D’un langage originaire

quelque chose qui jaillit "maintenant" en un point d’actualité, un point source originaire, etc. Dans le vécu de l’actualité nous avons le point-source originaire et une continuité de moments de retentissement. Pour tout cela les noms nous font défaut
Edmund HUSSERL 1782

J’avançais que dans de tels récits le langage est ramené à une situation originelle. Reste à préciser ce point.

On a proposé plusieurs approches de cet aspect du travail de Sarraute. La première consiste à rechercher, du côté biographique, comme une "scène primitive". Ce qui réduirait ses textes à une tentative, inlassablement répétée, de retour à un événement initial de caractère plus ou moins traumatique. Lu ainsi, le désir de contact qu’ils expriment serait plus généralement une manière de régression vers une forme de fusion infantile 1783 .

Il est difficile de trouver dans l’œuvre une telle scène. Pourtant, Françoise Asso croit avoir repéré un tel « nœud, le point paradoxal à l’origine de l’œuvre », dans une scène de Martereau, qu’Enfance explicite comme autobiographique. Sarraute y évoque un traumatisme enfantin en rapport avec ce qu’elle nomme dans le second texte ses « idées ». Voici les deux récits :

‘« Ce n’est pas une illusion, une fausse réminiscence ; non, j’ai éprouvé cela exactement, je reconnais la sensation, cet arrachement, ce déchirement, tout tremble, craque et s’ouvre… je suis comme fendu en deux, en moi un air glacé s’engouffre… Ces mots qu’il vient de prononcer, son ton nasal, assuré, ont touché le point fragile, rouvert la vieille fêlure que m’avaient faite autrefois, quand j’étais petit, leurs rires pointus, leurs mots chuchotés[…] Elles montraient le plat rapporté de la table : "Tiens, regarde un peu ce qu’elle nous a laissé, tu aurais dû la voir choisir les morceaux. Elle ne trouvait rien de trop petit pour nous.[…] Avec elle au moins on est sûr de garder la ligne"».
« J’ai entendu Gacha dire à mots couverts aux deux autres [servantes] : "Elle"… et je savais que ce "elle" désignait maman… "elle est en somme très bien, elle ne crie jamais, elle est très polie, et pour ce qui est de la nourriture, il n’y a pas à se plaindre, sauf pour la viande… Tu as vu ces morceaux ?…" » 1784

La différence entre les deux narrations saute aux yeux. Le récit autobiographique se concentre sur la phrase, anecdotique certes, mais phrase-clef pourtant, où l’"idée", sorte de « forme enfantine du tropisme 1785  » (que Sarraute définit comme une phrase obsessionnelle : « Maman est avare », « Maman est mesquine »), trouve son origine. Sont dévoilés en même temps les caractères de ces "idées" : elles viennent de moi, c’est donc moi la méchante (en voici d’autres encore : « elle est plus belle que maman » ; « Maman a la peau d’un singe »), et elles me dominent. Je ne peux empêcher leur arrivée (« les idées arrivent n’importe quand, piquent, tiens en voici une »), je ne peux ni les surmonter ni les effacer (« Maintenant cette idée s’est installée en moi, il ne dépend pas de ma volonté de la déloger 1786  »).

Dans Martereau est davantage développée la manière dont l’"idée" et les ondes qu’elle génère bouleversent toute l’organisation intérieure du personnage. Mais il y a plus remarquable : dans l’élaboration romanesque c’est par son retour que l’"idée" est traumatique : « je reconnais la sensation » enfantine. Le travail de Sarraute consisterait-il alors à « rouvrir les vieilles fêlures », montrant ainsi, comme le dit Françoise Asso, que « c’est toujours à partir d’une douleur qu’on écrit 1787  » ? Ce qui expliquerait les innombrables fractures, les crevasses et les fentes qui traversent l’œuvre. Si le langage peut être à bon droit dit originaire, ce serait alors qu’à travers les failles qu’il ouvre ou qu’il recèle, des événements dont la réminiscence est une violence s’échappent, des "blocs d’enfance"…

Pourquoi parler alors de « phrases-clefs » ? Parce qu’elles ouvrent de telles brèches dans le rempart de l’être. Parce qu’à travers ces brèches c’est une part oubliée de l’enfance qui resurgit. Et Nathalie Sarraute cherche à restituer à cette origine qu’elles dévoilent toute sa force irruptive et son pouvoir de possession de l’esprit. Et si l’on peut songer à Proust, bien sûr, la différence, capitale, est précisément là : si la phrase se fait événement, c’est parce qu’en elle c’est l’origine qui parle, dans toute sa dimension paradoxale, contradictoire et non structurée, avec toute sa mobilité actuelle 1788 .

