Chapitre II. Pour un récit éclaté ou un récit continu ?

Ce sont bien les modes d’écriture romanesques qu’il convient d’interroger. On se souvient que Nathalie Sarraute faisait du « fait déplacé » le fondement de la fiction, parce qu’un tel transport donne au « fait vrai » une instabilité qui lui permet de bouger, lui redonnant une mobilité. De la même façon, le même Chalamov qui annonçait la mort du roman va se réclamer d’une « invention vraie » – entrer donc dans l’aire de la fiction. Dans « Cherry-Brandy », qui raconte la mort de Mandelstam dans un camp près de Vladivostok en 1938 2012 , l’auteur des Récits de Kolyma imagine le poète agonisant, dont la pensée petit à petit s’efface. Il "invente" son épuisement, puis son extinction corporelle et psychique. Pour rendre vrai, Chalamov "fictionnalise".

Voici comment il justifie ce récit 2013 , dans lequel « il y a moins d’infidélités historiques que dans Boris Godounov de Pouchkine » : 1°) le camp où est mort Mandelstam, Chalamov l’a connu un an avant lui ; 2°) le récit « offre une description quasi clinique de la mort par dystrophie alimentaire » ; 3°) « il relate la mort d’un homme. Cela vous suffit-il ? » ; 4°) « Et la mort d’un poète. En se basant sur sa propre expérience, l’auteur tente d’imaginer quels pouvaient être les pensées et les sentiments de Mandelstam, partagé entre la ration de pain et la haute poésie ». Rendre compte, ce n’est pas donner une simple photocopie du réel. En « inventant » la mort de Mandelstam, « l’auteur n’a recherché que le vif de la vie ». Dès lors, «  qui osera traiter ce récit de "légende" ? » Le pur informatif, le documentaire seul ne suffisent pas, il faut faire « croire au récit, ainsi qu’à tout le reste, non comme une donnée d’information mais comme on croit devant une plaie ouverte au cœur ».

Chalamov ne se contredit pas, bien sûr. Le roman dont il proclame la mort, c’est celui qui servait aussi de référence aux historiens François Furet ou Paul Veyne. Il serait daté, et ses schèmes obsolètes : « La mort du roman, de la nouvelle, du récit signifie la mort du roman psychologique, descriptif 2014  ». Les camps ne sont pas un lieu où pourraient vivre les héros de tel roman. La meilleure preuve est que ceux-ci n’ont eu garde d’accompagner leurs lecteurs dans l’enfer : « Tous les personnages de roman que j’avais fréquentés si intimement pendant tant d’années avaient disparu. Pourquoi ? Sont-ils inadaptables ?[…] Je sais seulement que Madame Bovary ne s’est jamais hasardée dans les marais d’Auschwitz. Ni Anna Karénine. Ni Lucien Leuwen que j’aimais tant. Ni Rastignac 2015  ». C’est aussi ce que dit Chalamov, parlant de la forme romanesque surannée de Tolstoï, mais aussi de celle, pourtant contemporaine des camps, d’Hemingway ou du docteur Jivago, « dernier roman russe, qui marque le naufrage du roman classique, le naufrage des homélies littéraires à la Tolstoï ». Toute cette littérature ne saurait convenir aux camps.

Seul un roman "éclaté" est adapté à un tel événement, lui aussi éclaté : « la nouvelle prose, c’est l’événement, le combat lui-même, non sa description ». A l’opposé d’un Soljenitsyne, plus "classique", Chalamov se réclame explicitement des nouvelles techniques romanesques (flux de conscience, amenuisement de l’intrigue, suppression de la causalité linéaire, fragmentation, etc.). Son véritable modèle, c’est Faulkner : « Faulkner, c’est le roman brisé, le roman en pièces », seul capable « d’édifier un monde à partir de débris 2016  »…

