Première période : Jusqu’à Watt

Et ainsi de suite. 1825

Les romans et nouvelles de la première période contiennent encore des événements au sens "classique", qui surviennent par surprise dans la vie des personnages. Et ce n’est pas tout : de ces événements, on tente de saisir les tenants (causes, origines) et les aboutissants (de quelle façon ils vont changer, infléchir, voire bouleverser la vie des personnages).

Prenons l’exemple de « L’expulsé »[1946-1947]. Comme certaines nouvelles de Joyce, celle de Beckett débute par une dégringolade : le héros est balancé sur le trottoir de sa maison. Après une deuxième chute, dans laquelle il entraîne « une vieille dame couverte de paillettes et de dentelles et qui devait peser dans les deux cents livres », d’autres incidents lui adviennent, notamment au cours d’un périple en fiacre, hasardeux, dans la ville, presque toujours annoncés par une formule classique (exemple : « A un moment donné il se produisit ceci »). Et c’est ainsi que le récit avance, d’événements en événements - jusqu’à l’espèce de suspension finale : « Je ne sais pas pourquoi j’ai raconté cette histoire. J’aurais pu tout aussi bien en raconter une autre. Peut-être qu’une autre fois je pourrai en raconter une autre. Âmes vives, vous verrez que cela se ressemble ».

Tous ces événements, anodins et parfaitement interchangeables, seraient donc sans intérêt et sans motif ? C’est ce que semble d’abord penser le personnage : « ce qui venait de m’arriver [son expulsion de chez lui] n’avait pas de quoi faire date dans mon existence. Ce ne fut ni le berceau ni le tombeau de quoi que ce soit ». Mais voici qu’aussitôt l’expulsé se retourne « vers la maison qui venait de m’émettre », la décrit, avant de se justifier : « je ne leur avais pourtant rien fait ». L’injustice de l’expulsion, voilà l’explication, ô combien forte, de l’événement initial.

Puis le récit s’enclenche sur les suites de ce renvoi : l’errance forcée dans la ville, « perdu au seuil de perspectives innombrables et confuses ». Le lecteur ne se sent pas dépaysé par une telle histoire, qui respecte la chronologie, et à laquelle le sentiment d’injustice fournit un sens 1826 .

Même si elles peuvent être mises en doute (« Pauvres solutions de jeunesse, qui n’expliquent rien »), on ne manque donc pas d’explications. Et pour finir, si le brouillard des causes (« ratiocinons sans crainte, le brouillard tiendra bon ») prélude à ce que sera l’œuvre future (brouillard qu’on retrouvera notamment dans Mal vu mal dit), le récit conserve une orientation générale assez facile à suivre.

Avec Watt, un pas nouveau est franchi 1827 . Toutefois, s’il s’agit cette fois explicitement d’échapper à ce que l’auteur lui-même appelle « la sauvage anarchie des romans », c’est-à-dire « cette opacité, cette pesanteur de l’événementiel » qui les étreint, Beckett n’est pas encore tout à fait prêt à ce qui deviendra ensuite un « décrochage radical à l’égard de la tradition littéraire 1828  ».

Reste que la question de la causalité narrative est déjà au cœur de l’écriture de Watt. Beckett est là à la croisée des chemins : d’un côté il se moque de l’illumination mystique à la façon du Proust du Temps retrouvé,qui procure à bon compte une vision du monde cohérente, mais de l’autre sont encore proposées des explications, tentés des systèmes de compréhension. A cet égard Watt reste une fiction centrée – sur une scène exemplaire, celle de la « pénétration fugitive » des deux Gall, les accordeurs de piano, dans la maison de Monsieur Knott. Selon le narrateur lui-même, c’est le nœud de l’« intrigue » (« Ce fut là peut-être l’incident le plus marquant des débuts de Watt chez monsieur Knott »), qui prend une valeur paradigmatique : « Car l’incident des Gall père et fils fut suivi par d’autres semblables, c’est-à-dire des incidents brillants de clarté formelle et au contenu impénétrable 1829  ». Au contenu impénétrable, peut-être, mais Watt est un véritable herméneute (« expliquer, pour Watt, avait toujours été exorciser »), « obligé, en raison de son caractère un peu spécial, de rechercher ce qu’ils signifiaient, oh non pas ce qu’ils signifiaient réellement, son caractère n’était pas spécial à ce point-là, mais seulement ce qu’ils pouvaient être amenés à signifier avec un peu de patience, un peu d’ingéniosité ». Bien sûr, cela ne va pas de soi (« extraire quelque chose de rien demande une certaine adresse, et Watt ne réussissait pas toujours, dans ses efforts pour ce faire »), et la loi de surgissement de l’événement reste bien souvent obscure. Mais aucun ne doute de l’existence d’une telle loi, il est encore quasi certain qu’au milieu de « la série d’hypothèses 1830  » que l’événement ne peut manquer de déclencher, la bonne existe.

Chaque incident est ainsi constamment soumis au maximum de lectures possibles : la descente du tram de Watt, au début du livre, sa chute, mystérieux « glissement » dont il se demande « en quoi consistait le changement ? Qu’est-ce qui était changé, et comment ? ». Plus loin, Watt s’interroge à nouveau : « comment réunir le chien et la nourriture » que Monsieur Knott peut éventuellement laisser à sa disposition ? Et la question est prétexte à une dizaine de pages de spéculations 1831 . Les interprétations, dans leur acharnement à envisager toutes les possibilités, tournent alors souvent à l’énumération des différentes possibilités d’une structure formelle – ce qui donne des listes jubilatoires à la manière de Rabelais 1832 , qui parfois nécessitent même une numérotation. Le roman se présente ainsi comme une succession d’hypothèses dont le paradoxe est qu’elles « relèvent à la fois d’une logique inébranlable et d’une épistémologie absurde », selon la formule de Stefano Genetti 1833 . L’acharnement à dire le sens se retourne dans sa disparition par éclatement et dans la vacuité de cette recherche. La multiplication délirante de toutes les versions possibles d’une situation 1834 ne paraît bientôt plus avoir d’autre justification que la prolongation du discours 1835 .