Mais n’oublions pas que chez Sarraute le "fond" est commun : si la « scène primitive » peut revêtir diverses formes, les effets de son retour à travers les phrase-événements, eux, sont universels. Il convient donc d’élargir la perspective. C’est Northrop Frye qui va le permettre, lorsqu’il distingue trois étapes dans l’évolution des rapports au langage : 1°) dans l’écriture présocratique, « le signe est considéré comme chargé de pouvoir et de force dynamique, susceptible de réunir en une énergie commune le sujet et l’objet : c’est la parole divine, oraculaire ». 2°) A partir de Platon, « s’opère une séparation de la pensée et du mot, plaçant l’une et l’autre dans un rapport d’analogie, selon une liaison plus ou moins métonymique ». 3°) « Enfin, une dernière étape aboutit au langage descriptif dont la fonction est d’attester de la réalité des choses 1789  ».

Ne pourrait-on voir dans l’entreprise de Sarraute une volonté de reconduire le langage à son premier "état", celui de la parole sacrée ? Lorsque, dans le Portrait d’un inconnu, le narrateur parle de « paroles consacrées », certes il s’agit, là encore, de "lieux communs". Mais pourquoi ne pas aussi entendre l’adjectif dans son sens religieux ? La phrase la plus convenue n’est-elle pas dotée du pouvoir magique de faire resurgir des sensations, de déclencher le mouvement du tropisme ?

Sarraute restitue ainsi au langage un pouvoir performatif, illocutoire. C’est certain, un mot peut être usé, tant il a été répété et repris machinalement, en toutes circonstances et en tous lieux. Pourtant cela n’empêche pas un « pauvre vieux à la retraite depuis longtemps » comme le mot "Amour" de déclencher le sentiment qu’il définit : « Le mot "amour" et ses dérivés, "je vous aime, je t’aime, nous nous aimons"… quand ils sont prononcés, quand ils sont répétés, comme les paroles des prières que des voix innombrables à travers les âges de génération en génération ont récitées, répandent la sécurité, l’apaisement 1790  ». 

Mais il faut s’entendre sur ce performatif-là. Il arrive bien parfois que le langage tel que Sarraute s’en saisit soit doté du pouvoir de "faire ce qu’il dit", comme dans la théorie d’Austin 1791 . Par exemple le « Parce que ça ne se fait pas » prononcé par Véra (femme du père de la petite Nathalie d’Enfance), qui érige « une barrière, un mur vers lequel elle me tire, contre lequel nous venons buter… 1792  ». Une phrase comme celle-ci, littéralement, accomplit ce qu’elle énonce : elle empêche précisément le faire. Mais de tels exemples sont rares – et d’ailleurs, dans la phrase qui dénoue le charme (le « Véra est bête » dit par la mère), il n’y a pas conjonction entre le sens et le pouvoir de la phrase.

Le "pouvoir" des mots et des phrases de Sarraute est très généralement d’un tout autre ordre. Car ils se tiennent du côté de la parole et de tout ce qu’elle contient, précisément, de non-dits : intonations, hésitations, etc… Ils ont dès lors la capacité de s’ouvrir et, en s’ouvrant, d’ébranler tout un flot de sensations. Bien au-delà du sens, fût-il figuré, ils font entrer dans ce que Rykner appelle la « performance de l’insignifiance 1793  ». Ainsi « C’est bien, ça », expression a priori et "normalement" appréciative, voit son sens détourné par une très légère intonation dans le « ça », révélant tout un monde caché et blessant qui, par-dessous, grouille.

C’est donc dans la profération, dans l’expressivité que se tient l’événement de la langue 1794 . Ce qui est dit a beaucoup moins d’importance que la manière de le dire. C’est là une manière exemplaire d’opérer un retour à une origine jamais figée, toujours en mouvement – une origine "continuée". En allant voir ce qui se passe en-dessous, en creusant verticalement le langage du côté de la sous-conversation, Sarraute parvient à dire un réel caché dans les profondeurs du moi et du monde 1795 . Elle redonne aux mots une nouvelle force, ce sont eux qui deviennent le lieu du drame, c’est en eux que les « innombrables petits crimes » dont est fait le quotidien se perpètrent.