Mais comment concilier cette position radicale avec celle d’un Kertesz ? Celui-ci prône une fiction de facture beaucoup plus traditionnelle, qui respecte un « modèle temporel linéaire ». L’auteur d’Être sans destin est parti de cette question : « comment peut-on représenter l’histoire comme fiction ? Si je veux faire cela, il me faut recréer le monde entier, il me faut donc inventer Auschwitz. […] Le problème central de ce roman était le temps de l’action, le temps du récit ». Le choix de Semprun d’écrire des fictions non linéaires, tombant dans « l’erreur habituelle d’une succession temporelle irrégulière », lui paraît « complètement faux 2017 ». Comment donc « inventerAuschwitz », le « figurer comme système » ? En imposant « le temps à mon héros négatif comme un poids pesant, écrasant.[…] Tout ce qui le détermine lui est imposé de l’extérieur, son identité n’est pas sa propre identité, son destin n’est pas le destin qu’il s’est choisi, et les situations dans lesquelles il s’engage, il ne peut pas non plus les déterminer ». Auschwitz est le monde du non-choix – ou plutôt du choix forcément négatif 2018 . D’où ce parti pris d’« un modèle temporel linéaire.[…] Là, dans la composition, règne un monde total. Les tons sont déterminés de l’extérieur et doivent être composés en direction de la fin selon une succession bien programmée ».

Kertesz voit donc dans le modèle linéaire la meilleure façon de rendre compte de cette terrible spécificité : l’avancée inéluctable vers la fin programmée de l’« être sans destin » des camps – modèle dépassé, pour Chalamov 2019 . Les positions sont-elles irréconciliables ?

Ce n’est pas si sûr. Car la "linéarité" de Kertesz n’a pas grand chose à voir avec celle d’un Tolstoï, d’un Balzac, d’un Pasternak, d’un Hemingway même, où le fait – et la chance, sans doute – d’avoir un destin est synonyme de l’ordonnancement de la vie – de la linéarité du récit. Ici, destin et linéarité marchent de concert, nous sommes encore dans le tragique. Là, et particulièrement dans Etre sans destin, l’expérience du camp est celle de l’absence de destin comme linéarité 2020 : à la personne on impose, en la dépersonnalisant justement, une ligne de vie qui mène tout droit à la mort. La chronologie est à l’opposé de toute inférence causale.

Si continuité il y a donc (comme chez Soljenitsyne), elle n’est peut-être pas si éloignée de la discontinuité d’un Chalamov ou d’un Borowski. Elles se rejoindraient même sur deux points essentiels : d’une part, toutes deux mettent en évidence une spécificité centrale des camps : la mort qui perd son caractère d’événement, à la fois individuel et collectif, sa grandeur tragique. D’autre part, continuité et discontinuité montrent que l’événement historique des camps se concentre en et à chaque instant, transformant chacun de ces instants en un événement d’une exceptionnelle densité et qui ne peut que rester éternellement présent, comme on le verra.

Pour mieux appréhender un tel processus, opérons un détour par Claude Simon. Ses romans en effet s’appuient sur, et mettent en œuvre « une vision de l’Histoire 2021  » et de l’événement historique exemplaire, proche de la "solution" qu’ont trouvée aux apories de la représentation les écrivains des systèmes concentrationnaires nazi et soviétique. Et solution qui évite d’"effacer" l’événement dans un esthétisme qui serait en effet plus que douteux 2022 .

Selon l’auteur de La route des Flandres, pour celui qui vit un événement historique, la situation est rigoureusement incompréhensible. C’est ainsi qu’il revient sans cesse sur l’absurdité de la guerre 2023 . Le thème n’est pas nouveau, bien sûr : l’obscur "acteur" qui se trouve pris dans un événement historique éprouve un irrépressible sentiment de non-sens – déjà entendu dans le fameux « Il n’y comprenait rien du tout » de La Chartreuse de Parme, repris dans les imprécations du Bardamu de Céline, dans le vague-à-l’âme des soldats isolés dans la forêt mosellane de Gracq, ou errants dans les paysages dévastés de la Première Guerre Mondiale chez Faulkner 2024 . Vassili Grossmann exprime ainsi ce sentiment : « Quand la conscience humaine se tourne vers le passé, elle ne garde dans le tamis de la mémoire qu’un concentré des grands événements du passé, et laisse échapper les souffrances et les angoisses du soldat, son désarroi et sa tristesse 2025  ». Irréconciliable conflit entre l’Histoire, généralisante, qui en les ordonnant après coup, en les insérant dans une série causale, veut à tout prix donner un sens aux événements – et la fiction, qui veut montrer, à travers la singularité de destins individuels pris dans cette nasse, combien ce sens reste problématique.

