Chapitre I. De l’indicible

Un roman sur Auschwitz n’est pas un roman ou n’est pas sur Auschwitz
Elie WIESEL 1975

L’affirmation de cet indicible a pris de multiples formes, jusqu’à l’affirmation que seule cette impossibilité pouvait être dite, ou que c’est seulement à partir d’elle que l’on en peut écrire quelque chose. Entamons donc notre réflexion à partir de cette interrogation : un art de l’après-coup concentrationnaire est-il possible ?

Mais d’emblée il faut dire ceci : radicalement autre que celle du héros tragique est la situation du concentrationnaire. Totalement soumis à des forces extérieures sur lesquelles il n’a plus de prise, aucune révolte, fût-elle intérieure, ne lui est plus possible. C’est ce qu’Imre Kertesz appelle être "sans destin" : « l’absence de destin, c’est tout ce qui est déterminé de l’extérieur.[…]A l’opposé de cette absence, j’appelle destin une possibilité de tragédie, de chute, d’échec dans l’action. C’est le destin classique, dans lequel on se reconnaît soi-même, ainsi que ses fautes, sa grandeur et ses particularités. On reconnaît les Dieux, pour rester dans la tragédie grecque. Avec l’absence de destin, tout cela n’existe plus. C’est aussi la fin de la tragédie 1976  ». Auschwitz est le monde du déterminisme le plus radical. Puisqu’à Auschwitz on a voulu « assassiner la notion même d’individualité », selon le mot d’Hanna Arendt 1977 , puisque le destin y a été supprimé, comment les outils du roman "d’avant Auschwitz", celui de Manzoni et, encore, de Lernet-Holenia, centré sur des individus-personnages pour lesquels « s’unissent, s’épousent, s’affrontent la courbe du destin et l’exercice de la liberté humaine 1978  », seraient-ils encore opératoires ?

Les camps marquent donc la fin du tragique. Mais ce n’est pas la seule "impossibilité". Quatre autres se conjuguent pour rendre problématique une "littérature des camps", un "roman sur Auschwitz". La première affirme que les catégories philosophiques et les valeurs éthiques sur lesquelles se fonde la civilisation occidentale sont mortes, elles aussi, à Auschwitz et au Goulag. La seconde pose une question fondamentale à l’idée même du témoignage : le seul qui soit vraiment légitime ne viendrait-il pas de ceux qui ont vécu l’expérience jusqu’au bout, c’est-à-dire sans en revenir – mais donc sans pouvoir porter ce témoignage ? La troisième en déduit que faire de la "littérature" sur le thème des camps est tout simplement obscène. Selon la quatrième enfin, c’est la crédibilité qui est en question : les expériences vécues sont tellement extrêmes que leurs récits mêmes rendent un son d’invraisemblance beaucoup plus fort que celui de n’importe quelle fiction sur tout autre sujet.

Comment dans ces conditions une très grande littérature d’un tel événement a-t-elle pu néanmoins émerger – ainsi qu’un discours qui ose étudier celle-ci ? Précisément en acceptant de se confronter à ces "indicibilités". Reprenons-les une à une.

Tout d’abord, il est certain qu’Auschwitz opère une remise en cause radicale de tous les discours philosophiques : « En tout cas il est clair que toute la question de l’activité de l’esprit ne se pose plus là où le sujet sur le point de mourir de faim ou d’épuisement est non seulement privé de son esprit mais cesse même d’être un homme ». La Raison n’est-elle pas morte, définitivement, dans les camps 1979  : « on pouvait [y] être affamé, être fatigué, être malade. Mais dire que l’on était, sans plus, n’avait aucun sens. Quant à l’Etre lui-même c’était devenu une bonne fois pour toutes un concept irreprésentable qui nous semblait désormais creux et vide de sens 1980  ». Les grandes valeurs philosophiques gardent-elles un sens lorsqu’elles s’appuient sur la destruction de l’homme pour prétendre à l’existence : « Tu te souviens comme j’aimais Platon. Aujourd’hui je sais qu’il mentait. Car le monde terrestre ne reflète pas un idéal, mais le travail pénible, sanglant, de l’homme.[…] Il n’y a pas de Beau s’il recèle de l’injustice. Il n’y a pas de Vérité qui taise cette injustice. Il n’est pas de Bien qui l’autorise 1981  ». Pour le philosophe qui entre à Auschwitz, il s’agit, littéralement, de désapprendre, et la révolte initiale qui consiste à s’en remettre « à cette sagesse folle et rebelle selon laquelle "ce qui n'a pas le droit d’exister ne peut exister" 1982  » ne dure pas longtemps. Il n’y a plus de sens de l’Histoire, la rationalité historique n’a rien à faire dans les camps. Finalement, lorsque l’Idée philosophique, celle de Platon, celle de Hegel, se réalise dans l’horreur des camps, ce jeu conceptuel qu’est la connaissance devient « inutile », selon le titre de Charlotte Delbo 1983 .