Lorsqu’on vous dit : « Tu ne t’aimes pas », cette phrase a une telle puissance qu’elle commence par vous paralyser. Mais en dépliant le contentement de soi que cette phrase exprime, Sarraute annihile ce pouvoir oppressif du langage post-platonicien (pour reprendre la typologie de Frye). En en montrant la construction sous-jacente, elle dévoile le fonctionnement originel de ce pouvoir. L’événement qu’elle nous apprend à reconnaître, c’est cette rencontre entre un fait de langage (une phrase, un mot, une expression) et la sensation qui en lui et malgré lui, affleure. Que cette sensation parvienne à se dire, précisément à travers ce même langage qu’elle déconstruit et récuse, et malgré tous les obstacles qu’il lui oppose, voilà bien l’événement. En ces parages, mots et sensations deviennent indiscernables.

Là encore, le figural de Jenny permet de traduire cet « événement dans l’événement » premier de la langue, qui chez Sarraute redouble l’événementialité ordinaire du langage : « Avec le figural la langue ne semble pas seulement "mise en œuvre", "réalisée", mais aussi retrempée à son origine, restaurée dans une puissance première d’apprésentation, reforgée en des signes neufs ». Il s’agit bien d’un « retour amont » : cette « remise en débat de la forme de la langue me ramène à son moment "originaire" : celui où, supposément, elle s’affrontait à un monde neuf et encore innommé, celui où elle opposait au surgissement événementiel la monumentalité de ses symboles "premiers". Le figural est l’indice que le monde s’est rouvert, que "l’origine" se poursuit ». En même temps que l’on dit quelque chose, en même temps que quelque chose se dit, « la possibilité même de dire est reprise et fondée à neuf  1796 ».

Avec Sarraute, l’événement du langage n’est donc plus seulement dans ce qu’il dit, mais dans ce qu’il fait. Avec acharnement, elle reconduit le langage à sa propre origine, là où il est surgissant, nouveau, créateur, inventeur de son propre mouvement, là où la sensation et son dire sont inextricablement mêlés. Son récit "se tient", toujours mobile, dans le lieu de l’indistinct. Nathalie Sarraute, écrivain par excellence de la discontinuité ? Au contraire : il n’est guère d’écrivains qui ne soit davantage en quête d’une écriture du continu. Simplement, lorsqu’elle isole des tropismes qu’elle choisit de décrire et de développer, c’est parce que, de la continuité du "fond commun", de la vie préconsciente et préverbale, on ne peut saisir que des bribes. Mais c’est bien celle-ci qu’elle met au premier plan.

Dès lors, les coupures et les interruptions qui émaillent ses phrases sont encore des moyens de faire apparaître cette continuité sous-jacente 1797 . Sarraute affirme même que la discontinuité événementielle est le défaut du roman « traditionnel », tandis que la continuité est la qualité du roman « moderne » – en particulier à travers la forme dialoguée, où se manifeste à l’état brut la rencontre de l’autre, pour peu qu’on soit attentif à tout ce qui s’y passe : le dialogue « est la continuation au dehors des mouvements souterrains[…]. Rien ne devrait donc rompre la continuité de ces mouvements[…] intérieurs qui préparent le dialogue depuis le moment où ils prennent naissance jusqu’au moment où ils apparaissent au dehors 1798 ». Bien sûr, parvenir à exprimer totalement cette continuité est impossible 1799 , mais on cherchera à s’approcher au plus près de cette origine continuée – par exemple par la décomposition des mouvements qu’une phrase-clef déclenche. La rupture temporelle que l’événement du roman « traditionnel » (c’est Sarraute elle-même qui emploie l’expression), soumis aux lois de la causalité, met en scène, disparaît : passé et présent deviennent parfaitement indiscernables. Le temps, dépourvu d’orientation, n’est plus qu’un éternel présent, « un présent démesurément agrandi 1800  ».