Mais comment dire alors, comment écrire l’Histoire telle qu’elle est vécue par ses protagonistes ? Cette question, peut-être aussi vieille que la littérature, prend une nouvelle dimension au siècle des camps. Et toute l’œuvre de Simon tourne elle aussi autour de cette représentation impossible, ressassant cette interrogation sur le récit historique 2026 , rendant problématiques les éléments de celui-ci : l’événement, son hypothétique agent, les documents qui servent à l’écrire.

Reprenons une dernière fois les catégories de Paul Ricœur 2027 , les trois "moments" qu’il délimite dans le passage du temps au temps humain, donc narratif (puisqu’il n’est de temps humain que raconté) : la préfiguration, faite des éléments constitutifs du récit (« agent, but, moyen, circonstance, secours, hostilité, coopération, conflit, succès, échec, etc. », qui constituent une typologie de l’action au triple niveau « sémantique, symbolique, temporel ») ; la configuration, chargée de médiatiser ces éléments en fonction d’une fin, arrangement syntagmatique des événements, les constituant en récit ; la refiguration qu’effectue dans sa sphère propre le lecteur.

Simon s’attaque aux deux premiers éléments de cette "mise en intrigue", en critiquant le récit historique dans ce qui le constitue, puis dans son organisation syntagmatique : le personnage peut-il encore être, sinon agent, du moins participant de l’événement historique ? Et l’événement lui-même, qu’en reste-t-il ?

Commençons par la place du personnage. A l’encontre de la morale de l’engagement sartrien, Simon professe un scepticisme radical sur la possibilité d’infléchir le cours des événements historiques. Le narrateur d’Histoire (traité de « boy-scout » par son oncle Charles) a des intentions morales, mais n’accomplit rien, à l’image de l’auteur lui-même, seulement « voyeur » durant la guerre d’Espagne ou les combats de mai 1940, selon ses propres dires 2028 . Le personnage d’O., dans Les Géorgiques, doute de plus en plus du sens de l’action : « en tout cas, si action il y avait, elle apparaissait sous une forme, bruyante certes et tapageuse, de non-action ». L’interrogation s’étend jusqu’à l’idée même d’histoire, d’événement historique : « Si endurer l’Histoire (pas s’y résigner : l’endurer), c’est la faire, alors la terne existence d’une vieille dame, c’est l’Histoire elle-même, c’est la matière même de l’Histoire 2029  ».

Ainsi, l’action perd son sens en même temps que l’Histoire perd le sien. Et ceci est particulièrement marqué dans le roman concentrationnaire 2030 . Jean Cayrol, déporté à Mauthausen en 1942, explique ainsi le romanesque "lazaréen", qu’il appelle de ses vœux comme seul capable de rendre compte de l’expérience, de bout en bout négative, des camps : « Le romanesque lazaréen donnera cette pénible impression, à couper le souffle, que tous les incidents, les faits dramatiques ou autres, ne plongent pas dans la réalité de la vie, passent comme une risée, un coup de vent, en ne laissant que des traces fugitives, mal comprises, difficiles à retenir 2031  ». Dans ce monde du roman lazaréen, les événements sont « filtrés 2032  », un tel roman montrera comment le camp est un désapprentissage, où l’inaction, au sens fort, fait qu’on n’y « retiendra jamais rien d’utile ni de nécessaire », aucune leçon pour l’avenir 2033 . Présent invivable, l’événement des camps rend tout aussi vaine la quête d’un sens possible du futur.

Là encore, la lecture de Simon va permettre d’éclairer certains procédés de traduction de cette absence de sens. L’auteur d’Histoire commence par s’attaquer au côté narratif de l’événement (un fait ne devient événement que choisi et raconté comme tel, ce qui, normalement, donne une cohérence à la vision du monde). Il montre que ce qui s’est effectivement produit dans le passé est « indépendant de nos constructions et reconstructions 2034  ». Toute son œuvre refuse l’intégration de l’événement dans une syntaxe narrative, remettant en cause la possibilité même d’une causalité événementielle. On ne saurait y trouver une mise en intrigue à la façon de Ricœur (transformation et intégration des événements en une histoire), un pluriel événementiel comme totalité structurée par une fin (à la fois but et terme) qui lui donne son sens (à la fois signification et orientation).

