur les "trucs". Ils sont bien peu fiables. Outre que dans la plupart des cas ils échouent, ils ne permettent pas de prolonger dans la durée la fusion qui a été touchée du doigt. La position ne tient guère, et bien souvent ils ne se révèlent être que des pièges, se refermant sur le malheureux expérimentateur. Car une fois remonté jusqu’à ces sources, ou descendu jusqu’à ces profondeurs, il risque fort d’être happé, d’« un coup de harpon qui enfonce et tire ». S’approcher, à travers les tropismes, de la mer intérieure, c’est aussi risquer de s’y perdre.

Tenter alors de « tenir ses distances », espérant trouver dans cet éloignement concerté une sérénité et un repos où tout « prend du relief et une tonalité plus chaude » (c’est-à-dire, aussi, où tout prend l’apparence de l’anodin 1704 ) ? Mais « sous le visible quelque chose se passe ». En un mouvement réciproque et contradictoire, l’éloignement qui nous a rendus d’autant plus sensibles à "l’autre aspect" des gens, des choses, nous a rapprochés du danger d’être aspirés par « cette attraction qu’ils exercent toujours sur moi, comme un déplacement d’air qui happe, ce vertige, cette chute dans le vide…». Le voyage est très risqué, on le voit, le naufrage toujours guette, la rechute dans le langage « cuit » dénoncé en son temps par Robert Desnos…

Ainsi se fait l’avance dans les récits de Nathalie Sarraute, en oscillant perpétuellement entre l’identité "sociale", ce déguisement, et celle du "fond commun", où s’éprouve la sensation du "propre à tous", de l’identique. De cette substance indifférenciée vont donc "sortir" les tropismes, ils vont "suinter" à travers la paroi qui se fendille, se craquelle 1705 . C’est en définitive ce mouvement-là qu’il faut cerner, car « c’est bien ça » l’événement de ces romans, qui tous disent cette lutte des tropismes pour se frayer leur propre chemin, inventant leur propre langage, leur rythme et leur style.

Nous sommes là très précisément au point d’adhérence, en ce nœud gordien de la rencontre entre sensation et langage (de l’« interpénétration », dit Sarraute 1706 ), lieu de leur naissance simultanée dans leurs heurts eux-mêmes : « Les mots, c’est la sensation même qui surgit, qui se met en mouvement. Vous allez même plus loin, ne le niez pas, je vous ai entendu : le mot crée – et vous avez raison, cela peut arriver parfois – le mot peut à son tour susciter chez l’écrivain la sensation 1707  ». Tout l’immense effort de l’écrivain est alors de poursuivre, inlassablement, avec acharnement, « la sensation pure,[…] qui fait éclater la phrase traditionnelle et donne aux mots un sens neuf, ou encore les déforme et les invente, comme chez Rimbaud, Mallarmé ou Joyce 1708  ». D’une manière exemplaire avec Nathalie Sarraute, « le rythme, c’est le rendu de la sensation », selon le mot d’Henri Meschonnic 1709 .

On a vu pourquoi et combien c’est difficile. Le langage est un outil si pesant, avec sa tendance à l’immobilisme et à la fixation, son impuissance générale à exprimer la vibration et à la susciter. Le plus souvent, « aucun mot ne peut se poser, se tenir sur cela. Aucun mot ne peut fusionner avec cela, conclure avec cela une alliance 1710  ». Tel est le jeu des deux partenaires. D’un côté, pour pouvoir exister, le tropisme a besoin du langage courant, commun – tout en le déstabilisant, en en sapant les fondements, en en remettant en cause les habitudes. De l’autre côté, c’est aussi de ces mouvements intérieurs que le langage, même dans ce qu’il a de plus "assis", procède : « les dictons, les citations, les métaphores, les expressions toutes faites ou pompeuses ou pédantes, les platitudes, les vulgarités, les maniérismes, les coq-à-l’âne[…] sont la résultante de mouvements montés des profondeurs, nombreux, emmêlés… 1711  ». Ainsi, le rapprochement du langage et de la sensation dans le tropisme ouvre à un espace, une matière "molle", dont, pour être susceptibles d’être perçus, et donc rendus, les morceaux à ingurgiter doivent être « aussi liquides qu’une soupe 1712  ». Le problème est donc alors : comment décrire une telle inconsistance ?

Notes
1700.

Portrait d’un inconnu, pp. 29-30.

1701.

Ibid., p. 85.

1702.

Tu ne t’aimes pas, p. 123.

1703.

Les fruits d’or, pp. 67-68. Le même "procédé" est repris p. 144 : « Cette sensation qui bouge en moi, il m’est apparu dans un moment d’inspiration que je devrais la faire tourner sur elle-même, toujours plus haut, entraînée par son propre mouvement, à travers le livre entier elle se déploierait dans un mouvement en spirale… ».

1704.

« Plus cela est à peine visible et paraît anodin à l’extérieur, plus cela m’intéresse. […] Ce qui m’intéresse, c’est quand on a l’impression qu’il ne se passe absolument rien, c’est à ce moment-là qu’en regardant au microscope et au ralenti je vois des choses vivantes qui me paraissent énormes » (Entretiens Benmussa, Op. Cit., p. 114).

1705.

Fuite qui est elle aussi une métaphore récurrente : « « quelque chose suinte, un peu de substance baveuse s’échappe au dehors » (Vous les entendez ?, p. 38).

1706.

« Cette interpénétration de la sensation et du langage, en quoi consiste le travail de tout écrivain » (« Le langage dans l’art du roman »[1970], in Benmussa, Op. Cit., p. 203).

1707.

Les fruits d’or, pp. 50-51. Voir « Le langage dans l’art du roman » : « [la sensation] était le langage. Elle se confondait avec lui. Elle n’existait et ne se formait que par lui.[…] Et lui, à son tour, n’était rien sans elle » (Ibid., p. 207).

1708.

Flaubert le précurseur, Op. Cit., pp. 72-73.

1709.

Critique du rythme, Op. Cit., p. 500.

1710.

Vous les entendez ?, p. 109. Voir Martereau : « je ne peux que retrouver par bribes et traduire gauchement par des mots ce que ces signes représentent, des impressions fugitives, des pensées, des sentiments souvent oubliés » (p. 29).

1711.

L’ère du soupçon, p. 123. Voir l’entretien avec Rykner : « Ce qui compte pour moi, ce sont les tropismes qui se dissimulent sous les lieux communs » (Op. Cit., p. 192).

1712.

Enfance, deuxième « chapitre ».