Mais pourquoi, faut-il encore se demander, la fiction serait-elle la forme plus appropriée pour nous faire entrer au cœur de l’événement qui se joue dans la langue ? A cause, dit Sarraute dans Ici, de la différence capitale entre « fait vrai » et « fait déplacé 1801 ». Le premier est directement saisi dans la réalité, c’est « de la matière brute, très dure, solide, à toute épreuve ». Il s’impose aux mots chargés de le dire. Suzerain, il donne leur (et son) sens à ses sujets, à ses esclaves : « des mots invisibles, modestes, des mots humbles…ils lui sont entièrement soumis,[…] ils épousent docilement ses contours ». Le mot est entièrement dévoué au « fait vrai ». L’événement, c’est lui, et le langage n’est que son instrument.

La fiction se saisit elle aussi de ce fait, mais en le déplaçant dans son monde : Ici alors, les mots ne sont plus en position seconde, ils sont en première ligne, prêts à vibrer. Rien ne vient plus se mettre entre eux et l’écrivain, aucun sens n’est définitif, ils peuvent dès lors s’ouvrir et être ouverts par le romancier. Dans cet "état de fiction", si ductile, le langage acquiert une disponibilité, une capacité à s’ouvrir, à accueillir cet inconnu qu’il contient, à s’ouvrir pour le faire apparaître : « Un "fait" qui ailleurs… on ne sait où ?… avait pu être un "fait vrai", n’était ici qu’un "fait déplacé"[…] avec évidemment ce manque de garanties, cette insécurité, cette instabilité que comporte un tel état ». La matière romanesque, c’est la matière langagière elle-même, en position d’ouverture maximale. Le « fait vrai », à être « déplacé » dans le langage de la fiction, retourne à son origine en s’affranchissant des contraintes et limitations qu’impose la réalité. Là, rencontrant un langage qui n’est plus fermé par l’espèce de terrorisme du sens, il se (re)met à bouger. Il redevient cela qui vient « à pas légers 1802  », en hésitant, tremblant, incertain – comme les mots qui le « recueillent » :« quelque chose de si fragile, malléable, changeant… ça vient, s’éloigne, disparaît… il aurait fallu que des mots le recueillent, l’abritent… qu’ils s’assemblent pour dessiner des cages de résonance, des cornues, des alambics, où ça pourrait circuler, s’amplifier, se développer… des mots que ça aurait emplis… ils en sont pleins, oui, pleins à craquer, et ils auraient craqué et alors ce qui s’en déverserait, ce qui coulerait dans les inflexions de la voix, dans le ton… 1803  ».

Continuons à expliciter ce que peut être un tel langage originaire. Dans sa recherche de la « parole singulière », Jenny convoque deux figures de rhétorique. D’une part, dans les « phrases-événements » se déploierait une indistinction paronomastique (la paronomase est cette figure phonético-sémantique où les sons sont mélangés, où la langue tend à confondre des sons voisins, comme "lèvres" et "livre"). C’est ainsi, chez Sarraute, qu’à un "cela" vient se brouiller un "c’est là" qui le redouble : « … vers cela, juste cela, dans le coin là-bas, près d’une fenêtre… posé là, offert… non, pas offert, cela ne s’offre pas, cela ne sollicite rien. C’est là sa force. Rien. De personne. Cela se suffit à soi-même. C’est là. Venu on ne sait d’où. Arraché à on ne sait quoi.[…] C’est là. Seul. Libre. Pur.[…] Aucun nom précis. Il n’en faut pas 1804  ». D’une certaine façon, le « mot d’esprit » de Freud est une forme de renvoi à une telle « origine » du langage, au plaisir infantile de jouer avec les mots.

Le même Freud a émis une hypothèse à propos des « sens opposés dans les mots primitifs » 1805 , qu’il rapproche du travail de condensation à l’œuvre dans le rêve. Ce qui peut se mettre en parallèle avec cette autre figure sémiotique qui, selon Jenny, entre dans ce jeu de la langue « originaire » : l’antanaclase, « qui fait varier le sens d’un mot d’un usage à un autre dans le cours d’un énoncé 1806  », dans laquelle les différences qui définissent les sens ne sont pas encore clairement spécifiées.

Il est bien vrai que la « phrase-événement » de Sarraute est, exemplairement, « le lieu d’un débat entre le donné (ou le reçu) linguistique et sa réalisation » concrète (la parole). Elle « fait transparaître un sens sous un autre. C’est le jeu de l’ "antanaclase" qui déplace en répétant 1807  ». Précisément, la répétition est un procédé caractéristique des récits de Sarraute (il est même systématique dans L’usage de la parole ou dans Ici). En reprenant deux fois, trois fois, dix fois une phrase comme « Ne me parlez pas de ça », en mettant en mouvement ses « phrases-événements », elle empêche le sens de se figer. Elle fait ainsi apparaître le réseau de sensations qu’elles dissimulent, et qui peuvent être contradictoires. C’est ce qui donne cette mobilité générale à son écriture, qui ne cesse de rebondir d’une signification à l’autre sans qu’à aucune jamais elle ne s’arrête. Dans ce pôle de l’antanaclase, la phrase-événement condense une pluralité de significations. C’est du côté du signifié qu’est ici « l’équivoque » 1808 .