Ce sens constamment se dérobe. Difficile par exemple, avant d’avoir entièrement lu Les Géorgiques, d’en comprendre les premières pages et leur minutieuse description d’une gravure : « Il est évident que la lecture d’un tel dessin n’est possible qu’en fonction d’un code d’écriture admis d’avance par chacune des parties, le dessinateur et le spectateur 2035  » – mais ce code, en définitive, ne sera jamais explicité.

Ce sens est constamment suspendu – par exemple par cet autre procédé typique de l’écriture de Simon, la cataphore 2036 , dont l’incipit d’Histoire fournit un bon exemple : « l’une d’elles touchait presque la maison… », ce « l’une d’elles » s’avérant finalement être une branche, cette même branche qu’on va retrouver à la fin de L’Acacia

Le dévoilement advient-il, finalement ? Rien n’est moins sûr, car Simon récuse aussi toute téléologie. Didier Alexandre écrit qu’il « refuse de faire de la fiction un autre mode de tricherie susceptible d’apporter une consolation symbolique au lecteur : il n’y a pas de fin 2037  ». Ainsi la mise en intrigue, acheminement d’une situation vers une fin permettant la totalisation, est constamment problématisée.

D’abord parce qu’est explicitement rejetée toute forme de finalisation, fût-elle théologico-religieuse ou politique 2038 . Le monde de Simon est lui aussi sans destin. Ensuite à cause de la multiplicité des locuteurs (si frappante dans La bataille de Pharsale et dans Histoire, où il est bien difficile, la plupart du temps, de dire "qui parle"), qui a des conséquences sur la vision de l’espace (toute perspective est perdue, du fait de l’éclatement des points de vue sur un même objet) comme sur celle de ce « temps magma 2039  » à la chronologie presque informe. Cette fois Simon n’est pas très loin de Chalamov ou de Borowski.

La fin n’a pas de sens, elle est sans raison. Pourquoi, dans L’acacia, la femme interrompt sa quête de la tombe de son mari ? Seulement par lassitude : « Et à la fin elle trouva. Ou plutôt elle trouva une fin – ou du moins quelque chose qu’elle pouvait considérer (ou que son épuisement, le degré de fatigue qu’elle avait atteint, lui commandait de considérer) comme pouvant mettre fin à ce qui lui faisait courir depuis dix jours les chemins défoncés 2040  ». Et pourquoi la « force déchaînée » du Vent s’arrête-t-elle ? Parce qu’elle est «sans but, condamnée à s’épuiser sans fin, sans espoir de fin 2041  ».

Simon traduit ainsi sa vision de l’Histoire : dans ses romans on reste « "immobile à grands pas" : contrairement au roman traditionnel toujours en forme de fable, pas de dénouement […]. A la fin, il peut arriver que l’on se retrouve au point de départ. On ne "progresse" pas 2042  ». C’est exactement de la même manière que Kertesz parle de « l’avancée », pas à pas, dans ses romans : « pour un convoi[…] il faut compter à peu près trois mille personnes.[…] Il faut attendre une quinzaine de minutes pour arriver à l’endroit où tout se décide : tout de suite le gaz, ou encore une chance. Entre-temps, la file bouge sans cesse, avance, et tout le monde avance pas à pas 2043  ». On est presque à la fin d’Être sans destin – et c’en est aussi, bien sûr, le début : l’arrivée à Auschwitz, ce lieu où le temps s’arrête, se répète, où « on ne "progresse" pas », puisque cette situation de sélection se reproduit à chaque instant. Chez Kertesz, il y a bien une avancée au sens chronologique, mais cette marche « pas à pas » est en réalité un surplace, pareil au piétinement des prisonniers transis durant des heures sur l’Appelplatz.

C’en est bien fini de l’écriture épique, où le héros marche vers sa gloire. Dans les guerres selon Simon, dans les camps, il n’y a plus que des martyrs, dit Chalamov 2044 . Seule alors une écriture « détachée des modèles empiriques et culturels » est à même de « restituer le caractère brut 2045  » de telles expériences.

