Chapitre VI.: Beckett, ou comment ne plus (se) raconter d’histoires 

Ce dont j’ai besoin c’est des histoires, j’ai mis longtemps à le savoir. D’ailleurs je n’en suis pas sûr
Samuel BECKETT 1818

Samuel Beckett va suivre une tout autre voie, radicalement "anti-images" justement. Pourtant, comme pour Nathalie Sarraute, et à partir du présupposé qu’un récit romanesque doit mettre en scène des événements, et pourvus de  sens, on a souvent fait de Samuel Beckett un désespéré, un nihiliste, etc., dont les textes, minimalistes, seraient desséchés et desséchants… Cette lecture fut – est encore sans doute – courante. Je m’attacherai à retourner la proposition, en montrant que dans tout le travail de déconstruction qu’inlassablement opère l’auteur de Molloy, toutes les ruines qu’il "bâtit" pour mieux les détruire, il y a de l’événement et il y a du sens, et d’une manière même exacerbée. A supprimer tout le superflu, n’en arrive-t-on pas à l’essentiel ?

Cela voudrait-il dire que c’est précisément dans ce travail de sape que se tient l’événement de ses récits ? Le fameux article de Maurice Blanchot de 1953 sur L’innommable 1819 a inauguré ce type de lecture. Mais faut-il vraiment réduire l’œuvre de Beckett à cette seule remise en cause 1820 ?

Dans la même logique, bien souvent, on déshistoricise Beckett, pensant ainsi suivre sa leçon. Là encore, je tâcherai de montrer que son œuvre suit pourtant un cheminement singulier – immédiatement visible déjà dans son épuration progressive (raccourcissement de la longueur de ses textes, construction de plus en plus elliptique de ses phrases, vocabulaire de plus en plus restreint, ponctuation de plus en plus absente). Mais visible aussi à l’intérieur même de chaque œuvre : le texte revient sans cesse sur lui-même pour briser les codes qu’au fur et à mesure de son avancée il est contraint d’utiliser.

Dans ce cheminement, je distinguerai trois périodes. Dans la première, jusqu’à Watt (composé entre 1942 et 1945), les récits de Beckett se concentrent autour de la question, si souvent rencontrée au long de mon travail, du sens à donner aux événements qui adviennent. Comment les intégrer dans une causalité ? A ce stade, les personnages de Beckett en sont encore à chercher une justification rationnelle, fût-elle dissimulée sous l’arme de l’ironie vis à vis des explications traditionnelles, religieuses ou mythiques (Destin, fatum, loi divine, Providence, etc.), philosophiques (sens de l’Histoire, dialectique hégélienne, Idées platoniciennes, Cogito cartésien, etc.), voire même de la posture qui au mot littérature met une majuscule, faisant d’elle une figure transcendante et justifiant toutes les audaces, et notamment formelles (surréalisme, vertige de la forme, etc.).

La deuxième période irait de la Trilogie aux Textes pour rien 1821 . Beckett entreprend là une déconstruction systématique de toutes ces idéologies explicatives. L’événement devient second dans sa réflexion (ce qui est sans doute beaucoup moins vrai pour son lecteur : les rythmes beckettiens sont bien plus que simples ornements, ils constituent, j’y reviendrai, le sens de toute l’œuvre, et dès lors sont son événement même).

Enfin, dans la troisième (et dernière) période, Beckett repart à l’assaut de l’événement, mais cette fois sa quête est complètement détachée de toute détermination et de toute explication. Il nous fait entrer dans l’espace unique de la nomination de l’événement – dont il n’est pas sûr que toute mystique du langage soit totalement absente, même si le projet de dire « le pire » ne cesse de la contredire.

Une lettre de juillet 1937 annonce la courbe de toute une vie :

‘« Car dans la forêt de symboles (qui n’en sont pas) les petits oiseaux de l’interprétation (qui n’en est pas une) ne sont jamais silencieux. Bien sûr, à l’heure actuelle, il faut se contenter de peu. Dans un premier temps il peut s’agir seulement de trouver, d’une façon ou d’une autre, un moyen de représenter cette attitude de moquerie à l’égard des mots au travers des mots. Dans cet écart entre les outils et l’usage qui en est fait, on rendra peut-être perceptible un murmure de cette musique finale ou de ce silence qui est au fond de Tout.[…] Sur la voie de cette littérature du non-mot qui est désirable pour moi, une sorte d’ironie nominaliste pourrait constituer une phase nécessaire. Mais que le jeu perde un peu de son sérieux sacré ne suffit pas : il faut qu’il cesse. Conduisons-nous comme ce mathématicien fou ( ?) qui se servait d’un nouveau principe de mesure à chaque étape de son calcul » 1822

Cette lettre-programme dit l’essentiel du projet de Beckett. Le « premier temps » serait celui qui conduit jusqu’à Watt. L’ « ironie nominaliste » frappe de plein fouet l’événement – sans toutefois que « les oiseaux de l’interprétation » taisent leur chant. Le deuxième moment, celui de La trilogie, est celui où le jeu non seulement « perd de son sérieux sacré », mais « cesse ». L’événement a tendance à disparaître. Ne reste que celui de la profération d’une double impossibilité : celle du dire comme du silence. Dans le troisième moment enfin, les confins de la « littérature du non-mot » sont atteints. Dans le « murmure de cette musique finale » propre aux rythmes de Mal vu mal dit, dans « ce silence qui est au fond de Tout » de Cap au pire, la nomination a quitté le nominalisme. Apurée, elle est au plus près de l’événement, tendue vers lui comme peut l’être une courbe de son asymptote.