Sur l’autre pôle, celui de la paronomase, la phrase-événement tend à mélanger les sonorités, le mot attire vers lui des consonances proches. Cette fois, c’est du côté du signifiant qu’il y a incertitude. Par le jeu de ces deux figures, le langage tel que le fait vivre Sarraute est ramené à une rythmique où sons et sens sans cesse échangent leurs places, se regroupent dans des associations incertaines et volatiles, se séparent ou même se disloquent. La langue se charge de tout un poids de représentations (de "sous-conversations" dans le langage de Sarraute), et tout cet en deçà soudain surgit au détour d’une phrase-clef, « éclair d’un unique événement 1809  », la plupart du temps mise entre guillemets, qui peut engendrer tout un livre (« Vous les entendez ? », « Disent les imbéciles », « Tu ne t’aimes pas »). Cette phrase-clef devient événement. En elle, par la façon dont, se répétant, elle bouge, arrivent au jour les tropismes. Par elle, ils deviennent manifestes 1810 . Empêchant que les mots se fixent, immobilisant le sens, elle est constamment en devenir.

Ce jeu de va-et-vient entre le tropisme et la phrase, entre la sensation et le langage, Sarraute l’aura exploré dans tous les sens. Elle aura recherché cette « origine » du discours aussi bien en amont de l’énonciation, comme dans Tropismes, ou de l’écriture, comme dans Entre la vie et la mort – qu’en aval, « dans la résonance des mots prononcés 1811  », comme dans L’usage de la parole et dans Ici.

Dans tout ce mouvement, les sensations non seulement trouvent leur expression, mais elles retrouvent leur lieu d’origine. Et c’est au cœur de cette torsion imposée au langage que l’écriture de Sarraute nous "installe". Son phrasé si caractéristique est fait de ces répétitions, de ces séparations qui s’instaurent imperceptiblement et que les pointillés ponctuent. Il est fait de ce battement du langage, qui oscille entre le distinctif et l’indifférencié, où le distinctif émerge sur fond d’indifférencié, où l’indifférencié à son tour remonte à la surface en brouillant le distinctif 1812 .

Et bien sûr, le récit de Sarraute ne se contente pas de parler de rythmes 1813 . Bien au-delà du sens, il est lui-même rythme – ou plutôt le sens passe par lui. Par delà donc les phrases-événements qu’elle met en avant et qu’elle met en mouvement, les phrases de l’écrivain Sarraute fonctionnent alors exactement de la même façon : elles sont elles-mêmes des événements qui se déploient alors directement dans le discours lui-même. Françoise Asso parle à ce sujet de « l’équivalence globale entre matière romanesque et objet de la recherche.[…] De là le caractère "performatif" de l’écriture de Nathalie Sarraute, qui ne cesse de réaliser, dans l’aventure de la phrase elle-même, ce qui constitue l’enjeu de son travail 1814  ». Comment en effet Sarraute pourrait-elle distinguer ce qu’elle écrit de la façon dont elle l’écrit ? Ce serait contraire à toute la pensée de ses romans.

On ne saurait donc distinguer les phrases-clefs, déclencheuses du mouvement tropismique, et les phrases qui constituent le fond de son écriture. Ces dernières (ce qu’on peut appeler le "style" de Sarraute) jouent le même rôle, sont tout aussi mobiles, tout aussi ouvertes. Elles aussi sont faites de phrases-événements.

