Septième partie. L’écriture de l’instant catastrophique

Des souffrances à ce point incommensurables [sont] au-delà de la compréhension humaine, elles [sont] l’affaire de grands écrivains et poètes
Jugement du procès Eichmann

Quand il fut redevenu un homme normal – c’est-à-dire un homme capable d’accorder (ou d’imaginer) quelque pouvoir à la parole, quelque intérêt pour les autres et pour lui-même à un récit, à essayer avec des mots de faire exister l’indicible
Claude SIMON 1962

Pour Finnegans Wake, son « gigantesque rébus polyglotte 1963  », Joyce craignait que la guerre qui s’annonçait en empêchât la vraie lecture, c’est-à-dire l’avènement du lecteur nouveau qu’il requiert. Cette limite de la lisibilité, cette sorte d’aporie de l’écriture romanesque, se construit toute entière à l’écart de l’histoire en train de se faire, dans une forme d’orgueil de son auteur, créateur d’un événement littéraire dont l’interprétation est inachevable. Pour Joyce, l’événement historique c’est, d’abord et avant tout, son œuvre.

Par ailleurs, depuis Darwin, l’homme est devenu une simple monade qui ne fait que subir la loi de l’évolution. Le processus continu de cette évolution le balaie pour, bien souvent, le reléguer dans les poubelles de l’Histoire. Comment dès lors se situer face à ce qui continue à s’appeler l’événement historique ? Et plus particulièrement, pour ce qui nous occupe : comment dorénavant les romanciers intègrent-ils dans leurs œuvres cette nouvelle façon d’envisager l’histoire ? Comment le roman  fait-il place à l’événement historique ?

La question a pris un tour d’autant plus aigu lorsque celui-ci s’est appelé Auschwitz et Hiroshima. Les romanciers d’après-guerre auraient-ils pu encore faire comme si cela n’avait pas eu lieu, à la façon de Joyce ? Quoi qu’ils en aient, c’est impossible, affirme Imre Kertesz, le prix Nobel hongrois : « Auschwitz et les événements de l’époque ont une influence très profonde sur l’art.[…] Même lorsqu’on n’écrit pas sur Auschwitz, les expériences d’Auschwitz s’insinuent dans l’écriture. Lorsqu’on ne saisit rien de ces expériences, de cette influence, on a affaire à un art de mauvaise qualité 1964  ». Ainsi pourrait alors se formuler la problématique : la confrontation à des événements d’une telle radicalité n’a-t-elle pas, au minimum, induit un bouleversement des modes de la fiction après la Deuxième Guerre Mondiale ? Et de fait, les œuvres de Sarraute et de Beckett, par exemple, nous disent de manière exemplaire le caractère tragique du monde contemporain, et ce avec leurs moyens propres, sans faire référence à des événements réels…

Sans faire référence à ces événements-là ? L’autre face de la question est alors la suivante : Quels nouveaux modes d’intégration de l’événement historique dans le roman ceux-ci ont-ils imposés, quelles nouvelles formes d’écriture et de construction narrative ?

Pour tenter de répondre à cette question, je procéderai par va-et-vient constants entre ce qu’on a appelé la catastrophe moderne, et ce qui en est l’acmé : les camps de concentration 1965 . Je ferai bien sûr référence à des fictions dont les auteurs ont directement vécu l’épreuve des camps (Imre Kertesz, David Rousset, Jorge Semprun, Tadeusz Borowski, Varlam Chalamov, Alexandre Soljenitsyne principalement), mais aussi à partir de l’œuvre d’autres romanciers, qui ont voulu se confronter à cet événement historique-là (William Styron et Le choix de Sophie, Alexandre Tisma et Le kapo, Romain Gary et La danse de Gengis Kohn). Enfin, croisant également, à nouveau, la réflexion de Walter Benjamin, cette fois en tant que penseur de la catastrophe, les romans de Claude Simon nous accompagneront. Car toute l’œuvre de l’auteur de La route des Flandres, qui n’a pourtant pas fait l’expérience personnelle des camps, apparaît de façon exemplaire comme écrite "après Auschwitz" 1966 .

