L’événement du dialogue, l’événement dans le dialogue

La parole ne débouche pas sur le silence ; mais sur une initiale disponibilité du mot, fondatrice du dialogue
Edmond JABES 1766

Reste à voir quelle forme prend un tel langage. Chez Sarraute, il est, n’est que parole. Tout passe par l’interlocution, l’entre-deux, le dialogue – quelle que soit par ailleurs la "qualité" de celui-ci. Jenny écrit que « l’événement figural reste suspendu à la tension que crée l’écart entre deux consciences linguistiques. Et rien n’est plus fragile et éphémère que cet espace de réfraction interlocutoire, aussi menacé par le consensus linguistique [le normatif du langage] que par son éclatement (les interlocuteurs n’ont plus de norme commune) 1767  ». C’est dans cet espace de réfraction que se tient le récit de Sarraute, où les "sujets" s’acheminent vers la parole, avec son risque, ses dangers, son éphémérité.

Chaque "sujet" y émerge dans et par la parole, dans et par l’échange et la confrontation à l’autre. Un événement incommensurable se produit, point de contact de la sensation, du langage qui la dit en même temps qu’il la fait advenir, et d’un « à peine sujet » qui "Ici" se constitue 1768 , à l’identité problématique, disparu aussitôt que né, à l’éclosion fugitive et évanescente.

Jenny a esquissé cette émergence paradoxale 1769 . Le contact avec le réel, l’autre que soi, est impossible, et cet innommable du réel provoque au mouvement figural, pour tenter malgré tout de le dire, et cela « ouvre le sujet parlant à son aventure ». En direction de ce point, de cet inatteignable, il y a à la fois « mise en péril de la langue » (puisque dans ce retour à l’origine elle risque de perdre tout ce qui fait son ossature, tout ce qui précisément permet la rencontre de l’autre : le terrain commun, le "lieu commun" de Sartre, où les significations sont comprises par les deux interlocuteurs) et « suspens de la subjectivité » (puisqu’à tendre ainsi vers l’autre on risque de se perdre, de ce contact peut mourir l’intact). Du succès de la figure qui cherche à dire cet accord avec le réel dépend « la possibilité d’advenir à soi-même dans l’éclair d’un sens ». Le sujet qui émerge dans et de cette aventure n’est pas figé, immobile, immuable. C’est même le contraire, « la consistance propre du sujet parlant ne tient à rien d’autre qu’à cette suite rythmique d’éclairs où, dans la trouvaille, il se reconnaît exister ». D’où il s’ensuit que cette "ek-stase" du sujet parlant dans le figural soit en même temps dépossession : d’un côté notre geste discursif « se dépasse, s’émancipe de sa circonstance et voit sa valeur s’accroître à l’infini en s’universalisant, mais d’autre part il se coupe de nous comme prolongement sensible, son pro-jet nous échappe, happé par le distinctif ». Autrement dit, dans l’aventure du langage, de la parole vers l’autre, on gagne ce qu’on perd, on gagne par ce qu’on perd : « Gloire d’avoir ébauché son passage en langue, abordé un point absolu de légalité et de partage formel ; atterrement d’avoir perdu dans le succès du dire le réel dont le dire se dégageait[…]. Ainsi, dans l’éclair figural, le sujet parlant se produit d’emblée extatiquement, triomphant de sa perte ». Dire le réel, c’est en même temps le perdre. Le communiquer à l’autre, communiquer avec l’autre, c’est courir le risque de sa propre disparition.