Dans son étude stylistique 1815 , Noël Dazord distingue trois sortes de phrases : 1°) La phrase à chute, lue essentiellement dans Tropismes : « son ressort consiste dans un suspens ménagé, à travers des énumérations, par des coupes et des retards,[…] la résolution de l’attente produisant l’effet de chute conclusive sur un seul terme ». Exemple : « Avant qu’il ait eu le temps de se jeter sur eux – avec cet instinct sûr, cet instinct de défense, cette vitalité facile qui faisait leur force inquiétante, ils se retourneraient sur lui et, d'un coup, il ne savait comment, l’assommeraient ». 2°) la phrase tronquée, « à court de mots, phrase "parlée", qui s’arrête où le mot lui manque » : « Que cela ait pu nous arriver, à nous, de ne pas reconnaître… de ne rien prévoir… ». 3°) La phrase en devenir, « saisie en formation, qui se cherche selon des degrés divers d’intégration linguistique (lexicale, logique, syntaxique…) ». Exemple dans Vous les entendez ?, cette phrase qui commence par un « Non, pas là, pas avec celui-ci », exprimant un refus viscéral formulé comme une exclamation. La phrase passe ensuite par un « non, pas avec eux… pas avec ceux qui… » plus généralisant, où la grammaticalisation se précise, avant de s’achever sur un « non, il n’est pas de ceux-là… au contraire… », n’exprimant plus guère qu’un « dédain socialisé 1816 ». Dazord commente : « la phrase fait ici l’histoire du mouvement qui mène à l’énoncé achevé. Elle se représente elle-même en cours d’élaboration.[…] Elle se construit dans le mouvement même de son énonciation ». On saisit ainsi, comme en direct, le processus de production de la phrase, du non-verbal (tropismique) au verbal, qui conduit le premier au second. On est ainsi « entraîné dans le sens d’une grammaticalisation de l’énoncé ».

A cette analyse, j’ajouterai que la phrase en devenir de Sarraute peut aussi bien aller dans le sens contraire d’une telle élaboration, peut aussi bien devenir déconstructrice, reproduisant là aussi dans son mouvement même ce qu’elle dit…. C’est qu’il n’est pas toujours évident qu’une technique de construction puisse saisir l’impalpable sans le détruire, sans l’immobiliser. Il pourra donc arriver qu’une phrase suive un chemin inverse : à partir d’un début tout à fait classique, son mouvement interne la conduira vers une dislocation de la construction grammaticale. Telle cette phrase de L’usage de la parole, analysée par Françoise Asso, qui commence ainsi : « Mais il arrive parfois, tant la vitalité que cela possède est obstinée, que » …, puis qui, petit à petit, se désintègre : « parfaitement construite jusqu’à ce "quelque chose d’à peine perceptible" qui vient "sous" et "à travers" constructions et matériaux solides, elle accueille d’abord deux incidentes ouvertes par la ponctuation ; de l’une à l’autre le "vacillement" s’accentue, jusqu’à l’arrivée du verbe ("vacille"), qui est en même temps résolution de la période et tremplin pour une autre construction qui permet à la phrase de "s’élever" et "palpiter", dans un rythme sensible où se perd la construction intellectuelle de subordination 1817  ». Les mots mêmes de cette phrase, exemplaire du pouvoir performatif de l’écriture de Sarraute, disent, à leur place, son mouvement. Que s’est-il passé, sinon le mouvement même de l’écriture ?

L’écrivain Sarraute doit ainsi sans cesse composer avec le langage, dans la tension entre la spontanéité, la mobilité évanescente de la sensation, et la rigueur organisatrice du langage. C’est finalement dans ce « work in progress » de la phrase qu’il peut le mieux approcher la mobilité, le devenir de la sensation, du tropisme. Et voici comment, partie d’une remise en cause radicale de toutes les conventions romanesques, Nathalie Sarraute finit par aboutir à la concentration de l’événement romanesque au niveau phrastique, en particulier par son usage des images.

Notes
1782.

Leçons pour une phénoménologie de la Conscience intime du temps[1893-1917], trad. de l’allemand par H. Dussort, cité par Ludovic JANVIER, Beckett par lui-même, Seuil, « Ecrivains de toujours », 1969, p. 112.

1783.

C’est la lecture que F. Asso fait du tropisme n° XXIII : « le besoin de contact, de fusion, [y] est représenté sous la forme la plus archaïque, infantile, une régression dont le sujet est conscient » (Nathalie Sarraute, Op. Cit., p. 10).

1784.

Martereau, pp. 147-148 ; Enfance, p. 101.

1785.

Asso, Nathalie Sarraute, Op. Cit., p. 18.

1786.

Enfance, pp. 92-99.

1787.