Et elle est aussi inutile parce que nécessairement incomplète. C’est la problématique du témoignage, deuxième trait de l’indicible. En elle se concentre, de la manière la plus aiguë, le problème de la relation entre littérature et histoire : « Qu’est-ce qui fonde la valeur d’un témoignage ? Est-ce que l’accent doit être mis sur la réalité des faits dont il témoigne ou sur la manière d’en témoigner, sur l’essence du témoignage lui-même ? 1984  ». Questions qui pourraient s’intégrer dans celle, canonique, du rapport de l’art à la réalité. Je la poserai de cette façon : de quelle réalité un roman "concentrationnaire" rend-elle, peut-elle rendre compte ?

Sur ce point, le propos de Primo Lévi est désespéré :« Je le répète : nous, les survivants, ne sommes pas les vrais témoins.[…] Nous, les survivants, nous sommes une minorité non seulement exiguë, mais anormale : nous sommes ceux qui, grâce à la prévarication, l’habileté ou la chance, n’ont pas touché le fond. Ceux qui l’ont fait, qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter, ou sont revenus muets, mais ce sont eux, les "musulmans", les engloutis, les témoins intégraux, ceux dont la déposition aurait eu une signification générale. Eux sont la règle, nous l’exception 1985  ». Ainsi serait dénoncée la vanité de tout témoignage, son incomplétude essentielle : ceux qui sont revenus ne peuvent acquérir le statut de véritables témoins, n’ayant pas vécu l’expérience jusqu’au bout. Pire : ils n’auraient même pas le droit de témoigner, puisqu’ils devraient leur survie à la mort d’un autre "à leur place" 1986 .

Il est remarquable que pour un écrivain comme Claude Simon, cette aporie se généralise à tout témoignage historique. Son constat initial est le suivant : il est définitivement impossible de connaître le véritable déroulement du ou des événements historiques, et donc d’offrir un témoignage fiable : « essaie au moins de te rappeler non pas comment les choses se sont passées (cela tu ne le sauras jamais – du moins celles que tu as vues : pour les autres tu pourras toujours lire plus tard les livres d’Histoire) 1987  ». Les récits "réels" ne peuvent donc être que falsifications 1988  : « Rien d’autre, donc, que ces vagues récits (peut-être de seconde main, peut-être poétisant les faits, soit par pitié ou complaisance[…], soit encore que les témoins[…] se soient abusés eux-mêmes, glorifiés, en obéissant à ce besoin de transcender les événements auxquels ils avaient plus ou moins directement participé) 1989  ».

Si la philosophie est morte à Auschwitz, si le témoignage est, pour le moins, incertain et incomplet, la littérature serait-elle en mesure de prendre le relais pour dire l’événement concentrationnaire ? C’est ce que nous finirons par conclure. Elle pourrait alors être faite de « ces langages sans cesse tirés hors d’eux-mêmes par l’innommable, l’indicible, le frisson, la stupeur, l’extase, le mutisme, la pure violence, le geste sans mot 1990 ». Pourtant, là non plus cela ne va pas de soi.

