Deuxième période : de la Trilogie aux Textes pour rien

Je m’en vais maintenant tout effacer 1838

Beckett écrivait en 1931 que Proust « ne peut briser à sa guise le lien de cause à effet 1839  ». On a vu combien dans Watt ce lien devenait problématique. Dans cette deuxième phase de la geste de Beckett, l’attaque est encore plus franche. C’est que l’écrivain a accepté ce qu’il appelle son « meilleur » : son « obscurité 1840  ».

Repartons de la contestation du modèle de La Recherche 1841 . Dès le Proust en effet, Beckett pointait les contradictions de l’« expérience mystique » du Temps retrouvé, qui fait de celui qui l’éprouve, « sur le moment, un être extra-temporel » : « La solution proustienne […] consiste donc en la négation du temps et de la mort, la négation de la mort en raison de la négation du temps. La mort est morte parce que le temps est mort ». S’insère là une parenthèse significative, « une brève impertinence pour souligner que Le temps retrouvé est une expression aussi peu appropriée à la solution proustienne que le serait Crime et châtiment pour un chef-d’œuvre qui ne contiendrait pas la moindre allusion au crime ni au châtiment. Le temps n’est pas retrouvé, il est aboli. Le temps est retrouvé, mais, avec lui, la mort, lorsque le narrateur quitte la bibliothèque et rejoint les invités, perchés en leur décrépitude périlleuse sur les vivantes échasses du temps 1842  ». C’est donc clair : il y a une contradiction irrésolue au cœur de la théorie de la mémoire proustienne, dans le moment épiphanique de réconciliation avec soi-même du Temps retrouvé.

Contradiction éprouvée par Watt : cette réconciliation lui était impossible, tant étaient obscures les interprétations susceptibles d’être faites des événements. La nouvelle étape à franchir est de pénétrer au cœur de cette obscurité – et d’y demeurer.

L’ambition de Beckett est maintenant de détruire toutes les conventions du récit. C’est qu’il se trouve devant une contradiction insoluble : comment représenter ce qui s’oppose à toute représentation ? Le mot et la chose sont radicalement séparés. Comment dès lors espérer les réunir ? C’est impossible. Que reste-t-il alors à dire ? Cet impossible justement, et c’est lui qui alors ferait événement. Mais cela va conduire Beckett à une impasse, tangible dans sa difficulté, consécutive aux Textes pour rien 1843 , à renouer le fil d’une œuvre.

Toute péripétie, tout événement narratif sont à proscrire. Supprimons d’abord la prétendue exigence réaliste : qu’on « ne vienne plus nous emmerder avec ses histoires d’objectivité et de choses vues ». Mais les artistes se retrouvent alors devant un « dilemme » à deux étages. Dépassant la question « comment représenter le changement ? », il s’agit, littéralement, de mettre le « cap au pire » : « Qu’est-ce qu’il leur reste, alors, de représentable, s’ils renoncent à représenter le changement ? 1844  »

Pour rompre ainsi « avec les évidences de la représentation 1845  », que fait Beckett ? Il supprime, il « dépeuple ». Cette deuxième phase pourrait être dite celle de l’abstraction constructiviste, et elle n’est pas sans analogie avec le fonctionnement du doute dans le système cartésien 1846 : éliminons progressivement tout ce qui peut interférer sur le dire, tout ce qui peut distraire l’attention de ce dire. Il faut pour cela se dé-composer, se dés-organiser pour ne plus être un organisme, complet et bien rangé, bien classé, pour devenir « chaque jour un peu plus pur » : « C’est dans la tranquillité de la décomposition que je me rappelle cette longue émotion confuse que fut ma vie, et que je la juge,[…]. Décomposer, c’est vivre aussi, je le sais, je le sais, ne me fatiguez pas, mais on n’y est pas toujours tout entier », dit Molloy 1847 .

L’être de L’innommable, enfermé dans sa jarre, ne peut même plus tourner les yeux. Dépouillé de tous ses attributs, il devient, littéralement, une abstraction. C’est en soustrayant qu’écrit Beckett, il ne cesse de le proclamer : « la pulsion artistique ne va pas dans le sens d’une expansion mais d’une contraction ». Fonctionnerait-t-elle alors comme une extraction, en s’extirpant, « pour que c’en soit fini, des mondes, des personnes, des mots, de la misère, de la misère » ? « Intraction », un tel néologisme conviendrait mieux, car c’est par un constant mouvement vers l’intérieur que petit à petit on élimine : « la seule recherche féconde est une excavation, une immersion, une concentration de l’esprit, une plongée en profondeur. L’artiste[…] se laisse attirer jusqu’à l’œil du cyclone 1848  ». Cette ascèse est de part en part méthodique 1849 . Une telle décomposition requiert en effet une grande rigueur : l’entreprise d’"abstraction-intraction" est "constructiviste".

L’importance des mathématiques dans l’œuvre de Beckett 1850 , notamment, est là pour témoigner de ce souci architectural. Elle ne s’est jamais démentie, jusqu’à la fin. J’en évoquerai simplement deux aspects.

Un aspect géométrique d’abord. Il s'agit de répondre à la question : comment occuper l’espace, comment "habiter" l’espace ? Diverses possibilités sont envisagées, comme lorsque Molloy se retrouve « comme dans une cage hors du temps[…] et bien entendu hors de l’espace aussi 1851  », espace qu’il tente de reconquérir en lui assignant des limites, des cadres (maison, fenêtres, jardin, etc.). Mais c’est essentiellement le cercle, dont la figure, avec ses extensions planes ou spatiales, est omniprésente 1852 , qui permet de structurer l’espace, de façon complexe et fort détaillée, comme dans le cylindre du dépeupleur[1970] 1853 .

Le second aspect est arithmétique et calculatoire, ou plus précisément combinatoire : « L’art de combiner ou combinatoire n’est pas ma faute. C’est une tuile du ciel. Pour le reste je dirais non coupable.[…] Nous nous réfugiions dans l’arithmétique 1854  ». J’ai déjà évoqué cet attrait pour cette « tuile du ciel » à propos de Watt. Il ne s’affaiblira jamais, et le célèbre épisode des cailloux que Molloy doit distribuer dans ses poches n’en est qu’un des multiples exemples 1855 .

Ainsi donc, le travail d’appauvrissement du récit et du langage inauguré par Beckett n’est ni une simple entreprise de déstructuration, ni une avancée vers un néant informel, comme on l’a trop souvent dit. C’est au contraire un effort gigantesque, d’une rigueur à toute épreuve, vers une épuration de tout ce qui encombre le discours, pour mieux s’approcher de l’événement dans sa « clarté formelle » et son « contenu impénétrable ». Dans cet effort, « l’abstraction et la rigueur des mathématiques ne sont pas, pour Beckett, l’antithèse de l’inspiration artistique, ils en seront le principe organisateur 1856  », aux antipodes du poète romantique inspiré, qui dans le désordre pense trouver le signe de son génie.