Ce qui n’empêche pas la diversité des formes narratives. Le recours de Kertesz à une fiction "linéaire" a précisément pour but de montrer que rien n’est au pouvoir du concentrationnaire, pris dans un engrenage sans fin, ou dont la mort, cette absence de fin, est la fin ultime. D’autres ont privilégié une construction éclatée, qui dans sa forme même exprime ce que Cayrol appelle « l’émiettement du concentrationnariat ». Le récit devient discontinu, faits d’épisodes juxtaposés, apparemment sans ordre 2046 .

Mais quelle que soit la forme choisie, « il n’y a pas d’histoire dans un romanesque lazaréen, [ni] de ressort, [ni] d’intrigue », dit encore Cayrol 2047 , parce qu’ici l’Histoire, avec une majuscule, n’a plus cours. Et Simon trouve là encore les images aptes à exprimer cet "état" de l’homme soumis à la catastrophe. Ses romans, qu’en ce sens on peut qualifier de "lazaréens" eux aussi, disent cette fragmentation de la vision du monde, analogue à la diffraction de la lumière par le feuillage : « et alors, comme au moment où la balle l’avait frappé, le choc, la secousse, l’explosion, tâtant instinctivement de sa main valide la blessure mal refermée, disant : "Fusill…fus…", puis jouant de nouveau des coudes, puis dehors, courant sous les pimpantes pastilles de soleil » (Géorgiques). Ces pastilles deviennent le cœur de la vision : « le chat détalant (ou plutôt disparaissant, comme volatilisé, absorbé par l’air,[…], l’instant d’avant encore tapi, ramassé sur la crête du mur,[…], immobile au point de paraître irréel parmi les zébrures et les mouchetures du soleil,[…], et l’instant d’après plus rien à la place que les pastilles de soleil jouant à travers les feuillages » (L’Herbe). Image identique encore dans L’Acacia : « les pastilles de soleil déchiquetées par les feuillages glissant sur les blindages, changeant brusquement de niveau, s’étirant ou se contractant aux cassures des plans, escaladant les tourelles, redescendant comme si chacun des trois engins rampait sous un immatériel tapis moucheté, un immatériel filet de camouflage 2048 ».

Le même type d’images se retrouve chez les écrivains des camps. Dans les Récits de Chalamov, des flocons de neige tournoyant dans la lumière des projecteurs expriment ainsi l’éparpillement de la réalité et, dans le même mouvement, l’insoutenable poids de l’instant : « Dans les jets de lumière triangulaires des "jupiters" qui éclairaient les chantiers la nuit, la neige tourbillonnait comme de la poussière dans un rayon de soleil – comme la poussière dans le rayon de soleil du hangar de mon père. Mais dans mon enfance tout était petit, chaleureux et vivant, alors qu’ici c’était énorme, froid et menaçant 2049  ». L’instant vécu porte la charge d’une réalité invivable, comme si en chaque flocon se cristallisait l’insupportable quotidien : « nous sommes encore quelques milliers d’hommes et de femmes, à l’ouest, quelques centaines de milliers, à l’est[…] à ne pas pouvoir nous souvenir de la neige tourbillonnant dans la lumière des projecteurs sans avoir une sorte de coup de sang, de coup de cœur et de mémoire », écrit Semprun 2050 .

Telle est la "vie" du concentrationnaire, tel aussi le récit qui en est fait : « découpages dans le réel 2051  », flocons d’anecdotes, poussières d’épisodes. Il ne s’agit pas là d’une incapacité des écrivains à donner une vision cohérente du « monde de pierre » qu’ils décrivent, mais bien d’un caractère consubstantiel à ce monde, seulement fait d’instants où se concentrent la quintessence de l’expérience.

Une autre image de Simon, celle de la vitre, dit encore cette impossibilité de donner une forme organisée à la perception d’un tel « chaos d’horreur » : « comme si cette pellicule visqueuse et tiède qu’il avait essayé d’enlever de son visage en l’aspergeant d’eau froide s’était aussitôt reformée, plus imperméable encore, le séparant du monde extérieur, de l’épaisseur d’un verre de vitre à peu près estima-t-il, si tant est que l’on puisse estimer la fatigue, la crasse et le manque de sommeil par référence à une vitre 2052 ». C’est cette fois chez Boris Pahor qu’on retrouve l’image : « Maintenant, j’ai à nouveau des enfants devant moi, à travers la vitre couverte de rosée, ils paraissent multipliés et auréolés par l’arc-en-ciel.[…] Je ne sais pas comment rassembler les représentants des sombres baraques là-haut [et] ces jeunes êtres qui sont les rejetons de l’humanité immortelle. Je ne sais pas comment je dois leur présenter les os avilis et les cendres humiliées 2053  ». Est ainsi transcrite la sensation d’irréalité si souvent éprouvée par les rescapés 2054 : la vitre est cet écran embué qui sépare, sans reste, ceux de "là-bas" et les autres : comment donner à ceux-ci une idée de ce que fut ce « monde à part 2055  », irrémédiablement séparé ?