On se souvient que dans la théorie de Lotman, la difficulté de l’œuvre d’art est qu’elle doit reproduire l’illimitation du monde dans son propre cadre, par essence fini. L’idée pourrait, dans un premier temps, appuyer l’affirmation selon laquelle "faire de la littérature" à partir des expériences extrêmes du XXe siècle est vain, voire indécent. L’incommensurabilité de l’expérience des camps ne peut être enfermée dans le pauvre "cadre" d’un roman. Dans Hiroshima mon Amour[1959], Marguerite Duras donne une réponse, semble-t-il définitive, au problème : à toutes les descriptions que l’héroïne veut faire de ce qu’elle a vu dans les musées d’Hiroshima sur les ravages de la bombe, son amant oppose un péremptoire « tu n’as rien vu à Hiroshima. Rien. » Qu’a donc vu celui qui a vu ? Précisément, rien : « Quand je fais dire au début "Tu n’as rien vu à Hiroshima", cela voulait dire, pour moi, "tu ne verras jamais rien, tu n’écriras rien, tu ne pourras jamais rien dire sur cet événement" ». Et Duras dit encore plus explicitement (dans le synopsis du film d’Alain Resnais) : « Impossible de parler d’Hiroshima. Tout ce qu’on peut faire c’est de parler de l’impossibilité de parler d’Hiroshima. La connaissance d’Hiroshima étant a priori posée comme un leurre de l’esprit 1991  ». Si la position de principe est celle-ci, la prise de conscience de cette impossibilité ne rend-elle pas présomptueuse et dérisoire toute "tentative de restitution", selon le titre de l’un des romans de Simon ? C’est en tout cas le sentiment exprimé par Duras dans la préface de La douleur, récit-journal de l’attente, puis du retour du camp de Robert Antelme, son ancien compagnon : en retrouvant ces lignes écrites à l’époque, puis oubliées, elle « s’est trouvée devant un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment auquel [elle] n’a pas osé toucher et au regard de quoi la littérature [lui] a fait honte 1992  ».

C’est aussi le sentiment exprimé par l’écrivain d’origine polonaise Piotr Rawicz : dès qu’on use de procédés littéraires, l’esthétisme qu’ils transportent avec eux est « à vomir 1993  » – le risque le plus grand, et l’obscénité la plus grande, étant de voir les camps réduits à n’être que prétextes à œuvres d’art intemporelles, l’aspect "fabuleux" tendant à supplanter alors l’aspect "mythologique", selon les termes employés par Lotman :

‘« Je crains qu’à force de nous griser de culture, nos plus grands crimes s’estompent complètement. Tout sera enveloppé d’une telle beauté que les massacres et les famines ne seront plus que des effets littéraires ou picturaux heureux sous la plume d’un Tolstoï ou le pinceau d’un Picasso. Et dans la mesure où quelque charnier, soudain entrevu, trouvera aussitôt son expression admirable, il sera classé monument historique et ne sera plus considéré que comme une source d’inspiration, du matériau pour Guernica, la guerre et la paix devenant, pour notre bonheur, Guerre et Paix » 1994

Après la philosophie, l’art serait donc mort dans l’horreur des camps – ce que disait, d’une certaine façon, l’anathème d’Adorno contre la poésie. « Auschwitz nie toute littérature comme il nie tous les systèmes », écrit encore Wiesel 1995 .

Ce point de vue radical rejoint la dernière forme qui a été donnée à l’interdit, prononcé cette fois à l’encontre de toute fiction. C’est sur cette quatrième expression de l’impossibilité qu’il convient de s’arrêter, car c’est dans la confrontation avec elle qu’"une fiction des camps" a néanmoins pu voir le jour, c’est sur cette négativité qu’elle s’est élaborée 1996 .

Un vif débat à ce sujet a opposé Chalamov et Soljenitsyne. L’auteur de L’archipel n’a pas craint de l’affirmer : « On nous dit à l’Occident : le roman est mort et nous nous démenons et faisons de beaux discours pour dire que le roman n’est pas mort. Mais il ne sert à rien de faire des discours, il faut publier les romans, dont l’éclat là-bas éblouisse les yeux et alors "le nouveau roman" s’éteindra et les "néo-avangardistes" en resteront bouche bée 1997  ». Soljenitsyne ne voit que futilité et vanité dans les querelles esthétiques qui enflamment les milieux intellectuels occidentaux, et l’ampleur de l’œuvre de celui qui s’est voulu, au premier chef, l’écrivain des camps soviétiques semble donner raison à sa position. Une journée d’Ivan Denissovitch, Le premier cercle sont bien des romans, et qui rendent compte, de la manière la plus juste, de l’inouï de l’expérience concentrationnaire.