S’agit-il pour autant de rationaliser le réel 1857  ? J’y verrai plutôt le moyen d’en éliminer le maximum de déterminations. Car il n’y a pas que lui à faire disparaître, il y a également tous les possibles, susceptibles de devenir réels un jour. Comme l’écrit Gilles Deleuze à propos de Quad, « la voix tarit ses possibles en même temps que l’espace exténue ses potentialités 1858  ». Enumérer tous les possibles, c’est aussi les supprimer. Ces jeux mathématiques et ces rationalisations ne sont donc pas un mode de représentation du réel ou un mode d’expression pour le moi, mais ils accomplissent le même travail que le doute systématique cartésien. « Penser aux choses » de cette manière a pour but de les faire disparaître, « jusqu’à ce que la boue les recouvre, d’une couche infranchissable 1859  », pour s’attaquer à l’essentiel.

Ainsi, on peut dire à bon droit que l’organisation du discours beckettien lui-même est très généralement circulaire. Sans cesse le "récit" se retourne sur lui-même, fonctionne en boucles répétitives (ou en spirale lorsqu’un léger décalage est introduit d’une formulation à la suivante, presque identique), revient sur ce qui vient d’être dit pour le contredire 1860 .

Bruno Clément voit dans la figure de l’épanorthose la solution de compromis qui permet à Beckett de mettre en rapport les deux termes du couple impossible de la vérité et de son contraire, du sujet et de l’objet, de la forme et du contenu 1861 . Le travail de sape inlassablement renouvelé de l’auteur de Molloy passe en effet d’une manière assez systématique par le rapprochement, presque oxymorique, d’éléments qui viennent se contredire. Toute l’œuvre met face à face de ces couples impossibles qui ne cessent de s’appeler mystérieusement, de tenir l’un à l’autre, de s’appuyer l’un sur l’autre, sans que jamais un choix définitif soit affirmé. « Comment procéder ? », s’interroge le narrateur du début de L’innommable. Et voici le « programme » annoncé : « Par pure aporie ou bien par affirmations et négations infirmées au fur et à mesure, ou tôt ou tard 1862  ». C’est toujours dans cette contradiction insoluble que l’œuvre se construit, se commentant elle-même, niant constamment, au mieux mettant en doute, ce qu’elle vient de dire.

Le langage n’est donc qu’abstraction, puisqu’il est forcément détaché de la réalité et des choses. C’est là son arbitraire. Et il est tout aussi indépendant du moi, car c’est toujours aussi celui « des autres » : « j’ai à parler, n’ayant rien à dire, rien que les paroles des autres 1863  ». Il est donc impossible de se constituer une identité dans et par le langage. Là aussi on demeure dans l’aporie, et d’autant plus que le langage ne peut jamais s’arrêter, toujours en quête de cet impossible contact avec le monde et avec autrui. Toute tentative pour arrêter la parole ne fait que la prolonger, car la recherche du moyen de faire taire sa voix est précisément ce qui permet au discours de se poursuivre, qui l’oblige à se poursuivre. Et si dans la période qui nous occupe, Beckett s’installe dans le moment, ravageur, de la destruction 1864 , plus tard cette épanorthose généralisée sera le moyen de mettre en avant quelques événements qui deviendront essentiels.

Cette figure résume le comment de cette « ascèse méthodique ». Reste à voir maintenant ce que celle-ci supprime – et surtout à quels événements elle touche.

Elle commence par isoler trois fonctions pour mieux en rechercher "l’essence" 1865 – parlons plutôt de noyau : le mouvement (chez Beckett on erre ou on est couché, immobile), l’être (il y a quelque chose – ou rien, et l’identité est problématique), le langage (l’obligation de parler, l’impossibilité de se taire). La narration est tendur vers ces trois événements, improbables, aporétiques là encore, où sont confondus mouvement et repos, être et néant, langage et silence.

Du premier de ces trois événements, Beckett s’approche en réduisant par tous les moyens la mobilité. De l’errance sans but de Molloy comme de Moran, censé le poursuivre, à l’immobilité de Malone dans son lit, ou de l’"innommable" enfermé dans sa jarre, le déplacement, petit à petit, s’amenuise : « Ce mouvement qui m’avait été imprimé, il s’agissait pour moi, ne pouvant faire autrement, de m’y maintenir, dans la mesure de mes moyens déclinants 1866  ». Les personnages, déjà bancals par « nature », sont de plus progressivement dépouillés de leurs moyens de déplacement 1867 . On se blesse, Moran (ou son fils ?) perd sa bicyclette, on perd sa canne, on n’a plus qu’un bras, qu’une jambe, « amputé de partout, debout sur mes fidèles moignons 1868  ». La marche en avant (« aller de l’avant, j’appelle ça de l’avant, sinon en ligne droite, tout au moins selon la figure qui m’avait été assignée ») devient « démarche vaguement circulaire 1869  » ou se resserre sur le noyau d’une spirale. Ou encore, délesté de tout ce qui pourrait permettre la mobilité, le personnage reste couché, comme Malone, se traîne dans la boue ou s’immobilise, comme celui des Textes pour rien, au fond de « l’excavation que les siècles ont creusée,[…] vautré, les yeux fermés, l’oreille en ventouse contre la tourbe qui suce 1870  », anticipation de l’être-larve de Comment c’est, qui « avance » de trente-huit mètres en un an.

Le mouvement tend vers son asymptote, l’immobilité. Les deux "attitudes" en viennent presque à se confondre – comme le « je » et le « il » : « C’est un départ, il est parti, ils ne me voient pas, mais ils m’entendent, haletant, rivé, ils ne savent pas que je suis rivé 1871  ».

Par éliminations successives, mouvement et repos, presque indistincts, sont ainsi saisis au début de leur histoire commune et tout de suite divergente. Le plus infime mouvement, exténué, ne parvient même plus à faire événement. "L’innommable" atteint à une sorte d’ataraxie : « je ne bouge ni ne bougerai jamais plus, à moins que ce ne soit sous l’impulsion d’un tiers.[…] je suis au repos, enfin ».

Au repos ? Pas tout à fait. Car si l’événement d’un geste est en voie de disparition, il n’est jamais tout à fait mort. A l’enfermé dans sa jarre restent « les yeux, qui ont une faculté de roulement autonome ». Seuls les yeux sont encore "fertiles", et leur « infime tressaillement aussitôt réprimé 1872  » n’en prendra, dans la suite de l’œuvre, que plus d’importance. Beckett non seulement n’oubliera pas cet ultime écart par rapport à l’événement attendu de l’immobilité totale, mais il en fera le centre de ses fictions ultérieures.