Mais auparavant, il est sans doute nécessaire d’interroger la notion plus générale d’événement historique. Qu’est-ce donc que cet objet, l’« epoch-making 1967  » des anglo-américains? Michel Winock 1968 définit quatre caractéristiques, quatre « variables » qui permettent de le « mesurer » : 1°) son intensité, « quasi-quantifiable : combien de gens sont-ils impliqués ? Quelle est l’ampleur du phénomène ? Quelle est sa puissance de destruction ? 1969  ». 2°) Son imprévisibilité, qui est une caractéristique de tout événement, bien sûr : « Le prévisible ne fait pas événement, par définition 1970  ». Et « l’événement est d’autant plus grand qu’il surgit de l’impossible, qu’il bouleverse les idées reçues ». 3°) Son retentissement, lié aux moyens de communication de l’époque concernée : « il n’y a d’événement que s’il parvient à la connaissance d’un grand nombre de personnes. C’est pourquoi l’histoire contemporaine, qui a vu le développement extraordinaire des moyens de communication, est plus riche en événements que l’histoire ancienne ou médiévale ». Alors « tout devient événement et donc rien ne l’est [sous le feu des médias], sauf si l’image parvient à se hisser à l’exceptionnel, au monstrueux, à l’inédit radical ». 4°) Sa créativité enfin, mesure de l’événement par ses conséquences : « Si l’événement est destructeur (d’un ordre, d’une continuité, d’un équilibre), il est aussi créateur ». L’exemple d’Hiroshima (un de ses effets a été « l’équilibre de la terreur entre l’Est et l’Ouest ») « montre la nécessité du recul pour mesurer la créativité de l’événement ; les contemporains ne peuvent y prétendre », et Winock évoque les découvertes de l’imprimerie, de la pénicilline, de la pilule, dont l’importance ne put être mesurée qu’après-coup, et à la longue. La créativité est donc indépendante du retentissement : « Le 11 septembre n’a pas encore dévoilé toute sa dimension historique ».

De ces quatre caractères, c’est surtout sur celui de l’imprévisibilité que vont se séparer historiens et « grands écrivains et poètes ». Car les premiers n’aiment pas, c’est connu, l’imprévisibilité : « L’Histoire n’a pas pour ambition de faire revivre mais de recomposer, de re-constituer, c’est-à-dire de recomposer, de constituer un enchaînement rétrospectif », écrit Ricœur. Ils s’évertueront donc par exemple à trouver des explications "raisonnables" au génocide des juifs – mais explications auxquelles il manquera toujours quelque chose 1971 . Et sans doute est-ce là que les seconds, les écrivains, trouvent leur place. Laquelle ? C’est ce qu’il nous faut préciser, et l’idée du tragique va nous y aider.

Je l’ai rappelé à propos du naturalisme, le tragique se tient dans l’écart entre le destin des individus et la taille des événements historiques auxquels ils sont mêlés. Pour montrer la permanence d’un tel tragique, prenons l’exemple de deux romans – et de deux époques.

Voici d’abord Les fiancés, de Manzoni :

‘« L’automne vint, où Agnese et Lucia avaient compté se retrouver ; mais un grand événement public balaya ce projet ; et ce fut certes là l’un de ses moindres effets. […] Enfin, d’autres faits plus généraux, plus importants, plus extrêmes, arrivèrent jusqu’à eux, jusqu’aux derniers d’entre eux, selon l’échelle du monde ; de même qu’un tourbillon vaste, pressant, vagabond, tout en éclatant et en déracinant les arbres, soulevant les toits, découvrant les clochers, abattant les murailles et projetant alentour leurs débris, soulève aussi les fétus cachés dans l’herbe, va chercher dans les recoins les feuilles fanées et légères qu’un vent léger y avait rassemblées et les emporte avec beaucoup d’autres choses dans son souffle ravageur ». ’

Un siècle plus tard, voici Le comte de Saint-Germain,du romancier autrichien Alexander Lernet-Holenia :