C’est dans cette tension entre le désir de rencontre, d’intégration (le contact) et le désir d’intégrité (l’intact) que l’interlocution chez Sarraute se fraye un chemin, heurté, fait de retournements, de sous-entendus, de non-dits qui disloquent le dire, de dits qui dissimulent le non-dit. L’événement de l’advenue d’un tel "sujet", sa venue au jour telle une « apparition disparaissante », ne sont plus du tout celle de ce moi sûr de lui et consistant que les grandes catégories construites par les mots (il est « jaloux », « sournois », etc.) croient avoir cerné. Il n’est plus cet « insupportable enfant gâté qui a trop longtemps occupé la scène philosophique » dont parle Lévi-Strauss 1770 . Philosophique ? Romanesque aussi bien, et Nathalie Sarraute aurait alors très bien pu signer la formule…

Son "sujet" est d’un tout autre ordre. A propos des accouplements que met en scène Francis Bacon, Gilles Deleuze évoque une sensation partagée, tellement partagée que les deux "sujets" qui s’accouplent en deviennent indifférenciés. Dans une telle étreinte deux sensations se confrontent l’une à l’autre pour ne former qu’ « une seule Figure accouplée pour deux corps ». Seul subsiste le mouvement rythmique de deux corps qui n’ont plus d’identité propre. Et Deleuze de rapprocher le travail de Bacon du fonctionnement de la mémoire involontaire de Proust, qui accouplait deux sensations, « la sensation présente et la sensation passée, pour faire surgir quelque chose d’irréductible aux deux, au passé comme au présent », une « pure Figure 1771  ».

La rencontre, l’échange avec autrui tels que les décortique Sarraute avec une précision chirurgicale fonctionnent sur le même mode. Je disais que les individualités finissent par se confondre : « Mais qui moi ? Il n’y a plus de moi, plus de lui, plus de lui, plus de séparations, plus de fusions, il n’y a que leur balancement, leur vibration, leur respiration, leur battement… qui font vibrer et respirer une même substance, battre au rythme d’un même pouls une même vie… 1772  ». C’est bien cette « suite rythmique d’éclairs », ce battement premier, qui seul subsiste, au fond, quand tout a été arraché et déconstruit. Le "sujet" isolé, orgueilleusement enfermé dans son moi, est mort, et bien mort. On est là dans un événement inouï, à un commencement du monde qui surgit dans l’entre-deux et le dialogue 1773 .

C’est donc toujours dans une relation intersubjective que "cela" se produit, comme "se produit" un acteur sur une scène de théâtre. Chez Sarraute, les "consciences" toujours se cherchent, et « Tu me cherches ? » aurait pu être un de ses titres. Et c’est dans ce contact entre individus vécu comme un "choc" que le tropisme apparaît : « on dirait qu’une onde invisible émane de l’autre et vous parcourt, une vibration chez l’autre, que vous enregistrez comme un appareil très sensible, se transmet à vous, vous vibrez à l’unisson, parfois même plus fort… 1774  ». Rykner parle très justement d’un rapport duel, au double sens que peut prendre ce mot, pour parler de cette relation toujours agonistique entre deux êtres 1775 . Entre deux êtres ? Là encore, méfions-nous des mots. Sarraute préfère parler de « partenaires » : « ces drames intérieurs faits d’attaques, de triomphes, de reculs, de défaites, de caresses, de morsures, de viols, de meurtres, d’abandons généreux ou d’humbles soumissions, ont tous ceci de commun, qu’ils ne peuvent se passer de partenaire.[…] C’est lui le catalyseur par excellence, l’excitant grâce auquel ces mouvements se déclenchent[…]. Il est la menace, le danger réel et aussi la proie qui développe leur vivacité et leur souplesse 1776  ».

L’événement de cette rencontre, du contact, si dangereux, avec l’autre, passe donc par de la parole. Le nœud de cette relation est le verbe. C’est toujours dans une parole vive que les gouffres intérieurs se révèlent dans le tropisme, c’est par la parole de l’autre que le paysage intérieur est ébranlé, se met à bouger, à trembler. Et non par des actes : ils sont bien trop « grossiers et violents », écrit Sarraute dans L’ère du soupçon, leur « énorme et lourde machinerie » est tout juste bonne pour les romanciers « behavioristes » à l’américaine, les Hemingway, les Dos Passos… Il n’y a bien que les paroles qui « possèdent les qualités nécessaires pour capter, protéger et porter au dehors ces mouvements souterrains à la fois impatients et craintifs 1777  ».