Maintenant qu’il est quasiment immobilisé, l’attaque peut porter sur l’être lui-même, en le confrontant au néant. Ses vêtements réduits à l’état de guenilles et de haillons, dépouillé de presque tous ses organes (sauf la tête, il faudra y revenir) comme de ses mondes 1873 , il n’en finit pas de régresser : « Le plafond s’approche, s’éloigne, en cadence, comme lorsque j’étais fœtus 1874  ». Parviendra-t-il ainsi, au bout de ce parcours indéfiniment défectif, à ce qui serait le noyau irréductible de l’être, au plus près du non-être ?

C’est aller un peu vite. Car Beckett, à ce stade, doit déranger de façon plus radicale encore les limites de l’être, les rendre encore plus incertaines, tant du côté de la distinction avec autrui que du côté de la naissance et de la mort. Le « je » devient un « qui-suis je » permanent, qui ne fait que perdre ses déterminations : « Et moi suite ininterrompue d’altérations définitives ». On ne peut plus parler d’identité, « ma » voix n’est plus distinguable de celle de l’autre (« c’est sa voix qui s’est souvent, toujours, mêlée à la mienne, au point quelquefois de la couvrir tout à fait 1875  »). Est-ce moi qui parle de moi, ou quel est ce moi qui parle de moi : « croient-ils que je crois que c’est moi qui parle ?[…]Pour me faire croire que j’ai un moi à moi et que je peux en parler, comme eux du leur 1876  ». L’excavation rejette tant de choses inutiles. Moi ? Toi ? Eux ? Ils ? Autant de questions existentielles qui font avancer vers toujours moins d’identité personnelle : « Et je les laisse dire, mes mots, qui ne sont pas à moi, moi ce mot, ce mot qu’ils disent, mais disent en vain. Ça avance, ça avance » vers toujours moins d’être, vers un « je ne suis pas là, et qui plus est je ne suis pas ailleurs 1877  ». 

Alors la « boîte » sans « saisons ni jardins » qui subsiste après tous ces assauts, que contient-elle donc, se demande Molloy, lui à qui il arrive même « d’oublier d’être » ? « Chose en ruine », elle ne contient que des ruines. C’est « un endroit sans plan ni limite et dont il n’est jusqu’aux matériaux qui ne me soient incompréhensibles, sans parler de leur disposition.[…] ce lieu n’est pas de ceux où l’on va, mais de ceux où l’on se trouve, quelquefois, sans savoir comment, et qu’on ne quitte pas comme on veut 1878  ». Pour dire Dieu, la théologie négative disait tout ce qu’Il n’est pas. Ici n’est même plus dit ce que l’être n’est pas, est seulement nommé tout ce qui lui est retiré, à la limite du possible et de l’impossible 1879 .

Dans le "monde" de Beckett, le "je" vit par contumace, en se posant sans cesse la question : qui m’a mis là, dans quelqu’un qui n’est pas moi ? C’est le « Je est un autre » de Rimbaud dans une version radicalisée : « qui me parle ainsi, et qui me nie ainsi, comme si j’avais pris sa place[…]. Y arrivera-t-on, à me glisser en lui, mémoire et rêve de moi, en lui encore vivant, n’y suis-je pas déjà, depuis toujours, répandu comme un remords 1880  ».

Les limites avec autrui, cette enveloppe de l’être, sont systématiquement rendues problématiques. Celles qui "encadrent" la vie humaine, la naissance et la mort, ne le sont pas moins. Ces deux événements ne sont plus que questions sans réponse. Est-on jamais né ? Sera-t-on jamais mort ? sont des interrogations qui taillent encore davantage dans le vif de l’identité personnelle.

Cette malédiction définitive de la naissance, si elle a bien lieu, condamne aussi bien la génitrice (« celle qui me donna le jour, par le trou de son cul si j’ai bonne mémoire. Premier emmerdement ») que son (sous)-produit (« … le souvenir qu’il avait, de plus en plus accablant, d’avoir consenti à vivre dans sa mère, puis à la quitter »). Il est donc normal que le désir de « Naître sans être né » soit constamment exprimé, dès Watt. Le jeu de mots (n’être, né-être, être sans le né, etc.) court à travers toute l’œuvre de Beckett. C’est un rêve qu’exprime crûment L’innommable : « elle n’a pas été réglée, la garce qui me déconnera,[…], elle n’est pas descendue, la couille qui veuille de moi 1881  ».

La naissance n’est qu’une autre mort : « J’aime à penser[…] que c’est dans le bas-ventre de maman que j’ai terminé 1882  ». Il est donc logique qu’à l’autre bout de la vie humaine, les formules soient symétriques. L’agonie de Malone devient naissance : « Je nais dans la mort, si j’ose dire.[…] Drôle de gestation. Les pieds sont sortis déjà, du grand con de l’existence. Présentation favorable j’espère. Ma tête mourra en dernier 1883  ». Points de tangence entre l’être et le néant, naissance et mort finissent par se rejoindre, laissant très peu de place à l’existence.

Pourtant, là aussi, subsiste une légère différence. Malone meurt, mais le « plus rien » final du livre signe-t-il vraiment sa mort ? Les cadavres beckettiens frémissent encore, si peu que ce soit, et ce frémissement se fera lui aussi événement dans les dernières fictions.

Déjà, les « parlants » de Beckett continuent à dire, ses « disants » continuent à parler. Que leur reste-t-il ? Justement cela. Être alors, c’est dire. Tout l’inutile qui les encombrait a disparu pour ne laisser que cette dernière détermination : le langage.

On pourrait croire que l’attaque sur le langage va fonctionner de la même façon que les deux précédentes, en l’opposant à son contraire, le silence. Et proposer une première lecture, qui montrerait que l’amenuisement du texte de Beckett, dans son volume même, tend vers ce moment problématique où, comme mouvement et repos s’indifférencient (presque, et on a vu que ce presque laissait encore une toute petite place : ils sont asymptotiques), parole et silence seraient confondus.

Mais cette fois les choses sont plus compliquées, car l’attaque porte sur l’outil lui-même, le langage, qui servait à pourchasser l’union du mouvement et de l’immobilité, de l’être et du néant. Mais dire le silence, c’est encore du dire. Le problème s’énonce ainsi : comment continuer à parler, pour ne rien dire ? Comment continuer à se taire, pour ne rien celer ? Et c’est ainsi que, paradoxalement, le langage lui-même devient l’événement de son propre dire. Mais avant cela, il faut éliminer, encore et toujours.

Et d’abord toutes les conventions du récit. La Trilogie est notamment l’impossible "récit" de ce désengagement. De Molloy à L’innommable en passant par Malone meurt, on assiste à ce rétrécissement, à cet amenuisement des histoires racontées. Jusqu’aux paroles ultimes, mais qui sont encore relances. « Et la voix, la vieille voix faiblissante, elle se tairait enfin que ce ne serait pas vrai, comme ce n’est pas vrai qu’elle parle, elle ne peut pas parler, elle ne peut pas se taire », murmure « la vieille voix finissante » des Textes pour rien 1884 .

