La rencontre de la sensation et de la langue par l’image

L’image poétique nous met à l’origine de l’être parlant
Gaston BACHELARD 1713

Y a-t-il adéquation entre sensation et langage ? Non, et c’est là le problème de l’écrivain Sarraute, auquel elle trouve une première "solution". L’analogie (la ressemblance) va s'efforcer de suppléer l’homologie (la fonctionnalité identique) absente et tant désirée. D’où la multiplicité des figures comparatives. L’écrivain se transforme en un chasseur d’images :

‘« Il a l’impression que tout en lui se concentre, s’étire pour aboutir à une seule fine pointe sensible…[…]La pointe chercheuse oscille doucement…[…]De toutes ses forces rassemblées il cherche à accrocher ce qui est là, qui bouge, palpite, à le ramener…[…]Il faut capter cela, ce mouvement, l’isoler, chercher…[…]le faire passer ailleurs, dans d’autre images mieux assemblées, d’autres paroles ou intonations,[…] Ici peut-être, dans ces images composées tout exprès avec des éléments pris partout, choisis et rassemblés, qui mieux que d’autres se laisseront traverser 1714  ». ’

Les sensations que les mots suscitent et font remonter à la surface n’ont pas, ne sauraient avoir de mots précis, fixés, directs pour les dire. Il faut donc passer par d’autres mots, des images, dont la mobilité, la fluidité, la labilité sont adaptés à l’évanescence fuyante des sensations.

L’image est presque toujours ce qui permet à la phrase de se déployer 1715 . Comme le langage est impuissant à dire les phénomènes psychologiques (sensations, « sortes d’impressions 1716  ») du "dessous", la jonction doit se faire par le monde des images. Jean-Claude Larrat suggère même que, chez Sarraute, ce monde serait d’une certaine façon le refuge du « romanesque le plus narrativisé qui soit » : L’événementiel « conventionnel », celui du roman d’aventures, du roman historique, de l’épopée, absent du monde tropismique, déploierait ses fastes du côté des images, formant ainsi un « horizon événementiel » – sans bien sûr que ne se mette en place un contre-récit structuré, sorte d’arrière-plan narratif qui contredirait toute l’entreprise de Sarraute. L’utilisation de telles images suggère que l’intensité de la vie intérieure n’a rien à envier à celle de la vie des aventuriers, mais qu’il faut faire appel, chez le lecteur, « à une culture, une imagination, une mémoire » formées et déformées par un « horizon événementiel » connu, celui des « grands événements », de l’aventure, de l’héroïsme, etc… 1717

L’objet est insaisissable en lui-même. Aucun substantif ne peut nommer le tropisme. Il faut donc trouver quelque chose d’autre, dont les propriétés sont isomorphes, pour le définir, « comme en creux 1718  ». Il n’y a là aucun « futile ornement », qui serait ajouté par « un souci frivole d’élégance 1719  » . L’"isomorphisme" entre le comparant et le comparé permet au second d’exister dans le langage. Par la métaphore et son pouvoir de figuration, l’événement du dire de la réalité tropismique peut se réaliser.

Yannick Chevalier montre que Sarraute procède presque toujours en deux temps : un "comme" introductif est suivi d’un réseau de métaphores (sans "comme") qui reprennent et développent l’analogie introduite par la comparaison initiale 1720 . Rapidement, l’indistinction des registres empêche de distinguer comparant et comparé 1721 .

La métaphore est une figure qui, normalement, nous transporte "autre part", cet autre part étant un moyen de restituer ce que le langage nous cache. « La vraie vie est ailleurs », donc ? Pas tout à fait, répond Sarraute, tant l’ici et l’ailleurs deviennent indistincts : « et ce qu’on voit maintenant, qui ne ressemble pas, mais pas du tout à ici, qui n’a jamais eu cet aspect, c’est bien ici, à n’en pas douter, le même ici parcouru en tous sens de courants, ouvert à tous les vents, sans contours, sans forme… 1722  ».

Voilà donc pourquoi Sarraute use en abondance de métaphores. Le monde dans lequel elles nous transportent a les mêmes caractéristiques que le monde tropismique, il n’est même fait que de tropismes. Voilà pourquoi aussi Sarraute revient si souvent au sens littéral, caché sous la métaphore devenue cliché 1723 . Casser les mots, défaire les images « consacrées », les expressions toutes faites qui sont, « comme les mots, des formes qui retiennent le réel et l’étouffent 1724  », c’est réveiller l’image : « Oh ! vous avez dû oublier… C’est l’âge où les mots sont des jouets… qu’on ouvre, qu’on casse… on veut voir ce qu’il y a dedans… 1725  ».