Mais voici ce que Chalamov, après la lecture d’Une journée…, écrit à son auteur : « Je ne partage pas votre opinion sur la permanence du roman, de la forme romanesque. Le roman est mort.[…] Le lecteur qui a vécu Hiroshima, les chambres à gaz d’Auschwitz, les camps de concentration, qui a été témoin de la guerre, verra dans toute fiction une offense. Pour la prose d’aujourd’hui, pour celle de demain, l’important est de dépasser les limites et les formes de la littérature.[…] Tout cela ne doit pas être du littéraire mais se lire d’un souffle 1998  ».

Pour Chalamov donc, l’expérience des limites 1999 vécue au camp ne peut s’enfermer dans une fiction, forcément incomplète, forcément mensongère. Cette fois c’est le roman qui est invalidé, parce qu’au camp la réalité dépasse l’imagination. Telle est la dernière formulation de l’impossibilité du récit d’un tel événement. La question de la vraisemblance en est complètement inversée, puisque ce n’est plus la fiction qui est aux risques de l’invraisemblable, mais la réalité. Lorsque Bertold Brecht écrit : « Les événements d’Auschwitz, du ghetto de Varsovie, de Buchenwald ne supporteraient certainement pas une description de caractère littéraire. La littérature n’y était pas préparée et ne s’est pas donné les moyens d’en rendre compte 2000  », il explicite bien la difficulté à laquelle se heurte le romancier. C’est l’événement historique qui ici perd toute vraisemblance. Il ne s’agit plus de rendre crédible un monde inventé, « mais un réel absurde et défiant toutes les normes.[…] Confrontée à Auschwitz, l’imagination du romancier travaille sur une réalité qu’il perçoit comme irréelle et ceci même lorsqu’il invente à partir de documents ou de témoignages dignes de foi 2001  ». Voilà pourquoi les romans "sur Auschwitz" ont souvent suscité des polémiques lors de leurs parutions 2002 .

Il s’agit bien d’un problème de réception. Ce n’est pas l’authenticité du témoignage qui est en question, dont on pense qu’il aura d’autant plus de force qu’en seront évacuées toutes préoccupations de style, de "littérature". C’est l’incommensurabilité de l’expérience concentrationnaire qui risque d’avoir du mal à trouver crédit 2003 . Loin que l’écrivain ait « besoin de la fiction hyperbolique pour rendre son texte "crédible" ou "vivant" », il doit au contraire lutter « contre l’"hyperbole" du réel pour atteindre la vraisemblance et donc la communication 2004  ». A rebours donc de ce réalisme un peu simpliste qui veut croire à l’authenticité du témoignage, on peut avancer que l’expérience vécue exige peut-être, justement, des qualités d’écrivains et de créateurs qui soient à la hauteur de l’extrême de l’événement.

Et de fait, l’interdit a bel et bien été levé, et notoirement par des écrivains qui puisent une légitimité dans l’expérience des camps. Si Semprun est pris d’un doute « sur la possibilité de raconter », ce n’est pas que « l’expérience vécue soit indicible », c’est qu’« elle a été invivable, ce qui est tout autre chose, on le comprendra aisément. Autre chose qui ne concerne pas la forme d’un récit possible, mais sa substance ». Qui alors parviendra à cette substance, « à cette densité transparente » ? Seulement « ceux qui sauront faire de leur témoignage un objet artistique, un espace de création. Ou de recréation. Seul l’artifice d’un récit maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la vérité du témoignage 2005  ». Ce récit maîtrisé, Semprun s’est attaché à l’écrire.

David Rousset aussi. Dès son retour du camp, le grand résistant entreprend l’écriture de ce monument qu’est Les Jours de notre mort. Voici ce que dit Maurice Nadeau de ce qui est, précisément, un roman :

‘Rousset « a voulu que ces "Jours de notre mort" fût un "roman". Il s’en explique : pour faire entrer dans les consciences une étrange, insolite, incroyable réalité,[…] il lui fallait avoir recours aux techniques de la création littéraire. Synthétiser les situations, typifier les personnages, particulariser les engrenages de la machine, user en somme de la liberté que se donne l’écrivain pour redonner vie à ce que le temps efface, l’espace disperse, la mémoire oublie, et qui forme désormais une réalité qui envahit pour toujours nos cœurs et nos esprits. Seules pareilles techniques pouvaient nous le faire accompagner dans sa descente aux abîmes 2006  » ’

C’est donc bien parce que la réalité à décrire est « incroyable » que Rousset adopte la forme romanesque 2007 .