Notes
2012.

Voir Récits de la Kolyma, trad. du russe par L. Jurgenson, Lagrasse, Verdier, 2003, pp. 101-108. Ce récit a été écrit en 1958.

2013.

Dans Tout ou rien, Op. Cit., pp. 32-36.

2014.

Ibid., p. 23.

2015.

C. Delbo, Spectres, Mes compagnons, Op. Cit., p. 40.

2016.

Tout ou rien, Op. Cit., pp. 27, 23, 25.

2017.

« Le vingtième siècle est une machine à exterminer permanente », Op. Cit., pp. 89-90. Voir également les réflexions du jeune narrateur d’Être sans destin[1975], à l’écoute de deux vieux déportés : « leur récit m’a donné les contours brumeux, l’impression d’événements désordonnés, embrouillés et émiettés[…]. Et puis j’ai constaté aussi l’erreur habituelle : c’était comme si ces événements qui s’estompaient déjà[…]avaient eu lieu non en suivant le cours normal des minutes, des heures, des semaines et des mois, mais pour ainsi dire tous à la fois, dans une sorte de tourbillon, de vertige unique » (trad. du hongrois par N. et C. Zaremba, Actes Sud, 1998, pp. 351-352).

2018.

« Je dois choisir, mais je choisis toujours quelqu’un que moi-même je ne suis pas. J’ai donc essayé d’écrire une histoire négative du développement, montrant non comment on devient ce qu’on est, mais comment on devient ce qu’on n’est pas. Et dans ce projet, la question n’a pas été pour moi celle d’un destin individuel, mais celle de l’absence de destin comme condition de masse » (Ibid., pp. 89-90).

2019.

L’explication, factuelle, de la différence des expériences concentrationnaires nazie et soviétique ne pèse guère. Chalamov comme Kertesz disent d’ailleurs tous deux la similarité des situations vécues.

2020.

Là encore, Faulkner peut servir de modèle de cette conception du temps dont la charge pèse sur les personnages, qui sont, pour les siens aussi, d’une certaine façon « sans destin ».

2021.

« Une vision de l’Histoire – en aucun cas une théorie », selon François CHÂTELET (« Une Vision de l’Histoire », in La Terre et la Guerre dans l’œuvre de Claude Simon, revue Critique, n° 414, novembre 1981, p. 1219).

2022.

Voir la boutade de Gary : « J’ai toujours pensé que si on parle toujours d’Auschwitz, c’est uniquement parce que ça n’a pas encore été effacé par une belle œuvre littéraire » (La danse de Gengis Kohn, Op. Cit., p. 146).

2023.

Dans son cas, les deux guerres mondiales, la guerre d’Espagne, celles de la Révolution et de l’Empire.

2024.

Voici ce que dit Gracq de son roman : «Quand vous dites qu’il ne se passe rien dans Un Balcon en Forêt, c’est vrai. Rien ou presque rien, sauf à la fin où tout de même la guerre se déclenche, mais pour moi il se passe quelque chose qui est très important, quelque chose qui fait surface : l’écoulement du temps et des saisons.[…] L’écoulement, le passage d’une saison à l’autre qui est presque tout ce qui se passe dans le livre, ce sont pour moi des événements importants » (« Sur Un Balcon en Forêt », entretien avec G. Ernst, Julien Gracq, Cahier de l’Herne, pp. 219-220, cité par J.-P. Goux, La Fabrique du Continu, Op. Cit., p. 115. Voir L’iris de Suse, de Jean GIONO : « Admettons qu’il ne se passe rien…Qu’est-ce qui se passe alors ? Rien. Rien que le temps » (Gallimard, 1970, pp. 248-249).). Et ce que dit Hanna ARENDT de celui de Faulkner : « Il fallut que trente ans, environ, passent, avant que n’apparaisse une œuvre d’art déployant avec une telle transparence la vérité interne de l’événement qu’il devint possible de dire : Oui, c’est ainsi que cela fut. Et dans ce roman, La Fable [Parabole en français], de William Faulkner, bien peu se trouve décrit, encore moins expliqué, et rien du tout "maîtrisé" », Hanna ARENDT, Vies politiques, trad. de l’anglais par E. Adda, Gallimard, 1974, p. 30).