Qu’arrive-t-il au récit ? La même chose qu’aux personnages : son mouvement s’immobilise, son sujet (son être) disparaît, son langage s’appauvrit. Lorsque le personnage de L’innommable, dans sa jarre, s’interroge : « je me demande si mon histoire ne s’arrête pas là », ajoutant : « à vrai dire ils ont toujours affectionné ce procédé, s’arrêtant brusquement au moindre signe d’acquiescement de ma part, et me laissant en suspens 1885  », ce suspens dit tout : l’histoire ne bougera guère plus, jusqu’à la fin, de moins en moins de choses seront racontées, et le langage ira en ressassant de plus en plus les mêmes obsessions. La prose ralentit, tandis que son émiettement s’accélère, selon la formule de Badiou 1886 .

Il y a une gradation dans l’assèchement. S’il est possible d’en faire un résumé, c’est qu’il y a encore une histoire dans Molloy 1887 . Des déplacements ont lieu, source de rencontres comme autant d’événements, même si leur sens est frappé de nullité par leur redoublement de l’histoire de Molloy à celle de Moran, même si ce redoublement rend problématique la question du « qui parle ? », même si l’on peut finalement se demander si un voyage a jamais eu lieu 1888 . Car l’objectif de Molloy est de se rendre chez sa mère. Or il s’y trouve dès le début du roman : « Je suis dans la chambre de ma mère ». S’agirait-il simplement d’une narration rétrospective de sa part, comme semble le suggérer son emploi du passé dans le récit qu’il s’emploie à écrire ? Le problème est qu’à la fin de celui-ci, il n’arrive pas chez sa mère. D’une manière générale, tout le récit est ainsi fait de telles « vacillations ». La "progression" narrative comme la "progression" de Molloy lui-même, se recoupant sans cesse et se redoublant, sont en permanence rendues de façon hypothétique 1889 . Incertitudes de l’énoncé, qui n’en finit pas de commencer, toujours en doute sur son propre cheminement… Non seulement le but devient problématique, mais le chemin lui-même.

Et pourtant, une telle progression narrative, même ténue, reste décelable, des déplacements de Molloy à son immobilité finale (« Molloy pouvait rester, là où il était »), et jusque dans les contradictions qui encadrent le récit de Moran : « Il est minuit. La pluie fouette les vitres » (début) ; « Il n’était pas minuit. Il ne pleuvait pas 1890  » (fin).

Le deuxième roman de la Trilogie s’éloigne d’un cran supplémentaire des histoires transcrites. Ce ne sont plus les protagonistes eux-mêmes (Molloy, Moran) qui racontent ce qui leur est arrivé, mais une personne immobile. Malone sait qu’il a commencé à mourir. Pour finir son temps, le meubler, il (s’)invente des histoires 1891 . Il ne s’agit pour lui que d’un jeu, qui lui permet de diviser le temps qui lui reste en cinq (« En cinq quoi ? Je ne sais pas 1892  »), selon la liste des thèmes qu’il a choisis.

Certes, une telle focalisation externe n’est pas nouvelle, mais ici cela donne un côté artificiel et inabouti, peu convaincant, aux événements racontés. La figure de l’épanorthose les rend incertains, signes de leur peu d’intérêt, de leur peu d’importance : « Un soir où Macmann rentrait avec une branche arrachée à une ronce morte, dont il voulait faire un bâton pour soutenir ses pas, Lemuel la lui prit et l’en frappa longuement, non, ça ne va pas, Lemuel appela un gardien nommé Pat » ; « L’après-midi il s’en allait, ses livres sous le bras, sous prétexte qu’il travaillait mieux en plein air, non sans explication 1893  ».

L’innommable s’avance encore davantage vers l’abstraction. Cette fois, il faut, définitivement, éliminer toutes les histoires : « inutile de se raconter des histoires, pour passer le temps, les histoires ne font pas passer le temps, rien ne le fait passer, ça ne fait rien, c’est comme ça, on se raconte des histoires, puis on se raconte n’importe quoi, en disant, Ce ne sont plus des histoires, alors que ce sont toujours des histoires, ou plutôt il n’y a jamais eu d’histoires, ça a toujours été n’importe quoi, on s’est toujours raconté n’importe quoi,[…], pour passer le temps, puis, le temps ne passant pas, pour rien… 1894  ». Alors d’emblée, la voix qui parle commence par récuser tous les conteurs qu’elle s’était créés, tous les récits qui l’ont précédée : « Ces Murphy, Molloy et autres Malone, je n’en suis pas dupe. Ils m’ont fait perdre mon temps, rater ma peine, en me permettant de parler d’eux, quand il fallait parler de moi, afin de pouvoir me taire ». Mahood, et Worm, qui ici apparaissent ? : « Que viens-je faire dans ces histoires de Mahood et de Worm, ou plutôt que viennent-ils faire dans la mienne ». Leur donner un nom, c’est abolir cette propension à toujours vouloir raconter quelque chose : « il faut oublier Mahood, on n’aurait jamais dû en parler », Worm, « il disparaîtra complètement, comme s’il n’avait jamais été ». Avec leur disparition enfin, « ce sera fini, cet enfer d’histoires 1895  », espère-t-on.

Pour échapper à cet enfer, Beckett procède à une "suppression" essentielle, celle des images, support majeur de ces « histoires ». Non seulement il convient d’éliminer le réel, mais il faut aussi sortir de l’imaginaire, comme le suggère le titre plus tardif d’Imagination morte imaginez. « Assez, assez, les images 1896  », dit-on maintenant – refus de la métaphore et de l’allégorie qui était déjà exprimé dans les derniers mots de Watt (« Honni soit qui symboles y voit 1897  »).

C’est que les images sont pour Beckett le refuge du conventionnel. Elles constituent une « panoplie de ressemblances 1898  » rassurante, qui réduit l’inconnu (le comparé) au connu (le comparant), le nouveau à l’ancien. Beckett refuse ce qu’il considère comme une facilité : « La poésie est image, j’ai horreur des images », écrit-il à Valère Novarina 1899 . Et à partir surtout de Molloy, lorsqu’une image apparaît, elle est la plupart du temps contredite et tournée en dérision.