Autre exemple encore, celui de Piotr Rawicz. L’auteur du Sang du ciel semble d’abord penser que les procédés littéraires sont, au minimum, inadéquats. Comment en effet faire une « composition sur une décomposition » ? Ce ne serait que rajouter un tour de vis à la fausseté de tout récit de la catastrophe. Et pourtant, le même Rawicz ajoute :

‘« Le "procédé littéraire" est une saleté par définition. Il l’est davantage de par ses éléments constitutifs : le procédé, le procédé, cette notion est comme un parcours quotidiennement rabâché, entre son bureau et son domicile, par un fonctionnaire souffrant d’hémorroïdes. La littérature : l’anti-dignité érigée en système, en seule règle de conduite. L’art, parfois rétribué, de fouiller dans les vomissures. Et pourtant, à ce qu’il semble, navigare necesse est : il FAUT écrire » 2008

Il faut écrire…Et Rawicz va se mettre à user d’abondance des figures qu’il dénonce – en particulier de la métaphore 2009 . C’est au cœur de cette contradiction qu’il construit son récit, qu’il choisit justement la forme romanesque : « Le choix de la forme romanesque pour étayer le témoignage vécu combine l’effet de présence du revenant 2010 qui peut dire "j’y étais", avec la souplesse et la liberté – et la mise à distance – de la fiction.[…] Le lecteur peut ainsi contourner l’écueil de la vérification du détail factuel – la vérité littérale – et affronter l’expérience dans l’authenticité vive de son expression poétique 2011  ».

Cette question de l’authenticité s’insère dans celle, plus générale, de la relation de la fiction à la réalité. Sans prétendre trancher dans un tel débat, je proposerai quelques pistes de réflexion susceptibles de l’éclairer – sur le sujet singulier qui nous occupe.

Notes
1975.

Cité par Charlotte WARDI, Le génocide dans la fiction romanesque, PUF, coll. « Ecriture », 1986, p. 164.

1976.

Kertesz, entretien cité, p. 90.

1977.

Les origines du totalitarisme, III : Le système totalitaire[1951], trad. de l’anglais par J.-L. Bourget, P. Davreu, P. Lévy, Points Seuil, 1995, p. 194.

1978.

La formule est de M. Le Bris, à propos, il est vrai, du roman d’aventures (Préface aux Essais… de Stevenson, Op. Cit., p. 33).

1979.

Dès 1944, Adorno et Horkeimer parlent d’une « autodestruction de la raison » (Dialectique de la raison, Gallimard, 1974, p. 15, cité par Enzo TRAVERSO, L’histoire déchirée. Essai sur Auschwitz et les intellectuels, éd. du Cerf, coll. « Passages », 1997, p. 37).

1980.

Jean AMERY[Hanns MAIER], Par-delà le crime et le châtiment. Essai pour surmonter l’insurmontable[1966], trad. de l’allemand par F. Wuilmart, Actes-Sud Babel, 2005, pp. 35 et 54. Améry, philosophe et philologue allemand, déporté comme résistant et juif à Auschwitz en 1943, se suicidera en 1978.

1981.

Tadeusz BOROWSKI, Le monde de pierre[1948], trad. du polonais par L. Dyèvre et E. Veaux, Bourgois, 1992, p. 202. Borowski, poète ukrainien d’origine polonaise, déporté à Auschwitz en 1943 se suicidera en 1951.

1982.

Améry, Par-delà le crime et le châtiment, Op. Cit., p. 39. « Le pouvoir des SS dressait sa masse monstrueuse et inexpugnable devant le détenu, c’est une réalité qui ne pouvait être contournée et qui finissait ainsi par paraître raisonnable. En ce sens tout le monde ici devenait hégélien[…] : l’Etat SS apparaissait dans l’éclat métallique de sa totalité comme un Etat dans lequel l’Idée se réalisait » (Améry, Op. Cit., p. 42).

1983.

Une connaissance inutile[1970] est le 2ème volume de la trilogie de Charlotte DELBO, intitulée Auschwitz et après (Minuit).