2025.

Vie et destin[1952-1959], trad. du russe par A. Berelowitch, Julliard/L’Âge d’Homme, 1984, p. 566.

2026.

Voir L. Dällenbach : « Au départ, il y a cette question posée à Simon – que l’œuvre de Simon se pose à elle-même : une littérature d’après-guerre […] est-elle possible ? Et si oui, à quelle condition ? » (Claude Simon, Op. Cit., p. 11) ou Peter JANSSENS : « A l’issue d’une expérience aussi radicale se sont imposées deux questions : Comment reprendre après cela ? Comment témoigner après cela ? » (Claude Simon, Faire l’Histoire, Villeneuve d’Asq, Ed. du Septentrion, 1998, p. 9).

2027.

Voir Temps et Récit I, Op. Cit., pp. 108-162.

2028.

Voir « L’Inlassable RéE/Ancrage du Vécu, Entretiens avec M. Calle », in Claude Simon, Chemins de la Mémoire, sous la dir. de M. Calle, Sainte Foy (Québec) et Grenoble, Le Griffon d’Argile/ P.U.G., 1993, pp. 7-8.

2029.

Les Géorgiques[1981], Minuit, 1992, p. 304. L’Herbe[1958], Minuit, coll. « Double », 1994, pp. 27-28.

2030.

Je n’ai guère distingué jusqu’ici romans des camps de concentration (Rousset, Semprun) et romans des camps d’extermination (Kertesz, Borowski). Dans les premiers, on voit une résistance s’organiser, des actions capables, même à un faible degré, d’infléchir le cours des événements. Dans les seconds, les "actions" se résument à ce qui est fait pour survivre à l’instant présent. Mais mon objet n’est pas ici d’étudier de façon approfondie ces différences, que je sais cardinales.

2031.

Pour un romanesque lazaréen, Cahiers du Rhône, Neuchâtel, La Baconnière, Seuil, 1950, p. 97.

2032.

« Il est probable qu’au premier contact avec la réalité du camp, ma structure morale s’est comme engouffrée dans un brouillard immobile qui a, au fur et à mesure, filtré les événements et soustrait l’efficacité à sa force manifeste » (Boris PAHOR, Pèlerin parmi les ombres[1988], trad. A. Lück-Gaye, La Table Ronde, 1996, p. 183). Cet écrivain et résistant slovène a été interné dans plusieurs camps. Pèlerin… décrit le voyage, quarante ans après, d’un ancien déporté, mêlé aux touristes qui visitent le camp du Struthof, en Alsace.

2033.

« Le camp est définitivement une école négative de la vie. Personne n’en retiendra jamais rien d’utile ni de nécessaire. Chaque instant de la vie des camps est un instant empoisonné » (Récits de Kolyma, Op. Cit., p. 223).

2034.

Didier ALEXANDRE, « Une H/histoire sans fin ? », in A partir de « La Route des Flandres », Op. Cit., pp. 95-122 (p. 105).

2035.

Les Géorgiques, Op. Cit., p. 13.

2036.

Procédé souligné par Dällenbach. La cataphore est cette figure désignant « un fragment d’énoncé qui implique l’énoncé subséquent, d’où l’obligation de descendre le cours du texte pour trouver la détermination attendue » (Claude Simon, Op. cit., p. 37).

2037.

« Une H/histoire sans fin ? », Op. Cit., p. 113.

2038.

Exemple pour la première : le renversement du texte de l’Apocalypse dans La Route des Flandres ; pour la seconde : les multiples passages d’Histoire qui tournent en dérision l’attente du "Grand Soir".

2039.

Voir Alexandre, « Une H/histoire sans fin ? », Op. Cit., pp. 108-110.

2040.

L’acacia, Op. Cit., pp. 24-25.

2041.