La position est explicitée dans Malone meurt. L’histoire de Saposcat (Sapo), « garçon clairvoyant et sensible », commence d’une manière tout à fait classique : « Le calme et les silences de Sapo n’étaient pas faits pour plaire. Au milieu des tumultes, à l’école et dans sa famille, il restait immobile à sa place, souvent debout, et regardait droit devant lui de ses yeux clairs et fixes comme ceux d’une mouette ». La description de Sapo se poursuit ainsi, jusqu’à ce que Malone s’interrompe (« Mais je vais m’octroyer une petite halte, pour plus de sécurité »), pour se retourner sur son propre récit : « ces yeux de mouette me font tiquer. Ils me rappellent un vieux naufrage, je ne me rappelle plus lequel. C’est un détail évidemment. Mais je suis devenu craintif. Je connais ces petites phrases qui n’ont l’air de rien et qui, une fois admises, peuvent vous empester toute une langue. Rien n’est plus réel que rien. Elles sortent de l’abîme et n’ont de cesse qu’elles n’y entraînent. Mais cette fois je saurai m’en défendre 1900  ». L’« effet de réel » des images, où pourrait encore émerger, comme chez Sarraute, un événementiel reconnaissable, est illusoire et surfait. Pour éviter d’être « empesté » et de se laisser « emberlificoter » dans ce leurre, Beckett détruit par l’ironie la portée de l’image comparative qui parfois surgit encore au détour du discours 1901 . « Les images, ils s’imaginent qu’en forçant les images ils finiront par m’y emberlificoter, comme les mères qui sifflent pour que le bébé n’attrape pas une néphrite 1902  » ! Où l’on voit le comparé frapper de nullité le comparant.

C’est surtout dans L’innommable que cette ironie destructrice à l’égard de l’image est pratiquée 1903 . Toute comparaison est « déplacée » : « Je me sens le dos droit, le cou droit et sans torsion et là-dessus la tête, comme sur son bâtonnet la boule du bilboquet. Ces comparaisons sont déplacées ». On les contredit dès qu’elles sont dites : « J’ai tendu l’oreille vers ce qui devait être ma voix toujours, si faible, si lointaine, que c’était comme la mer, comme la terre, une calme mer lointaine, mourant – non, pas de ça, pas de grève, pas de rive, la mer suffit, assez de galets et de sable, assez de la terre, de la mer aussi 1904  ». On les raye d’un trait sarcastique : « il n’y a jamais eu que moi ici, jamais, toujours, moi, personne, vieille fange à brasser éternellement, maintenant c’est de la fange, tout à l’heure c’était de la poussière, il a dû pleuvoir 1905  ».

Une seule métaphore a droit de cité, celle qui fait du discours l’expression d’une voix : « Mais c’est entièrement une question de voix, toute autre métaphore est impropre 1906  ». Ne reste donc plus que le souffle ininterrompu de cette voix qui déroule ses litanies, laissant libre cours à sa logorrhée qui n’a plus rien à dire, qui voudrait n’avoir plus que ce « rien » à dire. Le langage se fait de plus en plus saccadé, les segments phrastiques se réduisent, le rythme des virgules s’accélère, comme la marque d’une respiration qui s’essouffle sans jamais finir, pour ne plus retomber dans l’ornière du récit. Pour, par une discontinuité du texte de plus en plus poussée, par ce « petit halètement de condamné à vivre » d’« une voix qui ne s’arrête jamais » de ne rien dire, se rapprocher au plus près d’un discours continu 1907 (« il n’y en a qu’un, qu’un seul, continu, jour et nuit » ; « pendant ce temps la voix continue,[…]les mots continuent, les mauvais, les faux »). L’événement d’une jonction avec le silence, cet « impensable indicible 1908  », est au bout de la parole la plus continue qui soit : « ça va être moi, ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer ».

N’importe quoi, donc pourvu qu’on dise : « qu’est-ce que je vais pouvoir dire à présent, je vais me le demander, je vais me poser des questions, c’est un bon bouche-trou ». Meublons donc, par des questions, des projets, des aspirations, puis « quoi encore, des jugements, des comparaisons », même contredites aussitôt, « tout aide, ne peut qu’aider, à franchir la mauvaise passe », même parler du silence, pourquoi pas 1909 . Voilà comment « ça » avance : « ça va tout seul, ça se traîne tout seul, de mot en mot 1910  ». Dans un tel discours continu, reste-t-il la possibilité d’une surprise, d’un événement ? Tout paraît ramené au même niveau, plus rien ne dépasse, plus rien ne tranche.

Et cependant, là encore, subsiste un léger hiatus, cette fois entre parole et silence 1911 . Le grain de sable d’une histoire s’insinue encore parfois, par exemple lorsque la voix s’oublie (« qu’est-ce que c’est que cette histoire, c’est une histoire, voilà que j’ai raconté encore une petite histoire 1912  »). C’est que, comme « les choses qui arrivent ont besoin de quelqu’un, à qui arriver », les « parlants » beckettiens ont toujours besoin de quelque chose, à dire. Pourtant « je me croyais libre de dire n’importe quoi, du moment que je ne me taisais pas ». Mais non, une telle vacuité est impossible, on est « obligé, afin de ne pas tarir, d’inventer encore une nouvelle féerie, avec des têtes, des troncs, des bras, des jambes et tout ce qui s’ensuit 1913  ». Il y aurait donc, là encore, si peu que ce soit, de l’événement dans ces quelques histoires qui subsistent sur le champ de ruines du récit ?

Oui, mais presque plus comme on l’entend habituellement. Le statut de ces histoires a changé. Avec Beckett, la fiction n’est plus le produit de l’imaginaire, elle n’est plus là que comme moyen de faire avancer le discours. Bien plus, c’est la relation entre le « parlant » et son langage qui devient le cœur du « récit 1914  », et c’est à ce niveau que se produisent les « événements », s’ils méritent encore ce nom. Devenus rythmiques ou syntaxiques, ce sont eux qui engendrent les effets de surprise du texte, en rompant son fil (« ne suffirait-il pas, de quoi, le fil est perdu, tant pis, prenons-en un autre, d’un petit mouvement 1915  »), en changeant de registres, en modifiant un rythme, en brisant la phrase. Les Textes pour rien pousseront jusqu’au bout la logique d’une telle écriture, au plus proche « de la limite où la langue, bien qu’elle soit toujours langue, menace de se fondre dans ce chuchotement vide dont le Moi-parlant des romans se sait entouré et rempli 1916  ».

Nous sommes à mille lieues de Nathalie Sarraute, qui ne cesse de trouver toujours de nouvelles choses à dire, tant les « petits crimes quotidiens » sont innombrables. Pour l’auteur du Planétarium, tout, toujours, se démultiplie dans le langage. Au contraire, et à l’opposé également du toujours plus de l’« apothéose du mot » joycienne, Beckett s’engage vers la « la dissolution du mot 1917  », le toujours moins. Chemin difficile, ô combien, que cette suite raisonnée de suppressions et de soustractions. « Désintégration 1918  », dira Beckett lui-même, qui le conduit à la fin des années 40 à cette impasse créatrice d’une voix qui ne peut plus que ressasser toujours la même chose, c’est-à-dire le même vide. Pourquoi est-elle, jusqu’aux Textes pour rien, ininterrompue? Parce que Beckett a rêvé d’avoir le dernier mot, celui qui clouerait définitivement le bec au discours. Mais ce dernier mot n’existe pas. Son effort est alors, dit encore Wellershoff, celui, absurde, « d’un Sisyphe qui veut sortir de la pensée en pensant et qui reste prisonnier des fictions qu’il invente lui-même sans trêve 1919  ».