1984.

Gérard CONIO, « La crise du sujet et l’écriture romanesque de l’histoire : Chalamov contre Soljenitsyne », in La Geste russe. Comment les russes écrivent-ils l’histoire au XXe siècle ?, Actes du colloque de l’Université d’Aix-en-Provence de 1998, sous la dir. d’A. Veinstein, Publications de l’Université de Provence, 2002, pp. 279-293. P. 28. Il s’agit bien d’une question posée à la littérature. Daniel DOBBELS et Dominique MONCOND’HUY écrivent ainsi que cette question « est, ne saurait être, s’il s’agit d’impliquer vraiment le lecteur, qu’une question littéraire, une question qui ne saurait trouver résolution et sens véritable que dans et par la littérature, et du même mouvement une question posée à la littérature » (« Les camps et la littérature. Une littérature du XXe siècle », Avant-propos, La Licorne n° 78, UFR de Langues et Littératures de Poitiers, Maison des Sciences de l’Homme et de la Société, 2000, p. 7).

1985.

Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz[1987], trad. de l’italien par A. Maugé, Gallimard, coll. « Arcades », 2000, p. 82. Voir Alexandre SOLJENITSYNE : « Tous ceux qui ont puisé au plus profond, tous ceux qui ont goûté au plus plein, tous ceux-là sont déjà dans la tombe et ne raconteront pas. L’ESSENTIEL sur les camps, plus personne, désormais, ne le racontera jamais plus » (L’archipel du Goulag II[1974], trad. du russe par J. Johannet, Seuil, 1974, p. 8). Plus récemment voici encore l’espagnol Javier CERCAS : « Les héros ne le sont que quand ils meurent ou quand on les assassine. Et les véritables héros naissent dans la guerre et meurent dans la guerre. Il n’y a pas de héros vivants, jeune homme. Ils sont tous morts. Morts, morts, morts » (Les soldats de Salamine[2001], trad. de l’espagnol par E. Beyer et A. Grujicic, Actes Sud, 2002, p. 224).

1986.

Question que Jorge SEMPRUN prend à bras le corps, par exemple dans Le Mort qu’il Faut (Gallimard, 2001).

1987.

Histoire[1967], Minuit, 2000, p. 172. Ces phrases de Simon peuvent faire écho à la réflexion de Benjamin : « Articuler historiquement le passé ne signifie pas le connaître "tel qu’il a été effectivement", mais bien plutôt devenir maître d’un souvenir tel qu’il brille à l’instant d’un péril » (« Thèses sur la philosophie de l’histoire », Op. Cit., p. 279). Selon B. Denis, le problème de « l’écriture sur l’événement historique », c’est « que le romancier ne peut [le] prendre en charge qu’avec une distance temporelle qui mine son ambition de saisir l’événement dans ce qui constitue son surgissement. [L’histoire] a toujours un coup d’avance sur le romancier, qui peine à la suivre et ne peut guère prendre en charge l’événement historique que dans un après-coup où il a déjà pris son sens collectif » (« "rendre à l'événement sa brutale fraîcheur"… », Op. Cit., p. 220).

1988.

Cora REITSMA-LA BRUJEREE (Passé et Présent dans "Les Géorgiques" de Claude Simon, Amsterdam, Rodopi, 1992, p. 63-106) analyse ainsi le détournement du "témoignage" d’Orwell sur la guerre d’Espagne à travers le personnage d’O., dans Les Géorgiques.

1989.

L’Acacia, p. 326.

1990.

Michel FOUCAULT, Dits et écrits, I, Gallimard, 1998, p. 256, cité par Alain BROSSAT, L’épreuve du désastre. Le XXe siècle et les camps, Albin Michel, 1996, p. 235. Brossat commente : « Que la dialectique de la Raison, le discours dialectique ininterrompu de la Raison soient sortis, précisément, rompus de l’épreuve (de vérité) totalitaire, c’est ce que dévoile cette présence davantage de la littérature et non pas de la science ou de la philosophie au cœur de toutes les tentatives de saisie discursive de l’expérience concentrationnaire dans le présent ».

1991.

Cité in Romans, Cinéma, Théâtre, un Parcours, 1943-1993, Gallimard, "Quarto", 1997, pp. 534 et 540.