Entre la vie et la mort décrit à plusieurs reprise la naissance des images. L’événement est une fête, les mots se bousculent pour y participer (« des mots comme attirés arrivent de toutes parts… »), pour « composer une seule grande forme… elle se dessine déjà… encore vague, ouverte…[…] Pourquoi attendre ?[…]cette image dense, lourdement chargée, celle-ci, la première surgie, qui sûrement à sa suite entraînera toutes les autres…[…] quelque chose en elle se soulève à peine… un frémissement… une pulsation...[…] Voilà…Des mots suintent en une fine traînée de gouttelettes tremblantes… se déposent sur le papier… ». Le processus dure plusieurs pages – avec toujours le risque de se laisser prendre au jeu des mots, lorsque « leur mélodie est plus savante, elle se fait toujours plus ample, comme produite par un concert d’instruments… C’est le moment où il convient de s’arrêter ». Sinon tombe le couperet : « c’est mort. Pas un souffle de vie. […] Rien ne passe. Pas une vibration. C’est mort, bien mort ». Tout s’est figé, comme une mauvaise graisse : « les mots tout lisses, rigides et droits s’élancent, pareils aux colonnes d’acier qui dressent dans l’air limpide les cubes étincelants des gratte-ciel ». Il faut donc savoir s’arrêter avant d’achever, car « achever quelque chose, c’est "l’achever" 1726  ». L’« heureux événement » de la naissance des images court toujours le risque de se laisser prendre, presque par surprise, dans les filets du langage et de s’y figer, immobilisé. Le danger de ce second événement, mortel celui-là, n’est jamais bien loin.

Le langage doit parvenir à la source des sensations sans s’y figer. Il lui est donc demandé beaucoup :

‘il « doit s’assouplir afin de se couler dans les replis les plus secrets de cette parcelle du monde sensible qu’il explore. Il se charge d’images qui en donnent des équivalences. Il se tend et vibre pour que dans ses résonances les sensations se déploient et s’épandent. Il se soumet à des rythmes. Il accepte des assonances. Il retrouve des mots ou en découvre. Il coupe ou allonge les phrases, selon les exigences de ces sensations dont il est tout chargé. Il devient primordial. Il s’avance au premier plan. Il devient l’égal de ce que sont, dans la peinture ou la musique, la couleur, la ligne ou le son » 1727

Lorsque ainsi le langage devient « primordial », l’image à son tour devient première. Loin donc de n’être qu’après coup, juste pour faire saisir, elle est aussi avant, en des lieux où elle côtoie les tropismes, où elle est elle-même tropisme. Et les images "avancent", par répétitions incessantes, par reprises qui participent de la dynamique romanesque de Sarraute 1728 , de la rythmique propre à sa langue. Rythmes, images sont ainsi des moyens de reconduire, inlassablement, le langage à son origine, là où il est encore mobile, où il est encore labile : « les images maintenant sont nettes, le mouvement en elles se précise…[…] elles sont grossies, déformées, différentes de ce qu’elles étaient, mais semblables en ce qui seul importe : le même courant qui les traverse, traverse aussi chaque mot et le fait vibrer 1729  ».

D’où proviennent cette fois ces vibrations ? Du fonctionnement même de la métaphore, faite à la fois de proximité et de différence. Comparant et comparé ont des éléments communs et des éléments distincts, éléments que Sarraute fait bouger : ce qui est commun peut, l’instant d’après, devenir distinct, et réciproquement. « Ce flottement qui est celui de la vie 1730  », cette houle de la mer « originaire », c’est cela que dit le tremblement de l’écriture de Nathalie Sarraute, auquel même les signes de ponctuation participent 1731 .

Notes
1713.

La poétique de l’espace[1957], PUF, coll. Quadrige, 1981, p. 7. « Comment cet événement singulier et éphémère qu’est l’apparition d’une image poétique singulière peut-il réagir[…] sur d’autres âmes, dans d’autres cœurs, et cela, malgré tous les barrages du sens commun », se demande encore Bachelard (p. 3). C’est assez précisément à cette question que répond Sarraute.

1714.

Entre la vie et la mort, pp. 74-76.

1715.