‘« Il serait tout à fait superficiel de tenir pour fortuite la coïncidence entre le mal que m’a fait mon fils et le malheur qui frappe l’Etat.[…] J’ai l’impression d’avoir, aussi loin que je me souvienne, la tête prise dans l’étau infiniment douloureux forgé par la conscience de ces deux événements[…]. En d’autres termes : si les fatalités qui pèsent sur nous ne veulent pas seulement nous éprouver, mais au contraire nous accabler, elles se conjuguent au lieu de se disperser, se rassemblent autour de nous comme des vautours au-dessus des moribonds sur un champ de bataille. Je me trouve aujourd’hui exactement à l’endroit où se croise le cours des deux catastrophes 1972  » ’

Certes l’écrivain du XXe siècle évoque moins la charge que fait peser l’événement collectif sur le destin individuel que la conjonction entre la catastrophe d’ordre privé et celle d’ordre public (il s’agit ici de l’Anschluss). Il n’en demeure pas moins que dans les deux cas c’est du heurt entre le destin individuel et les grandes forces collectives que naît le tragique. C’est sur le fond de l’événement historique qu’émerge ici la figure du personnage, qui se dresse comme un héros envers et contre les forces historiques qui cherchent à l’écraser – conservant sa grandeur même lorsqu’il est vaincu.

Mais alors, puisque les camps ont aussi les caractères de l’événement historique proposés par Winock, en quoi une fiction qui les prendrait pour "fond" ne serait-elle pas possible ? La singularité de cet événement-là est-elle définitivement "indicible" 1973 ? C’est bien autour de cette question, centrale, lancinante, que tournent tous les débats autour de la littérature des camps, et des interdits qui ont pu être prononcés à son propos 1974 .

Notes
1962.

Cité par Hanna ARENDT, Eichmann à Jérusalem[1963], trad. de l’anglais par A. Guérin, Folio Gallimard, 2005, p. 375. Claude SIMON, L’Acacia, Minuit, 1989, p. 348

1963.

J.-M. Rabaté, James Joyce, Op. Cit., p. 193.

1964.

« Le vingtième siècle est une machine à liquider permanente », entretien avec Gerhard Moser, in Parler des camps, penser les génocides, Actes du colloque de Paris-Sorbonne de mai 1997, réunis et présentés par C. Coquio, Albin Michel, 1999, pp. 87- 92, pp. 88.

1965.

En choisissant de n’aborder la question de la littérature concentrationnaire qu’à propos des camps nazis et soviétiques, je ne fais aucune hiérarchisation de l’horreur, bien sûr, ni n’entre dans la très déplorable polémique sur une quelconque concurrence des victimes. Il m’apparaît simplement que la littérature concentrationnaire s’est véritablement constituée et a commencé à être diffusée à partir des témoignages des rescapés de ces deux systèmes (au point que certains parlent d’un genre littéraire à part entière).

1966.

Comme il le dit lui-même, « si le surréalisme est né de la guerre de 1914, ce qui s’est passé après la dernière guerre est lié à Auschwitz. Il me semble qu’on l’oublie trop souvent quand on parle du "nouveau roman". Ce n’est pas pour rien que Nathalie Sarraute a écrit L’Ere du Soupçon, Barthes le Degré zéro de l’Ecriture.[…] L’humanisme, c’était fini » (cité par Bruno FERRATO-COMBE, « Esthétique Picturale et Poétique Romanesque chez Claude Simon », in A Partir de "La Route des Flandres", Tours et Détours d’une Ecriture, sous la dir. de R. Ventresque, Montpellier, Université Paul Valéry, 1997, p. 86).

1967.

Voir Ricœur, Temps et récit, III, Op. Cit., p. 339.

1968.

Les références sont à son article, « Qu’est-ce qu’un événement ? » (Op. Cit.).

1969.

Toutefois, mettant en parallèle le 11 septembre et le génocide rwandais, Winock indique que « le quantitatif n’est pas seul en cause », il faut aussi tenir compte du « lieu géographique et politique ». Il y aurait donc une différence, dont la problématisation n’irait pas sans difficultés, entre la Shoah et les massacres de Tutsis par les Hutus.

1970.