1992.

La Douleur[1985], Folio Gallimard, 2000, p. 12. On signalera que la comparaison avec les cahiers originaux de Duras montrent qu’en réalité elle a bel et bien retouché son texte initial (voir Delphine HAUTOIS, « Antelme et Duras. Le témoignage ou la littérature en question », in Ecrire après Auschwitz. Mémoires croisées France-Allemagne, sous la dir. de K. Garscha, B. Gelas et J.-P. Martin, Lyon, PUL, 2006).

1993.

« Avec des ciseaux rouillés, je découpais les morceaux du ciel. Je comparais les nuages à des chiffons sales, préparais les œufs à la coque… Encore des comparaisons, encore des métaphores. C’est à vomir » (Le sang du ciel, Gallimard, 1961, p. 118). Ce roman décrit l’errance d’un juif d’origine ukrainienne à travers l’Europe des ghettos, qui parviendra néanmoins à échapper à la déportation.

1994.

Romain GARY, La danse de Gengis Kohn[1967], Gallimard, p. 48. Le sémioticien Georges MOLINIE formule le problème en ces termes : « s’il n’y a radicalement aucun autre moyen que la littérarisation de l’empirie des camps pour en sauvegarder à tout prix l’abominable stigmate, n’est-il pas cependant scandaleux d’en devoir faire un objet d’art, qui, d’une façon ou d’une autre, transformera l’indicible horreur en délectation du dire, en sublime moderne ? » (« La littérature des camps : pour une approche sémiotique », in Les camps et la littérature, Op. Cit., pp. 22-25. P. 25).

1995.

Elie WIESEL, Un Juif aujourd’hui, Seuil, 1977, p. 191.

1996.

Comme l’écrit Kertesz : « A l’époque de Goethe, l’inspiration venait encore de l’admiration. Aujourd’hui – et cela se confirme également chez un grand écrivain autrichien, Thomas Bernhard – elle vient de la nausée. La Nausée est aussi le titre de Sartre, et c’est aussi de la nausée, du négatif que vient l’inspiration de Samuel Beckett.[…] Si l’art a une tâche quelconque, c’est de donner forme à cette négativité culturelle et d’en venir à bout » (« Le vingtième siècle est une machine à liquider permanente », Op. Cit., p. 89).

1997.

Cité par G. Conio, « La crise du sujet… », Op. Cit., p. 283.

1998.

Lettre citée in Ibid., p. 280.

1999.

A ce sujet, Stéphane BIKIALO fait un rapprochement entre Simon et Antelme. Il explique qu’avec L’espèce humaine et L’acacia « se joue une expérience extrême, au sens étymologique de ce qui est le plus à l’extérieur, ou à la limite,[…] qu’il s’agisse de l’expérience concentrationnaire ou de celle de la guerre de manière plus générale » (« Langage et identité : les non-coïncidences du dire dans la littérature du XXe siècle. Les cas de Robert Antelme et de Claude Simon », in Les camps et la littérature, Op. Cit., pp. 131-151, p. 132).

2000.

Ecrits sur la politique et la société, trad. de P. Dehem et P. Ivernel, L’Arche, 1970, p. 244, cité par Alain PARRAU (Ecrire les camps, Belin, coll. « Littérature et Politique », 1995, p. 37).

2001.

C. Wardi, Le génocide…, Op. Cit., p. 41. Wardi cite l’historien Isaac Schipper, mort à Maïdanek, et qui s’y interrogeait déjà : « Qui prêtera foi à nos récits. Personne ne voudra nous croire parce que notre malédiction est celle du monde civilisé tout entier » (p. 22). David Rousset exprime la même idée dans Les jours de notre mort : « Quels déserts de silence faudrait-il traverser, une fois la gueule de la mort refermée, pour retrouver vraiment les hommes anciens » capables de nous entendre ? (Op. Cit., p. 731).

2002.

A propos du Choix de Sophie, de William Styron, C. Wardi écrit : « l’accumulation de la documentation n’a jamais garanti l’authenticité historique de la fiction et l’œuvre de Styron illustre fort bien l’effet désastreux qu’elle peut produire » (Le génocide…, Op. Cit., p. 158). On signalera également la violente réaction de Jean Cayrol à propos de La mort est mon métier, de Robert Merle, et de L’étincelle de vie, d’Erich Maria Remarque, dans les années 1950.