Notes
1838.

Assez[1966], in Têtes-mortes, Minuit, 1972, p. 47.

1839.

Proust, p. 22.

1840.

La dernière bande, p. 23.

1841.

Contestation qui commence par les nombreuses caricatures du début de La Recherche (l’être couché dans une chambre anonyme qui recouvre peu à peu son identité par associations) : Molloy, Malone meurt, Compagnie...

1842.

Proust, pp. 86-87.

1843.

Il s’agit maintenant d’éliminer radicalement tout le trop – au risque, disent certains, de s’enfermer dans un dessèchement et une pauvreté, un amuïssement qui conduit à la répétition interminable du « je ne peux pas parler, je ne peux pas m’arrêter de parler ». Anne Henry par exemple voit dans Compagnie « une sorte de gongorisme attristé », la forme en est si « desséchée, paralysée » qu’on y atteint à « la limite de la littérature qui ne peut se priver du foisonnement des mots, de l’appareil des raisons, la littérature dont l’aptitude à l’ordre et à la rigueur ne peuvent apparaître que sur le fond de sa richesse – de sa possibilité dominée de désordre, c’est-à-dire de vie » ; « L’art du discours supporte mal la contraction qui lui fait perdre aussi bien sa subtilité que sa force » (« Compagnie de Beckett… », Op. Cit., pp. 33, 34, 32).

1844.

Le monde et le pantalon[1945-1946], article sur des expositions des frères Van Velde, Minuit, 2003, pp. 30, 38, 36.

1845.

Pascale CASANOVA, Beckett l’abstracteur. Anatomie d’une révolution littéraire, Seuil , coll. « Fiction et Cie », 1997, p. 124.

1846.

Ludovic JANVIER écrit que « c’est encore au doute méthodique que la conscience du vagabond-philosophe doit de savoir se dégager du monde et le néantiser, le temps de suspendre son jugement » (Pour Samuel Beckett[1966], 10/18, 1973, p. 16). Les références à Geulincx montrent les préoccupations du Beckett de cette époque. Le chapitre VI de Murphy[1938] est en fait l’exposé du système de ce disciple flamand (1624-1669) de Descartes. Et lorsqu’on lit dans Molloy : « Moi j’avais aimé l’image de ce vieux Geulincx, mort jeune, qui m’accordait la liberté, sur le noir navire d’Ulysse, de me couler vers le levant, sur le pont » (p. 82), l’allusion est très précise : par cette comparaison Geulincx entend expliquer le paradoxe de la liberté humaine qui, bien que le navire de la Providence divine nous entraîne dans une direction inéluctable, permet de nous aventurer, si peu que ce soit, dans une autre direction librement choisie (voir Casanova, Ibid.., pp. 89-90).

1847.

Textes pour rien, p. 170. Molloy, p. 39. On peut songer au « corps sans organes » d’Antonin Artaud, si cher à Gilles Deleuze…

1848.

Proust, pp. 75-76, Textes pour rien, p. 177, Proust, pp. 77-78.

1849.

C’est Badiou qui emploie l’expression (Beckett, l’increvable désir, Op. Cit., p. 19).

1850.

Souvent signalée mais rarement étudiée pour elle-même. Voir toutefois la très belle lecture de Sans par Edith FOURNIER, « Samuel Beckett mathématicien et poète », Critique n° 519-520, août-septembre 1990, pp. 660-669 (précédemment publiée dans Les Lettres Nouvelles, sept.-oct. 1970).

1851.

Molloy, p. 83.

1852.

On rappellera que Dante (voir les cercles de l’Enfer) et Vico (précurseur du Nietzsche du temps circulaire et de l’Eternel Retour) sont deux des références de l’un des premiers textes de Beckett (Dante… Bruno… Vico… Joyce[1929]. Michèle FOUCRE écrit que dans le théâtre de Beckett « cette figure du cercle apparaît en filigrane à tous les niveaux de l’organisation du geste et de la parole. Tantôt le cercle ne fait que structurer des répétitions, portant sur des gestes et des mots précis, tantôt il constitue la trame même de la pièce » (Le geste et la parole dans le théâtre de Beckett, Nizet, 1970, p. 131). La figure de la spirale, expansion spatiale du cercle, est également fréquente («  Je m’étais probablement empêtré dans une sorte de spirale renversée, je veux dire dont les boucles, au lieu de prendre de plus en plus d’ampleur, devaient aller en se rétrécissant, jusqu’à ne plus pouvoir se poursuivre, vu l’espèce d’espace où j’étais censé me trouver », (L’innommable, Minuit, 1971, pp. 49-50), jusqu’au labyrinthe de Foirades. On trouve également des hémisphères : ce sont les fosses des Textes pour rien, de Se voir[1976], de Comment c’est[1961], les rotondes de Compagnie[1980] ou de Imagination morte imaginez[1965]. Beaucoup plus rare est la forme carrée (Bing, 1966).

1853.

Pour ma part, je lirai Le dépeupleur comme une tentative dramatique de passer d’un langage à deux dimensions (celles de la page ?) à un langage à trois dimensions. Sortir le langage de son ghetto bidimensionnel, ce serait cela, le dépeupler. Mais l’entreprise échoue, finalement tout s’endort et se tasse dans une immobilité plane, la troisième dimension que serait l’ouverture du cylindre reste inaccessible – si même elle existe. On ne sait même plus si le mot doit garder sa réalité et son autorité (« si cette notion est maintenue », comme un leitmotive).

1854.

Assez[1966], in Têtes-mortes, pp. 36 et 38. Même aveu dans Compagnie : « Vers les simples opérations d’arithmétique tu te tournes volontiers dans les moments difficiles » (Minuit, 1980, p. 54), dans Comment c’est : « j’ai toujours aimé l’arithmétique elle me l’a bien rendu » (Minuit, 2005, p. 57), dans L’innommable : « Rien de plus reposant que le calcul » (p. 169).

1855.

En outre, et là encore comme chez Rabelais, ces comptabilités sont un des éléments de l’humour de Beckett : « Que voulez-vous, le gaz me sort du fondement à propos de tout et de rien[…]. Un jour je les comptai. Trois cent quinze pets en dix-neuf heures, soit une moyenne de plus de seize pets à l’heure. Après tout ce n’est pas énorme. Quatre pets tous les quarts d’heure. Ce n’est rien. Pas même un pet toutes les quatre minutes[…]. Extraordinaire comme les mathématiques vous aident à vous connaître » (Molloy, p. 47).

1856.

P. Casanova, Beckett l’abstracteur, Op. Cit., p. 163. Voir également E. Fournier : « La structure formelle de Sans, loin d’en masquer la profondeur et la richesse, les met en valeur et y contribue » (« Samuel Beckett mathématicien et poète », Op. Cit., p. 663).

1857.

L. Janvier parle de « la tentation faustienne ou pythagoricienne de retenir le réel dans d’immuables formules numériques » (Pour Samuel Beckett, Op. Cit., p. 297).