On peut faire remarquer que le terme même de tropisme est déjà métaphorique. Il vient, comme on sait, de la biologie et de la psychologie – via peut-être le Gide des Caves du Vatican[1914] : « En attendant de s’attaquer à l’homme, Anthime Armand-Dubois prétendait simplement réduire en "tropismes" toute l’activité des animaux qu’il observait. Tropismes ! Le mot n’était pas plutôt inventé que déjà l’on ne comprenait plus rien d’autre ; toute une catégorie de psychologues ne consentit plus qu’aux tropismes. Tropismes ! quelle soudaine lumière émanait de ces syllabes ! Évidemment l’organisme cédait aux mêmes incitations que l’héliotrope lorsque la plante involontaire tourne sa fleur face au soleil (ce qui est aisément réductible à quelques simples lois de physique et de thermo-chimie). Le cosmos enfin se douait d’une bénignité rassurante. Dans les plus surprenants mouvements de l’être on pouvait uniquement reconnaître une parfaite obéissance à l’agent » (Folio Gallimard, 1972, p. 13).

1716.

Portrait d’un inconnu, p. 28.

1717.

« L’horizon événementiel… », Op. Cit., pp. 227-228. Précisons que Larrat se limite à l’étude du Planétarium.

1718.

« Puisque, tandis que nous les vivons, les mots ne peuvent les exprimer, pas même ceux du monologue intérieur, – car ils se développent et passent à travers nous très rapidement sous la forme le plus souvent de sensations extrêmement aiguës et brèves, sans que nous percevions clairement ce qu’ils sont – il n’était pas possible de les communiquer au lecteur autrement que par le moyen d’images équivalentes qui permettaient au lecteur d’éprouver des sensations analogues » » (Avant-propos à l’édition américaine de Tropismes, cité par J. Pierrot, Op. Cit., p. 150).

1719.

« … ne pas laisser par inadvertance, par un souci frivole d’élégance, de beauté, se glisser ici rien d’inutile, aucun futile ornement » (Entre la vie et la mort,  p. 76).

1720.

Exemple : « …elle s’est tortillée sous mon regard, fragile et nue comme un bernard-l’ermite qu’on a tirée hors de sa coquille. Mais cela n’a pas été long, elle s’est ressaisie très vite, dès qu’elle a eu tourné l’angle de la rue ; elle a retrouvé sa coquille bien vite, sa carapace où elle se tient à l’abri.[…] Personne ne la reconnaît, quand elle passe, avec sa tête crispée,[…] son air têtu et sûr d’insecte » (Portrait d’un inconnu, p. 40, cité par Yannick CHEVALIER, « Le rôle de l’analogie dans l’institution du tropisme comme objet de discours », in Du tropisme à la phrase, Op. Cit., pp. 255-267, p. 258).

1721.

Voir par exemple l’image de l’acrobate, qui se développe pendant trois pages, dans Portrait d’un inconnu (pp. 139-141).

1722.

Ici, p. 145.

1723.

Exemple : « toucher le fond » (Portrait d’un inconnu, p. 27).

1724.

Asso, Op. Cit., p. 208.

1725.

Entre la vie et la mort, p. 17. 

1726.

Ibid., pp. 182, 71-72, 188.

1727.

Conférences et textes divers, Pléiade, p. 1686.

1728.

Là encore, il y a du Bachelard chez Nathalie Sarraute, ce Bachelard dont « la poétique est fondée sur une conception dynamique de l’image, de la rêverie et de la mémoire » (Jean-Paul GOUX, La fabrique du continu, Op. Cit., p. 81). Cette poétique, loin de faire de l’image un simple objet destinée à illustrer le propos, fait de l’image le « moteur de son dynamisme ».

1729.

Entre la vie et la mort, p. 76. Voir pp. 70-71 : « On dirait qu’il y a là comme un battement, comme une pulsation… Cela s’arrête, reprend plus fort, s’arrête de nouveau et recommence…[…] Cela grandit, cela se déploie… [Les mots] s’attirent les uns les autres…[…]. Leur vibration s’amplifie, c’est maintenant une musique, un chant, une marche scandée, les rythmes se créent les uns les autres, des mots comme attirés arrivent de toutes parts… »

1730.

« Si, à la différence du mot, l’image garde en elle le tremblement, la palpitation de la vie, c’est parce que, par nature, elle jette un pont entre deux réalités qu’elle rapproche par certaines de leurs qualités seulement. Tendant à assimiler, voire à identifier, malgré leurs différences, ces deux réalités, elle constitue fatalement une approximation. Par là-même elle sauvegarde, à l’opposé de la rigidité du concept, ce flottement qui est celui de la vie » (Pierrot, Nathalie Sarraute, Op. Cit., p. 361).

1731.

« Les points de suspension donnent à mes phrases un certain rythme, grâce à eux elles respirent. Et aussi ils leur donnent cet aspect tâtonnant, hésitant » (« Nathalie Sarraute a réponse à tous », Le Figaro Littéraire n° 1342, 4 février 1972, p. 1).