« origine élaborée, donnée après coup,[…] travail sur un motif de l’œuvre : en revenant ainsi sur cette première "fêlure" à l’origine de l’écriture,[…], Nathalie Sarraute ne donne pas seulement une "clef" de lecture autobiographique, mais une scène exemplaire de ce qui est au principe de son travail. Car cette transposition de l’expérience affective en termes de poétique, qui passe par la valorisation du mouvement de recherche qui deviendra un moteur de son œuvre, nous la voyons ici advenir dans une sorte de montage" romanesque" qui fonde l’effraction en principe d’écriture – et qui dit, à sa manière, que c’est toujours à partir d’une douleur qu’on écrit » (Nathalie Sarraute, Op. Cit., pp. 26-27).

1788.

Si Proust a su observer « ces groupes composés d’images, de sentiments, de souvenirs[…] qui se révèlent brusquement au dehors dans une parole en apparence insignifiante, dans une simple intonation ou un regard,[…] il a rarement – pour ne pas dire jamais – essayé de les revivre et de les faire revivre au lecteur dans le présent, tandis qu’ils se forment et à mesure qu’ils se développent… » (L’ère du soupçon, pp. 97-98).

1789.

Northrop FRYE, Le grand Code, la Bible et la littérature, Seuil, 1984, cité par Rachel BOUE, « Le drame de la parole… », Op. Cit., pp. 164-165.

1790.

Portrait d’un inconnu, p. 108. Ouvrez, p. 110. L’usage de la parole, pp. 70 et 72. 

1791.

Voir John L. AUSTIN, Quand dire, c’est faire[1962], trad. de l’anglais par G. Lane, Seuil, 1970.

1792.

Enfance, p. 187.

1793.

Rykner, Nathalie Sarraute, Op. Cit., p. 53. Il écrit : « « Avant d’être un véhicule de pensée, la parole est un événement qui prend forme dans l’espace et dans le temps » (p. 56).

1794.

« En étant attentive à tout ce que véhicule un mot par delà sa fonction sémantique, Nathalie Sarraute lui confère une valeur actancielle, créatrice d’événements translinguistiques », écrit Rachel Boué (« Le drame … », Op. Cit., p. 165). Ou encore : « La force performative de la langue que Nathalie Sarraute réactive en considérant la parole comme un événement en soi » (Boué, « Le statut du mot dans Ouvrez », in Nathalie Sarraute. Du tropisme à la phrase, Op. Cit., pp. 201-208, p. 208).

1795.

Voir les belles formules de Rykner, qui fait ici référence à la « réduction phénoménologique husserlienne, cette « élucidation de l’origine qui passe par un retour au vécu, une réactivation du sens premier enfoui » : « Nathalie Sarraute substitue à une littérature horizontale, fondée sur un parcours linéaire d’un début à une fin (le récit classique, qui vise à agencer le réel pour lui faire rendre sens), une littérature verticale, qui cherche à élucider les origines de ce réel » (Nathalie Sarraute, Op. Cit., p. 66).

1796.

Jenny, La parole singulière, Op. Cit., pp. 20 et 28.

1797.

Sarraute, écrit fort justement Bertrand LECLAIR, laisse « venir sur la page la langue du trouble intérieur jusque dans ses brisures et ses méandres, s’autorisant les coupures en milieu de phrases pour mieux faire jaillir l’implacable continuité des mouvements de pensée » (Théorie de la déroute, Verticales/Le Seuil, 2001, p. 130).

1798.

L’ère du soupçon, pp. 104-105.

1799.

Larrat : « Trouver un mode de représentation qui, sans pouvoir tout à fait échapper, bien sûr, à toutes les contraintes de la représentation romanesque, suggère cependant au lecteur la continuité de la vie est donc un des enjeux majeurs de la poétique de Sarraute » (« L’horizon événementiel… », Op. Cit., pp. 225-226).

1800.

L’ère du soupçon, p. III.

1801.

Voir Ici, pp. 41-46.

1802.

Selon le beau titre de Jacques REDA, Celle qui vient à pas légers (Fata Morgana, 1985), qui n’est autre que la poésie.

1803.

Ici, p. 43.

1804.

Vous les entendez ? p. 109.

1805.

1910, in Essais de psychanalyse appliquée, Op. Cit., pp. 59-67.

1806.