1858.

« L’épuisé », in Quad, Minuit, 1992, p. 57. 

1859.

« L’expulsé », Op. Cit., p. 12.

1860.

Genetti (Les figures du temps…, Op. Cit., p. 103) parle de « l’importance qu’assument le cercle et la répétition dans la structure des textes beckettiens : au-delà de leur signification thématique et symbolique, ils sont élevés au rang de formes organisatrices ».

1861.

L’épanorthose, ou rétroaction, consiste à « revenir sur ce qu’on a dit, ou pour le renforcer, ou pour l’adoucir, ou même pour le rétracter tout à fait, suivant qu’on affecte de le trouver, ou qu’on le trouve en effet trop faible ou trop fort, trop peu sensé, ou trop peu convenable » (Fontanier, Les figures du discours, Op. Cit., pp. 408-409). Clément écrit : « L’œuvre se dote, avec l’épanorthose, de la figure qu’exige sa démarche formelle.[…] Elle installe (ou découvre) en son sein la figure qui, opposant deux façons de dire une seule chose, permet de mesurer l’écart qui sépare la bonne (qu’elle est malgré tout chargée de mettre en évidence) de la moins bonne (à laquelle on renonce, non sans l’avoir préalablement énoncée) » (L’œuvre sans qualités, Op. Cit., p. 180).

1862.

L’innommable, pp. 7-8. A partir de ce programme, Gavard-Perret propose quant à lui l’aporie et l’aposiopèse (phrases incomplètes, énoncés inachevés) comme « figures majeures » dont use Beckett « pour effacer le monde » (L’imaginaire paradoxal…, Op. Cit., pp. 19-20).

1863.

L’innommable, p. 46.

1864.

Clément : « l’épanorthose est peut-être bien, comme l’ironie pour Voltaire ou la métaphore pour Proust, non pas seulement un ornement, un outil de prédilection, mas la chose même à dire : le retour en arrière qu’elle opère permet en effet la rumination et le ressassement ; son second mouvement, qui revient sur le premier, non pour le nier mais pour l’affaiblir, en exclut un troisième qui ferait entrer le tout dans une dialectique, au moins dans un mouvement ; et l’absence de ce troisième terme est précisément ce qui constitue (ce qui fonde) l’"échec" de l’œuvre.[…] "je ne suis pas Murphy, ni Watt, ni Mercier : loin de là, mais… Je ne me poserai plus de questions ; loin de là, mais… ; etc." : voilà comment on pourrait résumer non pas L’Innommable, mais le mouvement de L’Innommable, qui est, fondamentalement, une immense épanorthose » (L’œuvre sans qualités, Op. Cit., pp. 186-187).

1865.

Si le terme est approprié : Beckett croit-il réellement à une essence, fût-elle inatteignable ? On en doute…

1866.

L’innommable, p. 55.

1867.

La démarche béquillarde de Molloy fait écho à celle de l’ « expulsé » : « Je me mis en route. Quelle allure. Raideur des membres inférieurs, comme si la nature m’avait refusé des genoux, écart extraordinaire des pieds de part et d’autre de l’axe de la marche » (Molloy, p. 12). Voir également Assez : « Il finit par avoir le tronc à l’horizontale. Pour balancer cette anomalie il écartait les jambes et ployait les genoux » (pp. 36-37).

1868.

Textes pour rien, p. 192. Voir L’innommable : « Mahood laissa tomber comme incidemment qu’il me manquait non seulement une jambe, mais un bras aussi » (p. 58).

1869.

L’innommable, pp. 56 et 59.

1870.

Textes pour rien, pp. 117 et 119.

1871.

L’innommable, p. 113.

1872.

Ibid., p. 67.

1873.

« Ces haillons je sais les susciter pour en couvrir ma honte » (Molloy, p. 22). « Toute cette guenille d’un bout à l’autre des cheveux aux ongles des pieds et des mains » (Comment c’est, p. 57) ; « Cette fois-ci, puis encore une je pense, puis c’en sera fini je pense, de ce monde-là aussi. C’est le sens de l’avant-dernier » (Molloy, p. 9).

1874.

Malone meurt, Minuit, 2004, p. 182.

1875.

Comment c’est, p. 12 ; L’innommable, p. 37.

1876.

L’innommable, p. 98. Voir les Textes pour rien : « Ce sont eux qui murmurent mon nom, qui me parlent de moi, qui parlent d’un moi » (p. 150).

1877.

Textes pour rien, p. 191.

1878.

Molloy, p. 63.

1879.

« Mais je suis là, ce n’est pas possible autrement, justement, ce n’est pas possible, ça n’a pas besoin d’être possible » (Textes pour rien , p.150).

1880.

Textes pour rien, pp. 198-199. Et encore : « qui divague ainsi, à coups de moi à pourvoir et de lui dépourvus, cet autre sans nombre ni personne dont nous hantons l’être abandonné, rien » (p. 199).

1881.

Molloy, pp. 23 ; Malone meurt, p. 109. Watt, p. 261. L’innommable, p. 154. Voir encore Molloy, p. 27 : « je ne lui en veux pas trop, à ma mère. Je sais qu’elle fit tout pour ne pas m’avoir, sauf évidemment le principal ».

1882.

L’innommable, p. 64. Voir p. 153 : « vous verrez, vous ne naîtrez jamais plus, que dis-je, vous ne serez jamais nés ».

1883.

Malone meurt, p. 183.

1884.

P. 205, faisant écho au « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer » de la fin de L’innommable.

1885.

L’innommable, p. 72.

1886.

L’increvable désir, Op. Cit., p. 21.

1887.

Comme peut le faire par exemple Dieter WELLERSHOFF (voir « Toujours moins, presque rien », in Samuel Beckett, Cahiers de L’Herne n° 31, sous la direction de T. Bishop et R. Federman, 1976, pp. 169-182).

1888.

« Je ne raconterais pas toutes les vicissitudes menant de mon pays à celui de Molloy », nous prévient Moran (Molloy, p. 220), rejouant à sa façon les accélérations du récit inaugurées par Fielding dans Tom Jones.

1889.

Exemple d’histoire hypothétique : « Ainsi nous franchîmes cette passe difficile, ma bicyclette et moi, en même temps. Mais un peu plus loin je m’entendis interpeller. Je levai la tête et vis un agent de police. C’est là une façon elliptique de parler, car ce ne fut que plus tard, par voie d’induction, ou de déduction, je ne sais plus, que je sus ce que c’était » (Molloy, p. 29). Ou, encore plus elliptique : « Un petit chien le suivait, un poméranien je crois, mais je ne crois pas » (p. 15). L’épanorthose bat son plein.

1890.

Molloy, pp. 152, 153, 293.

1891.

« D’ici là je vais me raconter des histoires, si je peux » (Malone meurt, p. 8).

1892.