2003.

Tous l’ont dit. « Peut-on tout entendre, tout imaginer ? Le pourra-t-on ? En auront-ils la patience, la passion, la compassion, la rigueur nécessaire ? Le doute me vient, dès ce premier instant, cette première rencontre avec des hommes d’avant, du dehors – venus de la vie » (Jorge SEMPRUN, L’écriture ou la vie, Gallimard, 1994, p. 24). « Je voudrais raconter ce que j’ai vécu, mais existe-t-il au monde une seule personne pour avoir foi dans quelqu’un qui écrit dans une langue inconnue ? C’est comme si je voulais convaincre les arbres ou les pierres » (Borowski, Le monde de pierre, Op. Cit., p. 355). « A peine commencions-nous à raconter que nous suffoquions. A nous-mêmes, ce que nous avions à dire commençait alors à nous paraître inimaginables » (Robert ANTELME, L’espèce humaine[1947], TEL Gallimard, 1978, p. 9). 

2004.

Karla GRIERSON, « "Vérité", littérarité et vraisemblance dans le récit de déportation » (in La Shoah. Témoignages, Savoirs, Œuvres, Actes du colloque d’Orléans de novembre 1996, sous la direction d’A. Wieviorka et C. Mouchard, Presses Universitaires de Vincennes, 1999, pp. 207-224. Pp. 216-217). Elle ajoute : « Ceci est le cas pour les récits de vie[…], mais aussi pour les écrits de fiction, et le problème devient plus riche dans ce contexte, car quel sens attribuer à un roman dont les éléments "romanesques" sont justement ceux qui ne viennent pas de l’imagination du romancier ? »

2005.

L’écriture ou la vie, Op. Cit., pp. 23-24. Ainsi, ajoute Semprun, « l’ineffable dont on nous rebattra les oreilles n’est qu’alibi ». Georges DIDI-HUBERMAN, reprenant la réflexion d’H. Arendt (notamment dans Penser l’événement : « les massacres administratifs [dépassent] non seulement l’imagination humaine, mais aussi les cadres et les catégories de la pensée et de l’action politique », trad. de l’anglais par C. Habib, Belin, 1989, p. 27), écrit : « Auschwitz dépasse toute pensée politique existante, voir toute anthropologie ? Il faut donc repenser jusqu’au fondement des sciences humaines en tant que telles.[…] La "vérité" d’Auschwitz, si cette expression a un sens, n’est ni plus ni moins inimaginable qu’elle n’est indicible » (Images malgré tout, Minuit, 2003, pp. 38-39).

2006.

Préface, Les jours de notre mort, Op. Cit., p. IV.

2007.

Ce qui n’invalide pas pour lui d’autres formes littéraires (L’univers concentrationnaire est un essai).

2008.

Le sang du ciel, Op. Cit., pp. 16 et 120.

2009.

Le critique américain James E. YOUNG écrit : « Plutôt que de voir les métaphores comme constituant un danger pour les faits de l’Holocauste, nous devons reconnaître qu’elles sont les seuls moyens d’accéder à ces faits qui ne peuvent exister en dehors des figures qui nous les transmettent » (Writing and Rewriting the Holocaust Narrative and the consequences of interpretation, Indiana University Press, 1988, p. 91. Cité et trad. par Catherine DANA, Camus, Perec et l’écriture de la Shoah, L’Harmattan, 1998, p. 34).

2010.

Cette figure du "revenant", qu’illustre à merveille le Gengis Kohn de Romain Gary, marque souvent l’impression qu’éprouvent ceux qui, justement, sont revenus : « Tout était faux, visages et livres, tout me montrait sa fausseté et j’étais désespérée d’avoir perdu toute capacité d’illusion et de rêve[…]. Voilà ce qui, de moi, est mort à Auschwitz. Voilà ce qui fait de moi un spectre » (Charlotte DELBO, Spectres, mes compagnons, Berg International, 1995, p. 47).

2011.

Catherine COQUIO, « Le sang du ciel de Piotr Rawicz ou la littérature comme "composition sur une décomposition" », in Parler des camps, Penser les génocides, Op. Cit., pp. 401-413 (p. 410).