Bien sûr, dans ce langage en acte, tous les mots ne "parlent" pas de la même façon. Certains sont mis en avant, en particulier ces « mots de passe » dont on attend, littéralement, qu’ils autorisent le passage vers l’autre : « … il prononce les mots qui, il l’espère, vont leur montrer qu’il demande à se réfugier auprès d’eux, à être accepté par eux, les mots de passe qui lui permettront de passer dans leur camp 1778  ». Mais Sarraute généralise, et montre que tout morceau de discours est susceptible de devenir « mot de passe », qu’à travers n’importe quelle « phrase-clef 1779  » (métaphores, morceaux d’intrigues connus, lieux communs bien sûr, contes de fées, proverbes, dictons, idées reçues…) peut passer de l’émotion, de la sensation – du tropisme.

Avec de telles phrases-clefs en tout cas, « dans la paroi invisible un pan s’ouvre et par l’ouverture…». Les pointillés finaux désignent ici assez précisément cette ouverture par où s’engouffre la sous-conversation. Ces phrases, suspensives, sont événements en elles-mêmes : « "De qui médisez-vous ?" cela vient de me lacérer tout à coup. Cela me transperce et me cloue là, sur ma banquette 1780  ». En elles et par elles se déclenche tout un mouvement de sensations. A partir d’elles le langage se met à proliférer. C’est par exemple, dans Les fruits d’or, l’expression « quatre à quatre » qui, malgré l’angoisse et l’urgence du moment, barre la route – et peut-être stoppe un instant le déplacement qu’elle qualifie : « l’escalier, quatre à quatre, mais pourquoi quatre à quatre ? quelle idée… qui a jamais ?… C’est deux à deux qu’il faut dire, deux à deux, très bien, ne penser à rien, ne pas penser, deux à eux, une à une… Le doigt se tend vers le bouton de la sonnette 1781  ». Le récit s’interrompt, les mouvements du personnage sont perturbés – mais d’autres sont engendrés, à un autre niveau.

Notes
1766.

Le Livre du dialogue, Gallimard, 1984, p. 89.

1767.

Jenny, Op. Cit., p. 37.

1768.

"Se constitue" ? Le mot n’est guère approprié : il fixe, précisément, le sujet, il installe une catégorie qui s’appellerait « sujet ». Encore et toujours, la défiance est de mise face à ce presque invincible pouvoir figeant du langage…

1769.

La parole singulière, Op. Cit., pp. 105-108.

1770.

Claude LEVI-STRAUSS, L’homme nu, Plon, 1971, pp. 614-615.

1771.

Deleuze, Logique de la sensation, Op. Cit., pp. 45-46.

1772.

Disent les imbéciles, p. 105.

1773.

« il suffit qu’un locuteur et son destinataire aient, pour des raisons absolument contingentes (distance historique, éloignement social) deux représentations de la langue divergentes pour que le discours de l’un soit d’emblée figuralisé par l’autre », écrit encore Jenny (La parole singulière, Op. Cit., p. 31).

1774.

Martereau, p. 153.

1775.

Nathalie Sarraute, Op. Cit., p. 107.

1776.

L’ère du soupçon, p. 99. Ici encore, Sarraute emploie le mot de « catalyseur ». Décidément, il est bien vrai que le contact avec l’autre n’est guère vécu que sur le mode guerrier…

1777.

« Conversation et sous-conversation », in L’ère du soupçon, pp. 99-102.

1778.

Vous les entendez ?, p. 28. Voir Portrait d’un inconnu : « Il y a des mots – anodins en apparence comme des mots de passe – que je ne prononce jamais devant elle, je m’en garde bien.[…] ces mots me font très peur. J’aurais l’impression, en les disant devant elle, d’arracher un pansement et de mettre à nu une plaie à vif… » (p. 54).

1779.

« Peu de phrases méritent davantage que celle-ci [il s’agit de la phrase : « Si tu continues, Armand, ton père va préférer ta sœur », reprise d’Entre la vie et la mort] d’être appelées une phrase-clef » (L’usage de la parole, pp. 50-51).

1780.

L’usage de la parole, p. 51. Portrait d’un inconnu, p. 50.

1781.

Les fruits d’or, p. 16.