Malone meurt, p. 12.

1893.

Malone meurt, pp. 169 et 32.

1894.

L’innommable, p. 163-164.

1895.

L’innommable, pp. 28, 149, 144, 155.

1896.

« La fin », in Nouvelles, p. 109.

1897.

Selon Gavard-Perret pourtant, « Beckett se situe plus dans le monde de l’image que dans celui du concept.[…]L’œuvre de Beckett est bien un monde d’images » (L’imaginaire paradoxal…, Op. Cit., pp. 14-15). Mais il faut entendre ici par image ce que Beckett, après Proust, appelle vision : « le style est plus une affaire de vision que de technique » (Proust, pp. 100-101).

1898.

« En général nous sommes comme le touriste dont l’expérience esthétique se compose d’une panoplie de ressemblances et qui considère le guide Baedeker comme une fin plutôt qu’un moyen » (Proust, pp. 33-34).

1899.

Lettre à Valère Novarina, 16 février 1962[?], citée par Gavard-Perret (L’imaginaire paradoxal…, Op. Cit., p. 30), qui parle, chez Beckett, d’un « imaginaire sans images » (p. 9).

1900.

Malone meurt, pp. 29-30. C’est Beckett qui souligne la phrase de Démocrite. Voir cette déclaration à Lawrence Harvey : « s’il était un critique qui avait le projet d’écrire sur l’œuvre de Beckett (et il remerciait le ciel de ne pas l’être) il commencerait par deux citations, l’une de Geulincx : "Ubi nihil vales, ibi nihil velis", et l’autre de Démocrite : "Rien n’est plus réel que le rien" » (Samuel Beckett Poet and Critic, Princeton University Press, 1970, p. 249, cité par P. Casanova, Beckett l’abstracteur, Op. Cit., p.152).

1901.

On peut remarquer que des trois romans de la Trilogie, celui qui contient le plus d’images comparatives est cependant Malone meurt. Mais c’est que c’est précisément celui qui contient le plus d’ « histoires », celles que Malone se raconte pour meubler sa fin de vie. Récit et images ont bien partie liée.

1902.

L’innommable, p. 99. Même procédé p. 207 : « et ces images où ils m’ont abreuvé, comme un chameau, avant le désert, je ne sais pas, encore des mensonges ».

1903.

Même s’il subsiste encore, à ce stade de l’œuvre, quelques images comparatives qui échappent au crible de l’ironie (« Moi je ne pense, si c’est là cet affolement vertigineux comme d’un guêpier qu’on enfume, que dépassé un certain degré de terreur », p. 106 ; « qu’il fasse comme le hussard, montant sur une chaise pour mieux ajuster le panache de son colback », p. 135). Elles disparaîtront complètement des textes de la dernière période.

1904.

Ibid., pp. 29-30 et 37. Ou : « comme des corps en peine, en peine de se fixer, en peine de s’arrêter, non, comme des hyènes, hurlant et riant, non plus, tant pis » (p. 174).

1905.

Ibid., p. 194. Ou : « Moi aussi, las de plaider une cause incompréhensible, à vingt centavos les mille effets de manche, je me suis laissé tomber, parmi les contumaces, jolie image » (p. 153-154).

1906.

Ibid., p. 64. Même affirmation p. 100 : « Mais c’est uniquement une question de voix, tout autre image est à écarter ».

1907.

Gavard-Perret : chez Beckett ne subsiste « que ce continuum d’un discontinu, le continu d’un discontinu qui ne peut s’interrompre » (L’imaginaire paradoxal…, Op. Cit., p. 24).

1908.

L’innommable, pp. 64, 137-138, 167, 180.

1909.

« Le silence, un mot sur le silence, sous le silence, ça c’est le pire, parler du silence,[…] ce n’est pas le vrai silence, elle dit que ce n’est pas le vrai silence, que dire du vrai silence, je ne sais pas » (Ibid., pp. 197 et 203).

1910.

Ibid., pp. 190-192. « Faute de questions il y a les projets, dire ce qu’on va dire et ce qu’on ne va pas dire,[…] faute de projets il y a les aspirations, c’est un truc à prendre, il faut parler lentement, si seulement je pouvais… ».

1911.

Il reste toujours un « malgré tout quelque chose », écrit Gavard-Perret (L’imaginaire paradoxal, Op. Cit., p. 24).

1912.

L’innommable, p. 186. Voir aussi pp. 199-201, une histoire mélodramatique s’achève ainsi : « En voilà une histoire, je les croyais finies, toutes oubliées, […] est-ce le retour du monde fabuleux, non, seulement un rappel, pour que je regrette ce que j’ai perdu ».

1913.

Ibid., pp. 174 et 182.

1914.

Beckett, écrit F. Saint-Martin, fait « des interrelations entre le locuteur et sa projection verbale le tissu même de la fiction romanesque » (Samuel Beckett et l’univers de la fiction, Op. Cit., p. 27). Voilà pourquoi « L’expulsé » nous parle de son « âme [qui] se tordait du matin au soir, rien qu’à se chercher » (Nouvelles, p. 15).

1915.

L’innommable, p. 162. Exemple, p. 146 : « Le maître en tout cas, nous n’allons pas, voilà qu’ils mettent de l’eau dans leur piquette, nous n’allons pas, sauf cas de nécessité absolue, commettre l’erreur de nous en occuper ».

1916.

Wellershoff, « Toujours rien, presque rien », Op. Cit., p. 179.

1917.

La lettre-programme de 1937 disait encore : « Espérons que viendra le temps où l’on usera de la langue avec le plus d’efficacité […]. Comme on ne peut l’éliminer d’un seul coup, nous ne devrions au moins rien négliger qui puisse contribuer à la faire sombrer dans le discrédit.[…] Y a-t-il une raison pour laquelle cette matérialité tellement arbitraire de la surface du mot ne pourrait pas être dissoute, comme par exemple la surface du son, mangée par de grands silences noirs dans la 7e Symphonie de Beethoven » (B. Clément, L’œuvre sans qualités, Op. Cit., p. 238). C’est dans cette même lettre qu’on trouve les expressions « apothéose du mot » (à propos de Joyce) et « dissolution du mot » (voir P. Casanova, Beckett l’abstracteur, Op. Cit., p. 148).

1918.

« A la fin de mon œuvre, il n’y a rien que poussière : le nommable. Dans le dernier livre, L’innommable, il y a complète désintégration. Pas de Je, pas de Avoir, pas de Être, pas de nominatif, pas d’accusatif, pas de verbe. La toute dernière chose que j’ai écrite, Textes pour rien, a été une tentative pour sortir de cette attitude de désintégration, mais ce fut un échec » (Entretien avec Israël Shenker, New York Times, mai 1956. Cité par F. Saint-Martin, Samuel Beckett et l’univers de la fiction, Op. Cit., p. 215).

1919.

« Toujours moins, presque rien », Op. Cit., p. 169.