Jenny, Op. Cit., p. 99. Voir ces définitions dans Fontanier : « La paronomase réunit dans la même phrase des mots dont le son est à peu près le même, mais le sens tout à fait différent » ; « l’antanaclase est le rapprochement de deux mots homonymes et univoques avec des significations différentes » (Les figures du discours[1821], Champs Flammarion, 1977, pp. 347-348).

1807.

Jenny, Op. Cit., pp. 181-182.

1808.

« Il y a là un envol qui abolit l’invisible en le fondant dans l’équivoque du signifié.[…] – Bien plus : je dirai que c’est en appréhendant simultanément l’inexprimé en des modes différents que cette œuvre échappe à la pétrification du structuré », lit-on dans Les Fruits d’or (p. 65). Parole de critique, dira-t-on, moquée dans ce roman. Pourtant, lorsque cette même parole critique parle de « la parfaite appropriation de signes rythmiques qui transcendent par leur tension ce qu’il y a dans toute sémantique d’inessentiel » (p. 64), est-il si sûr que N. S. ne fait que rire de la cuistrerie du propos, qui s’applique si bien à sa propre entreprise ?

1809.

« Les mots de la langue charrient tout un passé de représentations, dont une phrase peut parfois nous figurer l’émergence, comme si l’historicité même de la langue venait se produire dans le déploiement instantané de la parole, en l’éclair d’un unique événement »(Jenny, La parole singulière, Op. Cit., p. 182, à propos de la phrase initiale de Bras cassé, d’Henri Michaux). Il s’agit pour Sarraute de faire entendre « par une accumulation de suggestions esthésiques et phoniques ce que tel énoncé n’a pas prévu de signifier mais qui cependant inspire son énonciation. Cette inspiration originaire du discours n’est pas réductible à de la signification conceptuelle : elle ne s’exprime que sur le plan sensible » (P. Foutrier, « Tropisme et rhétorique… », Op. Cit., p. 283).

1810.

Dazord : « Le texte ne crée pas le tropisme dans sa nature, il le crée dans l’esprit du lecteur. En définitive, le tropisme ne prend vie que dans la lecture, dans le temps de lecture de la phrase en devenir, lieu de la lisibilité. Indicible, mais trouvant son équivalent dans le mouvement de la phrase, et les significations qu’elle émeut, il n’est que dans et par la communication poétique » (« La phrase en devenir… », Op. Cit., p. 138).

1811.

Foutrier, « Tropisme et rhétorique de l’approximation », Op. Cit., p. 283. Sarraute le dit elle-même : les textes de L’usage de la parole, « contrairement aux textes des Tropismes, partent des mots. Les tropismes partaient de mouvements intérieurs qui aboutissaient à des paroles. Ceux-ci partent des paroles échangées et descendent dans ce for intérieur où se passaient les tropismes, ils aboutissent aux tropismes (Présentation orale de la cassette Tropismes/L’usage de la parole, Des femmes, 1981, citée par Foutrier, Ibid.).

1812.

Ce que « prétend représenter le polylogue de Sarraute », c’est « une tonalité avant toute émission différentielle », écrit Jean-Pierre MARTIN (La bande sonore, Corti, 1998, p. 139). Il y aurait même une approche (pré)historique d’une origine rythmique du langage. Selon André LEROI-GOURHAN par exemple, les premières marques des grottes préhistoriques notent des rythmes (voir Le geste et la parole II : La mémoire et les rythmes[1965], Albin Michel, coll. « Sciences d’Aujourd’hui », 1979). Et selon Borges, la littérature primitive nordique, où, comme partout, la poésie a précédé la prose, était, à l’origine, métaphorique – cette fois pour des exigences rythmiques d’allitération (voir Essai sur les littératures médiévales germaniques[1951], trad. M. Maxence, Bourgois, 1981, pp. 22-25).

1813.

Voir la fréquence des images qui font référence à des phénomènes rythmiques (« Nous ne connaîtrions plus, eux et moi, entre nous ces prolongements mystérieux, ces vibrations pareilles à celles que le diapason reçoit de l’objet qu’il heurte », Portrait d’un inconnu, p. 144).

1814.

F. Asso, Nathalie Sarraute, Op. Cit., p. 245.

1815.

« La phrase en devenir de Nathalie Sarraute », Op. Cit.

1816.

Les trois exemples proviennent respectivement de Tropismes (p. 18), Tu ne t’aimes pas (p. 162), Vous les entendez? (pp. 22-23).

1817.

F. Asso, Nathalie Sarraute, Op. Cit., pp. 248-249.