Pourtant il y a encore dans Watt un Destin, un sens. A certains égard, l’univers de ce roman est assez proche de celui du Château ou du Procès : d’obscures lois s’imposent, qui régissent la vie de Watt, et dont il s’acharne, en vain, à comprendre le fonctionnement et la signification : « la signification attribuée à cet ordre d’incidents par Watt, dans ses relations, était tantôt la signification originale perdue et puis recouvrée, et tantôt une signification tout autre que la signification originale, et tantôt une signification dégagée, dans un délai plus ou moins long, et avec plus ou moins de mal, de l’originale absence de signification 1836  ». Watt est ainsi toujours poussé à remonter vers un hypothétique foyer originel de toutes les significations. Son malheur est que les desseins de la Providence, représentée ici par Monsieur Knott, restent impénétrables.

Dans Watt, l’événement est à la fois la chance et le malheur de la pensée. Sa chance, parce qu’il en est le déclencheur, que c’est autour de lui que la pensée prend son essor. Et son malheur, parce que la chaîne des interprétations est sans fin, parce que « l’événement est ce qui est soustrait à tout régime de sens 1837  ». Il faudra attendre la dernière partie de l’œuvre de Beckett pour qu’après l’ascèse accomplie dans la seconde, l’événement puisse, parfois, de manière fugitive, être simplement là, « brillant de clarté formelle et au contenu impénétrable ».

Notes
1825.

Textes pour rien, Ibid., p. 378.

1826.

« L’expulsé », in Nouvelles et Textes pour rien, Op. Cit., 1974, pp. 11-37. Une autre explication, par l’enfance, est donnée aux nombreuses chutes (« Je parle de la période qui s’étend, à perte de vue, entre les premiers trébuchements, derrière une chaise, et la classe de troisième, terme de mes humanités », p. 20).

1827.

Ne serait-ce que dans « l’ironie nominaliste » : « Watt se trouvait maintenant entouré de choses qui, si elles consentaient à être nommées, ne le faisaient pour ainsi dire qu’à leur corps défendant » (Watt, Minuit, 1990, p. 81). Suit une dissertation sur la différence irrépressible entre « pot » (la chose) et « pot » (le mot), puis sur la question de savoir si Watt est un « homme » (pp. 81-83). Question angoissante, qui met à rude épreuve « le besoin de soulas sémantique » (p. 83) du héros.

1828.

Anne HENRY, « Compagnie de Beckett : Etude d’une réduction » (in Samuel Beckett Today/Aujourd’hui1, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1992, pp. 26-34. P. 28, où est citée la formule de Beckett). Comparant l’écrivain irlandais à Kafka, A. Henry écrit qu’à la différence de l’auteur du Procès, « ce ne sont pas de grands modes d’être-au-monde, comme l’angoisse, qui sous-tendent ses fictions, ce sont les aventures d’une abstraction » (p. 28). Je reviendrai sur la façon dont il faut comprendre cette « abstraction ». 

1829.

Watt, pp. 70-75. Voir p. 76 : « Car l’incident des Gall père et fils était le premier d’une série, pour ne pas dire l’original ».

1830.

Ibid., pp. 78-79.

1831.

Ibid., pp. 25, 43, 44, 92-102.

1832.

Exemple : « Et cette pauvre vieille pouilleuse de vieille terre, la mienne et celle mon père et de ma mère et du père de mon père et de la mère de ma mère et de la mère de ma mère et du père de ma mère… », etc., l’énumération s’achève aux « pères des mères de leurs mères » (Ibid., p. 47). Voir pp. 90-91, 95-97, etc.

1833.

Les figures du temps dans l’œuvre de Samuel Beckett, Fasano (Italie), Schena Editore, 1992, p. 100.

1834.

Exemple : il y a 34 combinaisons possibles pour l’aspect physique de Monsieur Knott, à partir de sa taille (petite, moyenne, grande), sa corpulence (gros, sec, râblé), son teint (rougeaud, pâle, jaune), la couleur de ses cheveux (bruns, blonds, roux) (Watt, pp. 217-218).

1835.

Jean-Paul GAVARD-PERRET écrit : dans Watt, « toute hypothèse n’est plus présentée pour présenter le pour et le contre mais dans le simple but de prolonger le discours, de permettre au discours de se poursuivre dans une sorte de délire de l’imaginaire. Par ce délire un monde n’est pas créé, il se perd dans le chaos » (L’imaginaire paradoxal ou la création absolue dans les œuvres dernières de Samuel Beckett, Lettres modernes Minard, coll. « Bibliothèque Circé », 3, 2001, p. 51).

1836.

Watt, p. 80. Voir p. 79 : « l’incident Gall père et fils[…] avait-il pour Watt cette signification à l’origine, pour ensuite la perdre, avant de la retrouver ? »

1837.

Alain BADIOU, Beckett, l’increvable désir, Hachette, coll. « Coup double », 1995, p. 42.