Rappelons cependant une remarque faite plus haut à propos de la mort : pour beaucoup d’événements, ce n’est pas tant eux qui sont imprévisibles que le moment de leur survenue.

1971.

Paul RICŒUR, Histoire et vérité, Seuil, 1955, p. 26. Voir ces réflexions de Jacques RANCIERE : « Quelles raisons[…] les nazis avaient-ils d’exterminer les Juifs ? A quoi toutes sortes de réponses se présentent : la première est qu’ils n’en avaient point d’objectives, d’où se déduit tacitement qu’un événement sans raison d’être n’a peut-être pas d’être [=négationnisme] ; la seconde est qu’ils avaient perdu la raison parce qu’ils étaient fanatisés, ce qui, laisse-t-on entendre, arrive aisément aux foules, surtout quand elles ont faim et qu’elles sont humiliées[…] ; la troisième est que l’Allemagne de ces années affrontait une vraie menace, celle du communisme, dont beaucoup de représentants étaient juifs[…] » (« L’Inoubliable », in J.-L. Comolli et J. Rancière, Arrêt sur histoire, éd. du Centre Pompidou, 1997, pp. 49-69). Pierre CAMPION commente : « Pas plus qu’il n’en avait quand il est arrivé, l’événement décisif – celui-là, et bien d’autres [pour ma part je dirais : celui-là plus qu’aucun autre] – n’a de raison certaine après qu’il s’est produit. Ou plutôt il en aurait trop, ce qui fait qu’il n’en a plus, et les faits les mieux avérés se laissent dissoudre dans la mauvaise volonté, dans l’indifférence, la paresse de l’esprit à se mettre en présence du réel, dans les ratiocinations destinées à évacuer le manque de sens du réel quand il frappe à la porte » (La réalité du réel. Essai sur les raisons de la littérature, Presses Universitaires de Rennes, 2003, p. 182).

1972.

Les Fiancés[1827], trad. de l’italien par S. Magrini et L. Guilloux, Lausanne, éd. Rencontre, 1956, t. II, pp. 162-163. Alexandre LERNET-HOLENIA, Le comte de Saint-Germain[1935], trad. de l’allemand par J.-J. Pollet, Bourgois, 1994, pp. 20-21.

1973.

« La destruction des juifs européens […] est maintenant devenu un événement historique – mais un événement qui cependant conserve toute sa singularité », écrit le grand historien de la Shoah, Raul HILBERG (La destruction des juifs d’Europe[1961], trad. de l’anglais (américain) par M.-F. de Palomera et A. Charpentier, Fayard, 1988, p. 1023). L’ouvrage de Luba JURGENSON, L’expérience concentrationnaire est-elle indicible ? (Ed. du Rocher, 2003) est entièrement consacré à cette question.

1974.

Quelques exemples : « A mon sens, et d’une autre manière que l’a, du reste, avec la plus grande raison, décidé Adorno, je dirai qu’il ne peut pas y avoir de récit-fiction d’Auschwitz (je fais allusion au Choix de Sophie) » (Maurice BLANCHOT, Après-coup, Minuit, 1983, p. 98). « Pour qui a connu la révolution, la guerre, les camps de concentration, il n’y a pas de place pour le roman » (Varlam CHALAMOV, « De la prose », in Tout ou rien[1960-1975], trad. du russe par C. Loré, Verdier, 1993, p. 25). « L’Holocauste est d’abord unique en ceci qu’il édifie autour de lui, en un cercle de flammes, la limite à ne pas franchir parce qu’un certain absolu d’horreur est intransmissible : prétendre le faire, c’est se rendre coupable de la transgression la plus grave. La fiction est une transgression, je pense profondément qu’il y a un interdit de la représentation » (Jacques LANZMANN, « Holocauste, la représentation impossible », Le Monde, 3 mars 1994). « L’œuvre d’imagination ne peut que se taire devant l’énormité des faits, l’intensité magistral d’un reportage sans ornement » (George STEINER, Langage et silence, trad. de l’anglais par L. Lotringer, Seuil, coll. « Pierres Vives », 1969, p. 249).