C’est justement l’ultime page du roman. Les pages finales de Simon sont remarquables par leur négation de tout terme, leur infinitude : le « moi ? » d’Histoire ; la fin de L’acacia qui est aussi le début d’Histoire ; « le monde[…] s’écroulant comme une bâtisse abandonnée, livrée à l’incohérent et destructeur travail du temps » de La Route des Flandres ; le « monotone ressassement […] à la fin, s’exhalant, s’étirant, interminable, désolée, morne, une plainte » des Géorgiques…

2042.

« Entretiens avec M. Calle », Op. Cit., pp. 15-16. C’est ainsi qu’on pourrait interpréter le fameux participe présent de Simon, marque du duratif, façon de nier ce qui fait de la langue le lieu d’actions-événements. Selon Jacques BRES, « le participe présent inscrit le temps impliqué par le procès comme incessante conversion de l’accomplissement en accompli et seulement cela : courant à quatre pattes ne montre ni le début ni la fin de l’acte de courir mais le saisit quelque part entre ces deux bornes comme se réalisant continuellement, c’est-à-dire opérant la conversion du temps arrivant en temps arrivé sur une ligne du temps immobile » (« La route des Flandres, une machine à démonter l’ascendance du temps narratif », in A partir de «La route des Flandres », Op. Cit., p. 23).

2043.

Être sans destin, Op. Cit., p. 354.

2044.

Récits de Kolyma, Op. Cit., p. 559. Georges PEREC parle de la même façon du « refus du gigantesque et de l’apocalyptique » chez Robert Antelme (« Robert Antelme ou la vérité de la littérature »[1963], in Robert Antelme. Textes inédits. Sur « l’espèce humaine ». Essais et témoignages, Gallimard, 2000, pp. 173-190. P. 178).

2045.

S. Bikialo, Op. Cit., p. 147.

2046.

Soulignons néanmoins que Chalamov insiste sur le soin apporté à l’organisation de ses Récits, sur « l’attention minutieuse apportée à la composition où rien n’est laissé au hasard » (Tout ou rien, Op. Cit., p. 38), composition dont le but est « la plus vive impression » sur les lecteurs.

2047.

J. Cayrol, Pour un romanesque lazaréen, Op. Cit., pp. 76, 93. 

2048.

Les Géorgiques, p. 275 ; L’herbe, pp. 165-166 ; L’acacia, p. 93. Ailleurs c’est la mer qui opère cette sorte de fragmentation intégrative : « Il y avait je ne sais quoi dans l’air l’heure le soleil se déchirait dans l’eau s’éparpillait en croissants de bronze liquide serpentins se tortillant se fragmentant et se reconstituant parcelles de métal clair sur l’eau sombre » (Histoire, pp. 314-315). L’importance de ce motif est soulignée par son retour, mot pour mot, et dans la page d’ouverture d’Histoire (reprise à la p. 394), et dans la page finale de L’acacia

2049.

Récits de Kolyma, Op. Cit., p. 546.

2050.

Jorge SEMPRUN, Quel beau dimanche[1980], Grasset, Cahiers Rouges, 2003, p. 154.

2051.

L’expression est d’André COMTE-SPONVILLE dans sa préface au Monde de pierre (p. 13).

2052.

L’acacia, p. 283. Montès, dans Le vent, est un personnage particulièrement "décalé" de la réalité, celle-ci «continuant à lui parvenir de très loin, comme à travers cette fragile et dure plaque de verre où l’image du monde fragile et dur venait se projeter » (Op. Cit , p. 158).

2053.

Pèlerins parmi les ombres, Op. Cit., pp. 252-253.

2054.

2 Semprun reprend à plusieurs reprises ce thème : « Avais-je rêvé ma vie à Buchenwald ? Ou bien, tout au contraire, ma vie n’était-elle qu’un rêve, depuis mon retour de Buchenwald ? » (Quel beau dimanche, Op. Cit., p. 67).

2055.

C’est le titre du récit de Gustav HERLING[1950] (trad. de l’anglais par W. Dermond, Denoël, 1985), qui lui aussi reprend l’image de la vitre, qui chez lui sépare l’affamé de la cuisine du camp de Yertsevo, près d’Arkhangelsk, « comme si ses traits anguleux, émaciés, voulaient en vain percer la barrière de verre » (p. 72).