Bien sûr, je ne serai pas naïf au point de croire que ce partage de l’œuvre – et de la vie – en trois séries de textes est définitif. Les moments ne sont ni parfaitement délimités, ni clairement distincts, et dans chaque œuvre on trouverait aisément des passages qui pourraient servir d’illustration pour chacun d’eux. Toutefois, ce classement n’est pas qu’heuristique, et j’espère montrer qu’il rend assez bien compte de « l’histoire » de Beckett, « jalonnée sinon de jours bons et mauvais, du moins de certains repères établis, à tort ou à raison, dans le domaine de l’événement 1823  ». Trois périodes donc, comme autant de manières de situer l’événement dans l’écriture romanesque – car malgré que le lecteur puisse peut-être en avoir, jusqu’au bout Beckett aura écrit des romans, jusqu’à Soubresauts. C’est lui-même qui le dit 1824 .

Notes
1818.

Molloy[1951], Minuit, 2004, p. 17.

1819.

« Où maintenant ? Qui maintenant ? », revue NRF, octobre 1953, repris dans Le livre à venir, Gallimard, 1959.

1820.

Bruno CLEMENT écrit : « La fable qu’il [Beckett] raconte d’une entreprise obstinée de déstructuration, de destruction, de dissolution, de dilution, de ruine, trouve certes dans l’œuvre de quoi s’alimenter : l’œuvre qui invente se donne nécessairement un minimum de moyens pour rendre vraisemblable ce qu’elle invente.[…] Tous les paramètres, sans que l’un doive l’être avant l’autre, sont ainsi affectés en effet du même coefficient nul : pas d’ordre (dispositio), pas de figures (elocutio), pas de déterminations spatio-temporelles (actio), pas de mémoire (memoria). Ces décisions, répétées à satiété, sont chacune à l’origine[…] d’un discours, qui est donc importé de l’œuvre, et qui a, depuis qu’elle se commente en se faisant, droit de cité dans la critique beckettienne : discours du rien, discours de la décomposition, discours du neutre, discours du "nulle part jamais", discours de l’intemporel. Ces projets sont voués à rester projets. Ils ne sont exposés que pour qu’on dise qu’ils le sont[…]. Il y a des questions quand même, de l’imagination malgré tout, des personnages pourtant : on ne peut faire table rase de l’inventio. Il y a de l’ordre, des ordres divers, qui préexistent à l’œuvre et l’informent, la font commencer et finir : on ne peut non plus faire l’économie de la dispositio. Il y a des figures dès qu’il y a du langage, la neutralité est un leurre : l’elocutio doit donc être travaillée, elle aussi, comme elle l’a toujours été. L’actio et la memoria de leur côté abandonnent assez rapidement la perspective nihiliste pour faire la découverte d’un temps, d’un espace, d’un événement intérieurs qui prennent la place, sans que les questions techniques soient explicitement posées, des conditions neutres et indifférentes que requérait le drame classique » (L’œuvre sans qualités. Rhétorique de Samuel Beckett, Seuil, coll. « Poétique », 1994, pp. 418-419).

1821.

Molloy : 1951 ; Malone meurt : 1951 ; L’Innommable : 1953 ; Textes pour rien : 1953-1955.

1822.

Citée par Clément, L’œuvre sans qualités…, Op. Cit., pp. 238-239.

1823.

Foirades[années 1960], in Pour finir encore et autres foirades, Minuit, 1976, p. 35. Deux "événements de vie" "séparent" bel et bien les trois périodes. Le premier est raconté dans La dernière bande[1958] : « …cette mémorable nuit de mars, au bout de la jetée, dans la rafale, je n’oublierai jamais, où tout m’est devenu clair. La vision, enfin.[…]Ce que soudain j’ai vu alors, c’était que la croyance qui avait guidé toute ma vie,[…] clair pour moi enfin que l’obscurité que je m’étais toujours acharné à refouler est en réalité mon meilleur – indestructible association, jusqu’au dernier soupir, de la tempête et de la nuit avec la lumière de l’entendement et le feu » (Minuit, 1959, pp. 22-23). Cette sorte de vision mystique, de 1946, ouvre la grande période créatrice: en 1946, Beckett écrit Mercier et Camier, Premier amour, « L’expulsé » et « La fin ». De 1947 à 1950, il écrit La trilogie et En attendant Godot. 

Le deuxième "événement de vie" est cette impasse créatrice qui a suivi l’écriture des Textes pour rien, et qui va durer presque dix ans.

1824.

Car dès qu’une « voix » invente quelque chose, dès qu’une main écrit quelque chose, il y a encore fiction, roman : « il n’y a personne, il y a une voix sans bouche,[…] et une main quelque part, elle appelle ça une main, elle veut faire une main, enfin, quelque chose, quelque part, qui laisse des traces, de ce qui se passe, de ce qui se dit, c’est vraiment le minimum, non, c’est du roman, encore du roman, seule la voix est, bruissant et laissant des traces » (Textes pour rien, Minuit, 1974, p. 202).